Problèmes économiques d’après guerre/01

Problèmes économiques d’après guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 57-90).
02  ►
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES
D’APRÈS GUERRE

I
L’ORGANISATION INDUSTRIELLE

Pendant la période d’attente que prolonge trop la durée de la guerre, il arrive à chacun de tourner sa pensée vers l’après-guerre et vers le monde renouvelé qui sera celui de demain : monde chargé de brume, inquiétant, auquel tous les organismes, individuels ou collectifs, auront besoin de s’adapter par un effort douloureux pour continuer à vivre. Ayant le temps de nous y préparer, il est évident que nous devons le faire, avec un esprit d’observation et une imagination très en éveil, pour ne pas être surpris par la forme inattendue de la paix, comme nous l’avons été trop de fois par la forme des combats. Imitons, sur ce point, la prévoyance minutieuse de nos ennemis qui avaient combiné dans le monde entier leur mobilisation économique et financière aussi bien que politique et militaire jusqu’au moindre détail et qui, aujourd’hui, nous en avons la preuve, organisent avec la même attention l’après-guerre. Sous des noms un peu divers, on retrouve, en Allemagne et en Autriche-Hongrie, on observe également chez nos amis anglais l’application d’une idée aussi simple et aussi naturelle. C’est le « Commissariat pour la période de transition » allemand avec ses vingt sous-commissions ; c’est « l’Office impérial autrichien pour la période de transition économique ; » c’est le « Ministère de réorganisation anglais. » Partout on s’est rendu compte, depuis longtemps, que, suivant la parole d’un ministre anglais, « le pays qui pourra commencer à produire le premier prendra sur les autres un avantage énorme. » Partout on comprend que ce premier problème résolu, il s’en imposera, pendant bien des années, toute une série d’autres. Chez nous aussi, je n’ai pas besoin de le dire, on est à l’œuvre, et l’on prépare un plan de réorganisation économique, qui doit servir de base à nos négociateurs lorsqu’ils discuteront le futur traité de paix. La notion est si logiquement inspirée par les circonstances, elle a déjà donné lieu à tant de controverses, d’études, de rapports, d’articles, de livres, de vœux, de résolutions, que l’énoncer une fois de plus pourra sembler la redite vaine d’une banalité. Il ne s’agit pas, en effet, dans la série d’articles que nous nous proposons de publier ici, d’instruire les spécialistes, ni même les hommes d’Etat qui possèdent déjà tous les éléments de discussion, entre lesquels il leur reste seulement à faire un choix judicieux. Mais une mise au point impartiale pourra néanmoins sembler de quelque utilité. L’état de guerre a mis en lumière et révélé au public un certain nombre de problèmes, qui préexistaient et que les économistes connaissaient de longue date, mais dont eux-mêmes parfois ne soupçonnaient pas toutes les répercussions. A l’état de santé, un organe fonctionne et accomplit son office à notre insu. Le jour où il commence à pâlir, nous nous apercevons à la fois de son existence et de sa nécessité.

Le sujet très vaste, presque trop vaste, que nous nous proposons de traiter, comporte une série d’applications particulières qui seront envisagées plus tard et quelques principes généraux, auxquels nous voulons nous restreindre aujourd’hui. Nous allons développer cette idée que notre industrie doit être remise en marche suivant un programme de rigoureuse économie scientifique, associée à l’esprit d’initiative. Nous trouverons là incidemment une occasion de faire un peu mieux connaître le rôle national du technicien industriel, de montrer ce qu’il cherche et comment il travaille, de signaler l’importance que présentent parfois, pour les destinées mêmes du pays, des économies de centimes réalisées par lui judicieusement sur un prix de revient. Nous rappellerons, en effet, à l’occasion, que ces économies permettent de soutenir contre l’étranger une concurrence commerciale, dont les résultats se chiffrent chaque année par centaines de millions, font vivre des ouvriers par dizaines de mille, et trouvent, au jour voulu, leur application immédiate pour la fabrication du matériel de guerre.

A l’exemple de ces techniciens, nous allons nous montrer conservateurs et empiriques dans les problèmes très vastes, où intervient la politique sociale et où nous nous méfierons du « sentiment ; » mais novateurs et au besoin révolutionnaires dans l’agencement et le fonctionnement de l’usine. Peut-être apprendrons-nous à leur école que, pour réussir, il ne faut ni vouloir tout entreprendre, ni forcer les possibilités de la nature, mais localiser ses efforts suivant ses forces et les appliquer avec persévérance là où l’on a acquis la conviction qu’ils pouvaient devenir fructueux.

Nous ne nous placerons pas de parti pris dans l’hypothèse d’une offensive économique succédant à la défensive militaire des Alliés ; nous n’envisagerons cette offensive que comme le meilleur moyen de nous défendre. Mais, quels que soient la forme de la paix et le degré de la pacification, un groupement humain qui voudra prospérer, devra, comme un individu, s’appuyer sur le travail, l’ordre et l’économie, endurcir ses muscles et tendre son esprit vers la lutte. Plus les conditions de la vie seront ardues et les ressources de tous genres appauvries, plus il faut, dans nos prévisions, tenir compte de l’âpreté avec laquelle on se les disputera. Suivant toutes vraisemblances, rien ne ressemblera tant à une guerre que la prochaine concurrence économique d’après-guerre.

Aussi sommes-nous conduits à agir comme un chef militaire qui ne sait pas où et avec quelles forces l’adversaire l’attaquera, mais, qui se renseigne par tous les moyens possibles et qui tient compte des diverses hypothèses suivant l’ordre de leur vraisemblance. La fin de la guerre et les conditions de la paix présentent encore d’énormes incertitudes, dont nous avons eu la preuve autours de cette dernière année par des imprévus tels que l’entrée en jeu des États-Unis et la trahison de la Russie. Mais ce n’est pas un motif pour nous abstenir de raisonner jusqu’à l’instant où toutes les équations du problème auront été déterminées. Il serait alors trop tard. Tout commerçant, tout industriel, si prudents soient-ils, doivent se risquer par moments à des prévisions presque spéculatives ; sans quoi, ils se trouveraient démunis de matières premières ou de main-d’œuvre et ils auraient écoulé leur stock de marchandises à bas prix la veille d’une hausse ; ils regorgeraient de produits coûteusement achetés ou fabriqués au moment d’une baisse. La France, dont la prospérité, dont la vie même va dépendre de l’essor que pourront prendre ses industries et son agriculture, se trouve dans la même nécessité de spéculer sur un avenir incertain ; nous allons le faire pour elle, en admettant comme un point de départ ce que les mathématiciens appellent des postulats, auxquels des esprits rigoureux reprocheront justement leur caractère hypothétique.

Le premier de ces postulats nécessaires est que les Alliés poursuivront la lutte jusqu’à la victoire et seront en mesure d’imposer les conditions qu’ils ont maintes fois énoncées : conditions qui comportent la liberté absolue pour les peuples alliés de choisir leur nationalité, leur gouvernement, leurs associations et leurs relations économiques. Cela signifie clairement que nous ne serons pas ligotés, comme nous l’avons été trop longtemps, par des conventions opposées à tous nos intérêts et que nous ne nous ligoterons pas nous-mêmes par des considérations sentimentales, de manière à nous mettre dans l’impossibilité de repousser une invasion commerciale ou militaire. Le danger du dehors, tout le monde le voit, il est inutile de le souligner. Celui du dedans, moins apparent, est peut-être plus grave encore par la séduction qu’exercent des formules retentissantes dont, à force de les répéter ou de les entendre proclamer à l’Ouest comme à l’Est, nous pourrions finir par être les dupes. J’entends là des mots comme la liberté des mers, l’interdiction de tout boycottage économique, de tout traité de commerce imposé par la force des armes, de tout accord douanier séparé gênant la liberté du commerce des pays tiers, etc. L’empressement avec lequel les Allemands s’emparent de semblables expressions, quand ils les rencontrent dans notre camp, montre assez l’erreur commise en les énonçant.

Mon second postulat sera le suivant. Nous regarderons comme indiscutable l’intérêt majeur, vital, qu’offre pour la France le développement de son industrie et de ses exportations. Nous ne nous demanderons pas, comme on le fait dans certains milieux, si cela ne pourrait pas aboutir à faire tuer nos enfants pour des marchands de fer, des filateurs et des financiers. Nous considérerons que tout le pays constitue un être indivisible, dans lequel les fonctions nourricières appartiennent aux organes maintenus en communication avec le dehors ; la biologie nous apprend, en effet, qu’un corps vivant quelconque dépense sa propre substance, et élabore des toxines, par lesquelles il est rapidement empoisonné, si on le maintient isolé et confiné.

Après ces deux postulats, faut-il en répéter un troisième que j’ai été conduit à énoncer dès les premières lignes : c’est que l’après-guerre demeurera, pendant un temps plus ou moins long, une prolongation de la guerre ? On ne transporte pas brusquement un convalescent, un opéré dans la vie active, un scaphandrier dans l’air libre. Nous serons anémiés, lassés ; nous aurons perdu notre équilibre musculaire, ici par atrophie, là par surabondance. La démobilisation morale sera longue. Et, par le fait même que la guerre se continuera pour nous sous une autre forme, nous serons contraints à endurer d’abord un appui artificiel dont nous demanderons à nous libérer le plus vite possible. La mainmise de l’Etat, avec ses réglementations, ses restrictions, ses combinaisons factices et momentanées, ne pourra, malgré tous ses défauts et ses périls, manquer de s’imposer quelque temps à nos initiatives intérieures, de même que le régime des relations extérieures sera nécessairement soumis pendant de longs mois à une surveillance, à une contrainte rappelant l’état de blocus.

Regardons cet avenir en face, sans aveuglement comme sans défaillance. Les conditions de la vie future dépendront beaucoup de la patience que nos alliés et nous aurons apportée à la continuation de la lutte. Si nous tenons encore les mois nécessaires pour que l’assistance de l’Amérique devienne décisive, tout se simplifiera et nous pourrons organiser le régime rêvé de droit et de liberté, en paralysant ceux qui prétendaient lui substituer leur arbitraire et en leur imposant comme châtiment toutes les conditions de restitutions, de réparations, d’indemnités, de tarifs douaniers que nous jugerons utiles. Peut-être pourrons-nous alors parer à l’immense péril que constituent, pour les temps futurs, l’écroulement de l’Homme de neige et le rétablissement de l’ordre en Russie par les Allemands. Mais, si le malheur voulait que nous nous lassions trop tôt et avant de pouvoir dicter des stipulations économiques d’une rigueur implacable, l’état futur de l’Europe serait alors celui sur lequel nos ennemis ont compté depuis le premier jour : une Allemagne toute-puissante avec des usines intactes, ou plutôt énormément accrues par des installations de guerre susceptibles d’être transformées rapidement en installations de paix ; avec une flotte marchande reconstituée par leur travail intensif et protégée par le blocus même ; avec des finances moins malades que beaucoup d’autres, puisque le pays a vécu sur lui-même et sur le pillage méthodique des régions envahies ; avec une organisation de fer, dont l’événement aurait alors montré la puissance incoercible, la force de résistance contre l’hostilité du monde entier. S’il devait en être ainsi, nous aurions beau obtenir d’autres satisfactions : nous serions, en fait, des vaincus. Cette défaite apparaîtrait d’abord dans la concurrence commerciale qui nous livrerait pieds et poings liés à nos adversaires ; et elle ne tarderait, pas à éclater sur le terrain militaire…

Ecartons une telle crainte. Le monde n’en sera pas moins divisé en nations, dont les unes auront plus souffert et seront plus accablées de charges que les autres. La lutte commerciale entre elles, pour prendre des formes plus courtoises, n’en existera pas moins et n’en sera pas moins difficile pour notre pays qui, entre les grandes nations, se trouve avoir subi la plus lourde charge de la guerre. Nous nous trouverons en face d’immenses destructions ayant porté à la fois sur les choses et sur les hommes. Il y a là tout une reconstruction à entreprendre, pour laquelle nous voudrions suggérer quelques idées, en laissant de côté les problèmes politiques et sociaux qui pourront se poser à cette occasion, et en nous limitant au champ déjà large de l’économie industrielle.

Les divisions de notre sujet s’imposent à nous tout naturellement. Une industrie a besoin de matières premières, de transports, de main-d’œuvre, de force et de capitaux. Ce sont les points spéciaux qu’examineront nos articles ultérieurs. Mais le tout doit être combiné d’abord suivant des vues d’ensemble, que nous allons indiquer dans ce premier travail.

Nous avons un plan à tracer. Examinons le terrain sur lequel nous sommes appelés à construire et les ressources dont nous disposerons. Nous prenons la succession d’une entreprise obérée. Dressons le bilan de son actif et de son passif.


Et, tout d’abord, le terrain est-il entièrement déblayé de constructions antérieures ; ce qui facilite toujours la tâche d’un architecte ? Oui, dans certains cas ; non dans d’autres.

Nos pauvres régions envahies et la zone du front pourront être considérées comme un terrain neuf. Il faut compter que tout y sera détruit, soit systématiquement, soit par la fatalité de la guerre… Là nous nous trouverons débarrassés de ces sujétions qui pèsent généralement sur la vieille industrie européenne ; nous pourrons faire de l’américanisme plus scientifique, centraliser l’agriculture, unifier et spécialiser les usines. A l’intérieur du pays, nous conserverons notre industrie ancienne, avec certaines complications et quelques avantages introduits par les improvisations hâtives de la guerre. Nous aurons à chercher l’emploi pacifique d’immenses et coûteuses installations destinées à l’armement, afin que les millions dépensés ne se soient pas évaporés sans résultat durable. Nous rencontrerons beaucoup de matériel fatigué, des richesses naturelles gaspillées ; mais aussi des travaux de ports, de voies ferrées, ou d’usines en partie utilisables.

Ces quelques récupérations de dépenses militaires seront la partie la plus apparente de notre bénéfice. Il est logique d’y adjoindre la force que nos grandes sociétés industrielles tireront des profits accumulés pendant la guerre. Je ne voudrais pas soutenir la doctrine paradoxale que la guerre enrichit le pays en créant des milliards de papier fiduciaire, dont la contre-partie est seulement dans la richesse latente, jusqu’alors inutilisée. Il n’en est pas moins vrai qu’une partie de cette fortune publique a passé de l’état potentiel à l’activité, sauf les pertes qu’entraîne toute transformation semblable. Nos sociétés ont reçu un renfort réel et matériel, qui s’est traduit, tant par leurs installations, leurs recherches utiles, les laboratoires créés dans les usines, les sondages destinés à explorer le sous-sol minier, que par leurs réserves et leurs amortissements. Du matériel a été commandé à l’étranger, qui n’aura pas été entièrement détruit… Il est inutile d’insister sur les annihilements formant la contre-partie lamentable de ces légers bénéfices ; on les connaît assez. Quand nous établissons la balance, nous ne pouvons manquer d’en conclure que nous allons être des pauvres.

Il faut donc nous habituer à penser en pauvres, acquérir des vertus de pauvres, dont les premières, puisque le peuple français est dès à présent travailleur, seront l’ordre et l’économie. Devons-nous entendre, par une telle mentalité d’indigents cette lâche résignation à un sort misérable, qui le subit avec fatalisme et ne tente aucun effort pour s’y soustraire ? En aucune manière.

A défaut de notre tempérament national qui se prêterait mal à cette déchéance consentie, le courant d’air venu à travers l’Atlantique a été trop violent et sera trop durable pour ne pas nous apporter les ardeurs du pauvre entreprenant, vigoureux et jeune, qui se connaît ou s’attribue toutes les possibilités d’un milliardaire. Dans la société moderne, un homme peut, en une seule génération, s’élancer de l’état le plus infime à la fortune la plus éblouissante ; à plus forte raison, une industrie ou un pays. Un péril, contre lequel il faut ici nous prémunir, est seulement de vouloir aller trop vite au début. Les premières étapes d’un enrichissement doivent être lentes et, comme on l’a dit maintes fois, pour devenir (ou redevenir) millionnaire, le plus difficile est de conquérir les premiers écus.

Je crois, à cet égard, prudent de nous tenir en garde contre une illusion très fréquente et que certains écrivains encouragent avec la bonne intention de « soutenir le moral ; » c’est l’hypothèse d’un réveil industriel et commercial, intense, fulgurant, dès le lendemain de la paix. On pense à ce qui s’est passé après 1871 et on amplifie dans la proportion des deux guerres. On dit : « tout sera à reconstituer dans le monde entier : » et l’affirmation est exacte ; mais, précisément pour ce motif, la reconstitution ne pourra se faire instantanément et elle risquerait même d’être compromise si l’on prétendait atteindre partout, dès le premier jour, le maximum d’activité. Cela est facile à comprendre. Bien des industries sont solidaires entre elles et ne peuvent se réanimer que dans un ordre logique. A toutes il faut du charbon et des transports. Mais, en outre, un lissage a besoin d’une filature, qui nécessite une importation de coton : par conséquent, des plantations, des bateaux, des ponts et des voies ferrées. Un atelier de construction mécanique demande une aciérie, qui a besoin du haut fourneau, recourant lui-même à la mine de fer. Il est inutile de se mettre partout à reconstruire des maisons et des ateliers pour, dès le lendemain, manquer de pierre, de chaux, de poutrelles et de charpentes. Une mobilisation rationnelle et méthodique de nos forces et de nos ressources s’impose donc, dès le premier instant, à nous. Si l’on ne veut pas éprouver la surprise de chômages dans les industries destinées logiquement à la plus grande prospérité, il faut éviter de leur donner leur plein rendement, avant qu’elles soient munies des approvisionnements nécessaires. Les industriels le savent bien, et c’est la notion la plus élémentaire de leur métier ; mais comptons néanmoins avec l’impatience naturelle d’hommes qui ont été soumis à un long jeûne et qui peuvent être tentés de travailler dès qu’ils auront réuni des stocks analogues à ceux qui leur suffisaient autrefois, pensant les renouveler comme jadis au fur et à mesure de leur épuisement, alors que, dans le cas présent, le réapprovisionnement pourra, au bout de quelque temps, devenir de plus en plus difficile.

En remontant à la source, on va être évidemment paralysé par la disette de machines motrices et de métiers. Toutes les usines des deux mondes, qui se sont tournées vers la fabrication de guerre, n’ont pas donné, pendant ce temps, leur rendement de paix habituel. Le retour inverse comportera un retard qui empêchera cette grande fièvre d’activité générale que l’on escompte, et qui aura d’ailleurs l’avantage de nous laisser souffler, en nous permettant de parer à d’autres difficultés, telles que la disette de main-d’œuvre et l’engorgement de nos ports ou de nos voies ferrées.

J’ajoute qu’entre le marché intérieur et la vente au dehors, nous allons être amenés souvent à faire un choix. Il faudra nous tourner, partout où ce sera possible, résolument vers l’exportation. C’est le moyen le plus prompt de retrouver des capitaux. Manquant d’hommes, de transports et de matières premières, nous devrons aller jusqu’à servir les autres avant de nous servir nous-mêmes. Car il n’y aura pas un instant à perdre. Une fois faites les réparations indispensables pour pouvoir vivre, appliquons-nous d’abord à produire pour l’étranger. Au dedans, nous nous priverons ; nous en avons pris l’habitude, et ce sera l’occasion d’appliquer le principe d’économie qui va dominer toute la question. Le luxe parisien, nous le laisserons entretenir par les étrangers plus riches qui viendront nous rendre visite ; avant la guerre, ils s’en chargeaient déjà.

Nous verrons sans doute à cette occasion reparaître le vieux sophisme que la prodigalité est utile pour « faire aller le commerce. » Combattons-le ! Un pays ne s’enrichit pas par des dépenses ou des travaux inutiles. On raisonne toujours comme au temps où la fortune d’Harpagon consistait en pièces d’or enfouies dans un coffre au fond de son jardin ; alors on pouvait à la rigueur soutenir l’utilité de remettre en circulation cet or, non pas comme représentant de la richesse, mais comme instrument d’échange. Aujourd’hui, la fortune d’Harpagon comprend presque uniquement des morceaux de papier dessinés et peints, auxquels on donne le nom d’actions ou d’obligations. Que ces papiers soient dans un coffre ou dans un autre, l’or qu’ils représentent n’en accomplit pas moins exactement de même son œuvre utile, en participant à l’activité commerciale et industrielle du pays. Et alors apparaît, dans toute sa clarté, l’autre côté de la question. Un pays n’a qu’une quantité limitée de ressources à dépenser. Si on les emploie à des œuvres de luxe inutiles, elles feront défaut ailleurs ; on ne pourra les obtenir qu’à plus haut prix pour d’autres travaux nécessaires, dont le coût sera par conséquent accru. Le singe de la fable, qui jetait les pièces d’or de son maître dans la rue, ne nuisait pas à la communauté ; mais il aurait accompli une œuvre néfaste si, comme le véritable prodigue, il les avait lancées dans la mer. Donc, tant que le pays devra rester « au régime » et se restreindre, ne nous laissons pas inciter à des dépenses vaines, si profitables qu’elles puissent sembler à certaines corporations.

On trouvera aisément l’application de cette idée pour toute une série de besoins factices que l’humanité avait fini par se créer. De même que nous mangions trop, nous poussions le besoin du mouvement jusqu’à l’agitation fébrile ; nous abusions du chauffage et de l’éclairage. On pourra retrancher momentanément beaucoup de notre superflu, sans que la vie soit, pour cela, interrompue. La guerre aurait même rendu un immense service au pays, quoi qu’en puissent dire les viticulteurs, les marchands de vin, les fumeurs et quelques chimistes, si elle pouvait aboutir à éliminer ou à réduire ces deux inutilités nuisibles que l’on appelle l’alcool non industriel et le tabac. Le budget semblerait d’abord en souffrir un peu ; mais, si agréable qu’il puisse être de voir grossir le produit d’un impôt dont on se dispense dès qu’on le veut bien, on retrouverait vite mieux employé ailleurs l’argent dissipé sous ces deux formes de fumée.

Pour l’usine, c’est encore plus évident. La disette amenée par la guerre a fait apparaître au jour une foule de ressources, sur lesquelles on ne comptait pas, et appris à mieux tirer parti de ce qu’on possédait en s’ingéniant. Le besoin a créé l’organe. Ainsi, dans nos usines appliquées à la guerre, on a pu souvent doubler la production sans construire de nouveaux ateliers. Avec un nombre de bateaux moindre, on a réalisé plus de fret en les faisant circuler davantage. On est arrivé à des prodiges d’ingéniosité dont l’histoire ne pourra être écrite que plus tard. Du haut en bas, nous devons poursuivre, suivant la même méthode : la suppression des mouvements inutiles, des doubles emplois, des fausses manœuvres ; l’utilisation stricte de toutes les forces négligées ou perdues ; la récupération des énergies dépensées en chaleur, en électricité, en mouvement, en bruit, en gravité ; enfin l’utilisation de tous les déchets.

Nous sommes ainsi amenés à envisager le problème sous deux faces : 1° économies à réaliser dans l’ensemble de l’organisation industrielle ; 2°économies à obtenir dans chaque usine en particulier.


I

Si nous commençons par l’organisation d’ensemble, nous nous trouvons en présence d’une première très grosse question générale, celle du groupement, de l’association et de la centralisation, entraînant comme un corollaire la spécialisation dont il sera question plus tard. Tout le monde est d’accord, au moins en théorie, pour prêcher le groupement, d’après le proverbe que l’union fait la force. On ne peut manquer d’être douloureusement frappé par le contraste entre notre dispersion et la forte coordination allemande. L’Allemagne croit à l’organisation et sait qu’il en faut. Nous nous sommes bornés trop longtemps à en parler d’une façon abstraite. Il y a donc, comme on dit vulgairement, « quelque chose à faire. » Mais le premier point serait que l’entente désirée et officiellement provoquée entre industriels ne fût plus de nature à constituer, un peu d’arbitraire aidant, les éléments d’un délit. Certain article 419 du Code pénal, reste vieillot d’un autre temps, devrait être d’abord réformé, pour que l’association la plus correcte cessât d’être assimilable à un accaparement et n’exposât plus ses auteurs à la prison. En particulier, pour les industries d’exportation qui ne demandent aucune protection douanière, le danger d’accaparement est inexistant. On rencontre cependant des défenseurs de l’article 419, et ceux-là proposent au groupement industriel ce que j’appellerai des solutions politiques : solutions dont il faut commencer par parler, puisque nous serons appelés plus ou moins complètement à les subir.

La première, la plus radicale, est aussi la plus simple, et par conséquent, pour un algébriste, la plus « élégante ; » c’est le collectivisme. Il suffit d’assimiler les hommes à des termes de numération, tous identiques à leur place près, également disciplinés, désintéressés, vertueux, « sensibles et bons, » suivant la conception folle de Rousseau. Cela dit, le reste en découle par un enchaînement de théorèmes.

Nous voulons, n’est-il pas vrai ? organiser la Nation comme une immense machine, dans laquelle chaque individu jouera le rôle d’un rouage et accomplira au poste assigné une seule tâche déterminée par un automatisme général. La construction et la mise en marche de la machine appartiendront de droit à l’Etat collectiviste, le seul être qui puisse échapper au reproche de poursuivre un intérêt personnel ou de vouloir accaparer (même quand il absorbe tout pour lui). Si la machine est parfaite, le rôle de l’Etat se bornera d’ailleurs à donner la chiquenaude initiale, comme le dieu des mécaniciens. Après quoi, tous les pistons, les bielles et les engrenages fonctionneront spontanément, jusqu’à ce qu’il se produise une, modification du milieu extérieur, nécessitant une retouche, une remise au point que l’on pourrait elle-même concevoir automatique… Le seul malheur est que les hommes ne se conduisent pas comme la série des nombres entiers, ou comme les angles d’un triangle.

Mais on nous offre alors un collectivisme légèrement édulcoré, aux apparences bénignes : « l’organisation collective de l’industrie sous le contrôle de l’Etat. » N’est-ce pas le moyen de « supprimer la guerre civile industrielle, » en évitant avec une satisfaction toute ministérielle de laisser prospérer « les plus habiles ? » Dans ce système, l’Etat achète toutes les matières premières, vend tous les produits fabriqués, se charge de tous les transports, décide de toutes les questions ouvrières ; sauf ces détails, l’industriel reste libre… suivant la formule de Figaro. La valeur du système dépend donc de celle que l’on attribue à l’Etat commerçant et industriel. Si on est convaincu par l’expérience que l’Etat ne sait ni acheter, ni vendre, ni transporter à bon compte, ni prendre à temps une résolution quelconque, on estimera le système mauvais. Nous le connaissons d’ailleurs, puisqu’il s’est introduit partout à la faveur de la guerre ; ce sont tout simplement les conditions de guerre que l’on demande à prolonger dans la paix ; ou, si on préfère, c’est l’application à la France de la méthode germanique aggravée, sans l’état d’esprit qui peut, en Allemagne, la rendre tolérable. On nous propose de garder ce que nous subissons par l’effet de la guerre : la disette, le renchérissement, l’arrêt de toute exportation, la paralysie de toute industrie ne fournissant pas l’Etat, la multiplication des fonctionnaires, etc. On nous propose, ou plutôt on nous impose ; car il n’y a pas à se dissimuler que l’organisation étatiste, nécessitée par la discipline militaire, satisfait, à la fois, tous les théoriciens du jacobinisme, tous les adorateurs de l’Etat-fétiche, tous ceux qui prennent pour une solution un règlement, tous les amateurs de simplicité sur le papier : qu’elle existe et que, malgré tous nos efforts pour la localiser, elle subsistera.

Comme consolation, on nous dira que les Anglais nous ont devancés dans cette voie et on nous demandera d’admirer la disparition rapide des vieux principes libéraux chez nos alliés. Voyez ce qui se passe pour le coton, pour les graines oléagineuses, ce que l’on est occupé à généraliser pour le jute, les machines-outils, etc. L’Etat achète tout le coton après avis de deux conseillers, l’un commercial, l’autre technique ; il a réquisitionné le fret et amène à un prix de… dans un port. Là la répartition se fait proportionnellement au nombre des broches ; et le filateur doit livrer le fil à un prix de… Les grands principes d’égalité sont satisfaits. L’Etat pèse de toute sa force sur le marché et réglemente les prix à son gré ; plus de concurrence ; c’est l’idéal. De même pour le fret. Le gouvernement anglais a récemment institué trois grands chantiers nationaux de constructions navales destinés exclusivement aux vaisseaux marchands. Pour les desservir, il n’a pas seulement des prisonniers de guerre, il « emprunte » les ouvriers des chantiers privés. De telles méthodes se justifient en guerre, alors que, nécessairement, les besoins de l’armée, les conditions de la défense passent avant tout : quand tout manque à la fois, le charbon, les bateaux, les wagons, le change sur l’étranger ; quand les frontières sont fermées dans tous les sens ; quand chacun est résigné d’avance à tous les sacrifices, à toutes les soumissions pour obtenir la victoire. Dans la première période de reconstitution et de démobilisation, qui ne peut manquer de ressembler beaucoup à la guerre, le procédé est également susceptible de rendre des services ; mais à la condition qu’on nous ramène le plus vite possible à un état normal, comme un homme dont on a enfermé la jambe cassée dans le plâtre et qui aspire à sortir de sa gouttière.

Laissons donc de côté les solutions politiques pour aborder les solutions commerciales ; car il ne faut pas que la crainte de l’Etat envahisseur et du fonctionnarisme microbien nous fasse négliger la nécessité impérieuse de l’association industrielle, mais d’une association librement consentie et fondée sur des intérêts communs.

Cette association, c’est la forme moderne de l’industrie, qui, par les facilités de transport plus grandes, par l’unification des continents, en un mot par tous les développements de la civilisation dont la guerre est la négation, tend à la centralisation spécialisée des productions aux points les plus favorables. La nécessité de fabriquer beaucoup et, par conséquent, d’étendre son rayon de vente, pour vendre à bon marché, amène à la constitution de sociétés anonymes puissantes, qui sont la réalisation pratique du collectivisme. Et ces sociétés ont intérêt à coordonner leurs efforts dans l’intérieur d’un même pays pour devenir plus puissantes encore. Ainsi, on aboutit à former, sans aucune intervention de l’État, sous un nom quelconque, des syndicats dans lesquels, pratiquement, tous les intéressés sont conduits à entrer, mais qui n’en gardent pas moins les avantages de la liberté par le fait seul que, le jour où un adhérent croit y trouver des inconvénients supérieurs aux bénéfices, il reste, à l’expiration de son contrat, libre d’en sortir.

Nous venons d’énoncer là un premier type d’association, sur lequel nous allons insister de préférence : l’ « association dans un plan horizontal, » qui peut avoir lieu, soit entre fabricants juxtaposés d’un même produit, soit, plus rarement, entre fabricants d’une même région ou d’un même pays. Mais il existe aussi « l’association verticale, » dont nous dirons quelques mots en terminant : association destinée à coordonner la série d’efforts successifs allant depuis la matière première jusqu’à l’objet fini et à unir les divers industriels dont le travail se superpose. La première association est plus commerciale, la seconde plus industrielle.

L’association « horizontale » entre fabricants d’un même produit peut elle-même prendre plusieurs formes. En Amérique, ce sera le trust ; en Allemagne, le cartel ; en France, le comptoir de vente. Le trust a de grands défauts, qui lui ont attiré de violentes hostilités. Il groupe, sous un comité de direction unique et omnipotent, la direction de toutes les usines, leur enlève toute individualité et toute initiative, ferme les unes et développe les autres, achète une invention pour éviter qu’elle soit utilisée et nécessite ainsi une réfection du matériel, fait à l’occasion des coups de bourse pour traquer les vendeurs à découvert et réaliser la hausse, confine en résumé, dans la mesure où ce danger peut devenir réel aujourd’hui, à l’accaparement. Le « comptoir » ménage beaucoup plus les intérêts du consommateur et la liberté du fabricant. S’il s’agit de vente, il est un accord conclu entre certains producteurs d’une même marchandise, en vertu duquel chacun d’eux s’engage à ne la vendre que par l’intermédiaire d’un vendeur unique, appelé comptoir ; c’est alors une société anonyme de vendeurs, qui ne limite pas en droit la production des usines, mais qui, en fait, la met en équilibre avec la consommation qu’elle centralise et qu’elle vise à accroître, en attribuant à chacun une part proportionnelle dans ses ventes. Au lieu de vendre, le comptoir peut se charger d’acheter en commun. Au lieu de se borner au marché intérieur, il peut organiser l’exportation, en provoquant la spécialisation de certaines usines, et c’est alors surtout qu’il nous intéresse. On peut même constituer des comptoirs de recherches scientifiques à frais communs, ou au bénéfice du payeur, sous le nom de laboratoires centraux. Des combinaisons multiples se présentent à l’esprit et, dans la plupart des cas, elles semblent avantageuses pour économiser du temps, des forces et de l’argent. C’est ainsi que le comptoir réduit les transports au minimum, en tenant compte des situations topographiques dans la répartition des commandes ; il peut faire des frais de publicité pour lancer un produit nouveau, etc. Le consommateur, d’autre part, n’est pas lésé, puisque le comptoir reste en concurrence avec tous les producteurs étrangers ou nationaux non affiliés et puisqu’il conserve toujours l’intérêt propre à tout fabricant isolé de développer sa clientèle en la satisfaisant. L’acheteur a le double avantage de rencontrer des cours stabilisés et de conclure des marchés à long terme qui lui permettent d’éviter les à-coups de la spéculation ; il traite avec un fournisseur puissant qui lui offre toute garantie de bonne exécution et de livraison en temps voulu. Les principaux inconvénients sont ceux de toute association un peu nombreuse, mais restreints ici par le fait que les adhérents visent des opérations d’un ordre bien déterminé et que les agents d’exécution sont eux-mêmes en nombre très limité. La solution des comptoirs, qui a fait ses preuves en France, parait donc à encourager, surtout pour l’exportation.

Des exemples typiques de comptoirs nous sont fournis par une industrie qui intéresse tout particulièrement l’avenir de la France comme pouvant devenir largement exportatrice, par la métallurgie. C’est le comptoir de Longwy, créé en 1876 pour permettre aux maîtres de forges de l’Est de faire connaître leurs fontes et qui, dès 1897, a groupé à peu près tous les producteurs de Meurthe-et-Moselle. C’est le comptoir des poutrelles qui est le vendeur unique en France et à l’étranger des poutrelles à ailes ordinaires et à larges ailes, ainsi que des fers en U et en T. Ce sont les petits comptoirs des tôles et larges plats, des ressorts de carrosserie. De même il existait déjà avant la guerre un groupement international de l’électro-métallurgie, qui n’a pas été sans susciter quelques objections. On peut encore citer au hasard, comme associations de producteurs, le syndicat des usines électriques de Paris, le syndicat des filateurs de Fourmies, ou, dans un tout autre ordre d’idées, le groupement que viennent de constituer les joailliers, bijoutiers et orfèvres parisiens. Le sens, dans lequel l’intérêt national commande de développer ce système, c’est l’exportation, qui avait été jusqu’ici négligée par nos comptoirs français pour le marché intérieur. Le commerce au dehors est celui où il y a les plus grosses économies à réaliser. Il a été établi, par exemple, que le syndicat de l’acier aux Etats-Unis avait pu, en organisant la vente des produits américains à l’étranger, ramener les frais de 3 p. 100 à 0,8 p. 100 de la valeur des produits vendus. Sur un type analogue, les Anglais constituent un syndicat comprenant les principaux métallurgistes du Royaume-Uni. On connaît encore la méthode allemande qui consiste à créer des filiales, au besoin sous une étiquette neutre ou même avec un masque de la nationalité visée, pour représenter à l’étranger tout un ensemble d’usines.

Je viens de signaler l’industrie du fer comme appelée à prendre une part prépondérante dans notre commerce d’exportation. D’autre part, quoique l’étude faite ici s’applique à l’ensemble de notre industrie intérieure et extérieure, l’exportation nous offre un intérêt prépondérant, parce qu’elle fournit le moyen le plus rapide de reconstituer notre fortune disparue et c’est surtout dans les concurrences amenées par l’exportation qu’une organisation économique, scientifique et soustraite aux théories des politiciens, va devenir indispensable. Il peut être bon d’insister un instant sur ce rôle futur de la sidérurgie pour montrer que, si nous en reparlons souvent dans la suite, ce n’est ni par hasard ni par caprice.

Quand on cherche parmi les produits naturels de la France et de ses colonies ce qui peut fournir « du tonnage » et alimenter un grand commerce d’outre-mer, on ne trouve guère, à la réflexion, en dehors de quelques produits végétaux relativement accessoires, que deux substances minérales : l’une de premier ordre presque, au même degré que la houille, le minerai de fer ; l’autre d’un emploi croissant, actuellement secondaire, mais destinée à se généraliser de plus en plus, le phosphate de chaux fourni par notre prolongement africain. Je rappelle ce que j’ai eu l’occasion de dire ici sur notre richesse en fer. Elle va être énorme : fer de Lorraine ; fer de la Normandie et de l’Anjou ; comme appoint, fer de l’Algérie et peut-être du Maroc. Nous pouvons donc devenir de très gros marchands de fer : à la condition bien entendu de ne pas agir comme ces enfants trop sages qui enferment leurs étrennes dans du papier de soie au fond d’une armoire afin de ne pas les abîmer en s’en servant ; et à la condition aussi de ne pas employer le beau système administratif qui, depuis tant d’années, immobilise les minerais de l’Ouenza comme les charbons de Lorraine. Toute la question est de savoir dans quelle mesure nous aurons intérêt à vendre des minerais ou des produits de plus en plus finis.

Si nous avions assez de charbon, il est évident que, plus on incorpore de main-d’œuvre dans une matière première avant de.la vendre, mieux on en tire parti. Pour le fer, il y a un premier échelon difficile à franchir, c’est la transformation en fonte ; plus on pousse loin ensuite, plus le rôle du charbon se restreint par rapport à celui de la main-d’œuvre. Il semble donc que nous devions nous disposer à employer une très forte partie du charbon que nous pourrons extraire ou acheter au dehors pour développer notre industrie sidérurgique, quitte à faire peu de bénéfices sur l’élaboration première, afin de pouvoir gagner sur les transformations qui doivent aboutir à créer chez nous une industrie de construction mécanique à peu près inexistante. Nous y trouverons d’autant plus d’avantage que nous sommes gros consommateurs de telles machines et qu’il était un peu humiliant pour notre amour-propre national de voir, dans nos usines, des machines originaires d’Angleterre, de Belgique, d’Allemagne, ou quelquefois de Suisse.

La lutte sur le marché du fer est particulièrement difficile, parce qu’il s’agit de la matière industrielle par excellence, produite abondamment dans les pays concurrents et fortement influencée par la dépense de houille. Pour faire de la fonte, on dépense en moyenne 700 kilogrammes de charbon converti en coke par tonne de minerai lorrain ; pour transformer la fonte en acier, 300 à 400 kilogrammes par tonne d’acier Martin, etc. Sur ce marché où on lutte à coups de centimes, nous trouverons assez facilement à vendre des minerais, plus difficilement à vendre de la fonte ou de l’acier ; avec plus de peine encore, des rails, poutrelles, grosses tôles, etc. Là, tout particulièrement, la nécessité d’une entente entre les producteurs s’impose pour spécialiser les fabrications et grouper les ventes. Mais, sur une échelle moindre, nous pourrions appliquer des conclusions analogues à toute autre industrie exportatrice.

Maintenant, faut-il adopter, pour toutes les industries, le principe de l’association et en pousser les conséquences jusqu’à leurs extrémités logiques ? Nous croyons que, dans certains cas au moins, il convient de faire des restrictions.

Tout d’abord, il est des productions qui, par leur nature même, par leur irrégularité capricieuse, par le fini qu’elles exigent, par l’initiative qu’elles comportent, amènent à restreindre le rôle du groupement. Telles ces fabrications très délicates, où le travail savant ou artiste tient une grande place et dont la valeur finale est hors de proportion avec celle des matières premières employées : les spécialités chimiques ou métallurgiques à production isolée et débouché restreint, les machines compliquées, les produits de luxe, les réparations. Dans ces cas, le rôle personnel d’un patron habile et d’une main-d’œuvre exercée formant équipe depuis longtemps entraînée à son travail devient tellement prépondérant que l’on peut trouver parfois quelque avantage à garder l’usine indépendante et petite. Or, nous allons voir que ces produits raffinés constituent le domaine propre de la France : celui où nous pouvons compenser par des qualités humaines notre disette de houille, qui nous empêchera toujours d’atteindre les gros tonnages industriels de l’Allemagne ou de l’Angleterre.

De même il ne semble pas que la méthode doive être appliquée brutalement à l’industrie agricole. Ententes pour l’achat des engrais, pour la mise en commun des machines agricoles, assurément ; ou même pour la culture en grand sur de vastes plaines ; mais, dès que le terrain devient difficile et accidenté, dès qu’il y a intérêt à morceler et à varier les récoltes, l’individualisme reprend ses droits. Le système qui existe dans beaucoup de nos campagnes françaises, où le cultivateur arrive à produire lui-même sur sa terre à peu près tout ce dont il a besoin, n’est pas non plus sans avantages ; la dissémination de la propriété sert à la paix sociale ; et les latifundia ont laissé des souvenirs peu favorables dans l’histoire de Rome, comme dans les pays d’Europe où ils se sont perpétués.

Le second cas, discutable, est celui des usines mal situées que l’on aurait avantage à supprimer, comme les Spartiates jetaient leurs enfants mal venus au barathre, pour coordonner ensuite en les associant les usines subsistantes. De telles résolutions sont appliquées couramment par les trusts américains et elles correspondent à cette loi générale, qui nous pousse logiquement à réduire les mouvements et les dépenses de forces reconnues inutiles. Pour construire le moindre mur de briques, il existe une certaine position des matériaux et de l’ouvrier qui réalise le maximum d’efficacité et de vitesse avec un minimum de peine. On peut faire la même réflexion pour l’ensemble des usines dans un pays. Chaque fabrication, par le fait des matières premières, des combustibles et des travailleurs qu’elle emploie, comme en raison des clients auxquels elle s’adresse, comporte un ou plusieurs emplacements favorables, sur le choix desquels on n’hésiterait pas si l’on taillait dans le neuf. Cependant, d’autres usines se perpétuent par la force acquise, comme ces survivances d’un monde ancien que l’on rencontre en paléontologie.

Il faut un certain courage pour déraciner une main-d’œuvre ouvrière, pour changer les habitudes d’une clientèle, et l’on est alors tenté de laisser les lois de la concurrence accomplir plus lentement, quoique fatalement, leur œuvre ; mieux vaudrait cependant pour tous gagner le temps de cette évolution : toujours en vertu du même argument que les ouvriers arrivant, j’imagine, à produire pour cinq francs de plus-value par jour en un point, rendraient service au pays en se transportant sur un autre, où ils en produiraient dix. Mais d’autres considérations peuvent intervenir, en sens inverse, parmi lesquelles je n’en citerai qu’une, à laquelle on n’eût peut-être pas pensé il y a quelques années. Le voisinage de la frontière ou de la côte, qui présente des avantages pour l’exportation, offre en cas de guerre, — et il faut malheureusement songer aux guerres futures, — des inconvénients graves qui viennent d’être cruellement soulignés par la situation actuelle de nos principales houillères, usines de tissage et mines de fer. En dehors même des intérêts particuliers, que serait devenue la défense nationale, si notre industrie métallurgique du Centre avait tout entière émigré dans le Nord ou l’Est ?…

De toutes manières, il serait dangereux d’appliquer aveuglément les méthodes allemandes, non seulement parce qu’elles répugnent à notre caractère français, mais aussi parce que, nées de conditions différentes, elles nous amèneraient à des erreurs. Laissons nos voisins viser le « kolossal, » puisqu’ils ont à la fois le nombre des hommes et le type de matériel humain apte à constituer des troupeaux, avec la forme d’énergie indispensable aux mégalomanies modernes, des réserves de houille pratiquement illimitées. Nous aurons beau aménager nos forces hydrauliques et même un jour emmagasiner le soleil du Sahara, nous sommes et resterons « handicapés » par le manque de charbon, à la fois directement comme fabricants et indirectement comme importateurs de matières premières destinées à être élaborées, puisque le charbon constitue le grand fret de retour à destination des pays qui pourraient nous les fournir. Il faut tenir compte de ces circonstances, auxquelles nous ne pouvons rien et nous y adapter pour remplacer la quantité par la qualité.

L’ « entente verticale » dont il nous reste à dire quelques mots peut s’appliquer dans des conditions beaucoup plus restreintes et plus localisées que l’ « entente horizontale, » examinée jusqu’ici ; elle se rattache déjà à l’organisation individuelle des usines, à laquelle nous allons consacrer le reste de notre étude. Au lieu d’envisager l’association de toutes les usines fabriquant le même produit, on considère maintenant la centralisation dans les mêmes mains de tout un ensemble de fabrications ayant pour but de constituer un état indépendant. De tels états peuvent, d’ailleurs, à leur tour, s’associer entre eux et reconstituer une entente horizontale. C’est la solution de la « mine-usine, » poussée à son terme extrême en Allemagne par Thyssen. Celui-ci voulait qu’une grande société put se fournir à elle-même toutes ses matières premières et les conduire jusqu’aux articles manufacturés. On aurait ainsi, dans les mêmes mains, houillères, fours à coke, mines de fer, hauts fourneaux, aciéries, laminoirs, ateliers de construction, de manière à devenir totalement indépendant des fluctuations que peuvent présenter les prix du coke et des rainerais sur le marché extérieur, à grouper les installations et à économiser du personnel technique et comptable. La guerre a beaucoup accentué en France cette tendance allemande à la mine-usine : chaque usine ayant, devant la crise du transport et les restrictions, reconnu l’avantage de posséder charbon, force et minerais.

C’est une idée du même genre qui conduit une fabrique de produits chimiques à associer des mines de pyrite avec des carrières de phosphates, des usines à superphosphates, des soudières, des glaceries, etc. L’idée a ses avantages ; en revanche, elle entraîne une dispersion de capitaux et d’activité directrice, qui n’est pas sans inconvénient.

Sans aboutir à cette unification absolue, on peut réaliser le même but en se bornant à associer les industries laissées indépendantes dont les objets se complètent : par exemple, charbonnages, fonderie et aciérie, tréfileries, usines de construction, chantiers maritimes, compagnies de batellerie et de navigation, maisons de commission à l’étranger.


II

Laissant maintenant de côté ces questions générales dont la solution exige de vastes ententes et parfois même des interventions législatives, nous aborderons le domaine plus restreint, plus simple, plus concret, des économies que chacun peut individuellement réaliser dans sa propre usine. Ces économies porteront sur les frais généraux, sur les matières premières, sur les énergies utilisées, sur la main-d’œuvre, et comprendront notamment : pour les frais généraux, la spécialisation, le travail en séries et par types uniformes (standardisation) ; pour les matières premières, le choix rationnel des substances les plus-avantageuses et la récupération des déchets ; pour la dépense d’énergie, l’emploi rationnel des combustibles, l’utilisation complète des chaleurs perdues, la manutention continue, l’adaptation de forces nouvelles, la bonne distribution des machines et des réparations ; pour la main-d’œuvre, le mécanisme et la détermination du rythme qui diminue l’effort (taylorisation).

Nous venons là de tracer les têtes de chapitres de tout un livre, dont nous ne pourrons donner, en ce moment, qu’un aperçu très sommaire, nous proposant seulement de revenir dans nos articles ultérieurs sur certains points, tels que la distribution des forces et la systématisation de la main-d’œuvre. Dans l’ensemble, le besoin de développer les économies de toutes natures est aujourd’hui si bien compris que certaines sociétés industrielles ont pris le parti d’instituer un service central, dit des « économies, » dont les résultats se sont fait immédiatement sentir dans des proportions presque inattendues. Il suffit, en effet, d’avoir quelque idée de l’usine moderne pour être frappé, quand on visite des installations archaïques, par des gaspillages de tous genres : des matériaux que l’on remonte à la pelle, au lieu de les faire descendre par la gravité ; des foyers de chaudières sans chargement mécanique ; des cheminées dégageant des fumées noires ; des chaudières d’où la vapeur s’échappe, en tourbillons ; des gaz brûlants versés dans l’air ; des parois incandescentes ; des ouvriers inoccupés attendant qu’une autre équipe ait fini son travail ; un manque de coordination entre les appareils ; une accumulation de déchets et de rebuts, etc…

La plupart des progrès que l’on peut réaliser dans tous ces ordres d’idées correspondent à une introduction des méthodes scientifiques dans l’usine et à l’application en grand des procédés rationnels, réservés trop longtemps au laboratoire. L’idée dont il faut commencer par s’inspirer est que l’empirisme industriel a fait son temps et que tout défaut de fabrication a une cause, dont on doit pouvoir se rendre compte et à laquelle on doit pouvoir porter remède par les méthodes et avec les instruments empruntés au physicien ou au chimiste. La révolution scientifique du XIXe siècle s’est produite quand on a admis que les phénomènes naturels étaient déterminés et obéissaient à des lois, quand on a supprimé comme explication le mot hasard, quand on a appliqué partout des instruments de mesure. L’industrie franchit, en ce moment, la même étape. Les appareils de laboratoire, simplifiés, vulgarisés, rendus d’une lecture courante et facile, envahissent l’usine, comme ils ont pris place dans le matériel de guerre. On n’a plus le droit d’ignorer l’usage d’un pyromètre et d’une bombe calorimétrique, quand on brûle des combustibles dans un four ; il n’est plus permis d’employer des termes vagues comme rouge blanc, rouge vif, rouge sombre, ou de se borner à dire qu’un charbon est plus ou moins dur ou donne un coke plus ou moins collant. Les sciences nouvelles, comme l’électricité, qui ne traînent pas derrière elles leur passé, ont pris de suite cette allure de rigueur et de netteté scientifique qui doit s’introduire partout à leur exemple. Tout phénomène inattendu, tout accident doivent être étudiés, expliqués et classés, au lieu d’être attribués à une cause indéfinissable, de manière à en éviter le retour. L’usine moderne comporte, en conséquence, un laboratoire, un service d’études scientifiques, une bibliothèque abondante et bien fournie en revues techniques de toutes langues, des systèmes méthodiques de répertoires et de fiches, qui ne seront pas seulement réservés aux comptes des clients ou des fournisseurs, mais à tout ce qui intéresse la vie de l’usine.

Cette évolution doit nous être particulièrement facile en France ; car la plupart des appareils et des méthodes qu’il s’agit ainsi d’utiliser ont été trouvés par des savants français. Il suffit de citer, pour l’application de la chaleur, les travaux et les appareils de Berthelot, Mallard, Le Chatelier, Mailler, Damour, etc. De même, dans l’ordre des réalisations, les moteurs à gaz de hauts fourneaux ont été inventés en France, avant de nous revenir après leur vulgarisation en Allemagne. L’école de la guerre a contribué à créer, dans ce sens scientifique, un mouvement qui ne s’arrêtera plus et qui nous est nécessaire pour reconquérir la première place que nous avons trop souvent perdue.

Néanmoins, on ne saurait se dissimuler que, dans ces problèmes de science industrielle, il n’y a pas seulement une question technique, mais aussi, presque toujours, un problème financier. Si tant d’inventions faites en France ont été d’abord mises au point en Allemagne, c’est que l’adaptation d’une invention exige la mise en œuvre hardie et persévérante de très gros capitaux, fortement armés par la prépondérance commerciale, avec cette grande confiance industrielle dans l’avenir, que notre état permanent de crise sociale anticapitaliste a fait disparaître en France. L’Etat peut également exercer une grosse influence. Ainsi l’État allemand, qui gouverne en fait certaines industries, a pu, pour les développer, quelquefois avec un but militaire, pratiquer largement le « dumping » aux frais du contribuable. Chez nous, au contraire, l’Etat se conduit en ennemi et, quand on a affaire à lui comme client, on se heurte à la mesquinerie d’administrations qui pratiquent l’économie dans les cas de détail où elle est nuisible, pour se justifier de la négliger dans l’ensemble. C’est ainsi que l’on voit tel ministère, afin de gagner quelques milliers de francs sur une fourniture de machines, empêcher les producteurs de former le groupe puissant qui leur permettrait de ne pas laisser passer la fabrication à l’étranger.

Enfin, la transformation que tout le monde préconise n’est pas sans présenter d’autres difficultés, plus aisées à lever avec tact : difficultés que nous qualifierons de psychologiques, venant, les unes du personnel dirigeant, les autres des ouvriers.

Tout progrès scientifique, par le fait qu’il choque des habitudes reçues, dérange des positions acquises et exige un effort d’assimilation, suscite des hostilités. Pour introduire, dans l’usine des économies fondées sur une méthode scientifique, il faut commencer par organiser un service d’études, presque nécessairement indépendant de la direction proprement dite et du personnel ingénieur qu’il sera amené à critiquer. Le jour où l’on exige, dans un atelier, l’emploi indispensable des appareils de mesure rigoureux et perfectionnés, on a affaire à des hommes qui, peu familiarisés avec leur usage, sont disposés à leur faire cette éternelle objection aux nouveautés qu’elles « ne sont pas pratiques ; » et tout en exerçant la pression nécessaire pour obtenir l’adoption des engins précis qui sont la base de tout perfectionnement, il faut néanmoins tenir compte des objections justifiées afin de modifier, en effet, l’appareil de laboratoire dans le sens de ses applications à un milieu moins averti.

L’opposition est plus grave quand elle vient des ouvriers, Ceux-ci ne sont pas seulement mus par l’esprit de routine, mais aussi par ce préjugé, dont on les guérit très difficilement, que le progrès mécanique ou scientifique va diminuer la valeur de la main-d’œuvre. La disette d’ouvriers que nous allons subir après la guerre rendra peut-être les esprits plus souples. Mais, de même que l’on s’est opposé aux métiers Jacquard ou aux chemins de fer, on doit prévoir une résistance occulte aux engins modernes ; et cette résistance sera d’autant plus à redouter que les facilités de sabotage seront plus grandes avec des instruments plus délicats, des mécanismes plus raffinés. C’est une question d’éducation qui n’est nullement insoluble avec des hommes intelligents comme le sont en général les ouvriers français, mais qui exige pourtant de l’adresse et de la patience, non des ukases prétendant tout révolutionner du jour au lendemain.

Dans l’énumération sommaire faite plus haut, et que nous allons reprendre maintenant point par point, nous avons placé en tête la spécialisation, le travail en série et par types uniformes. Plus on limite son effort, plus on est en état de l’intensifier sur un point déterminé, et plus on y acquiert d’expérience. Plus, en même temps, on trouve une vente facile en étant mieux connu. Cela est vrai des usines comme des individus. On peut seulement objecter que la spécialité doit avoir un débouché assez important pour couvrir les frais généraux et pour fournir un roulement de travail constant. Or, notre pays est généralement trop faible consommateur pour permettre à nos usines un travail fructueux par spécialités restreintes. Il est, à cet égard comme à bien d’autres, très désavantagé par rapport à ses voisins. Une spécialité où les commandes procèdent par à-coups, comme les rails, est forcée de s’annexer d’autres fabrications connexes qui lui permettent d’occuper son matériel et ses ouvriers pendant les mortes-saisons. En outre, toutes les spécialités sont loin d’assurer des bénéfices équivalents ; de manière que, si on prétendait les répartir avec rigueur, les industriels se disputeraient les plus avantageuses. A cet égard, le régime des comptoirs peut être un correctif très utile. Une autre influence vient lutter contre la spécialisation : c’est la tendance naturelle à étendre son champ d’action et à employer la force acquise ou les réserves de capitaux à la conquête de nouveaux marchés. Il y a là une loi d’entraînement qui aboutit à développer des sortes de monstres hypertrophiés dont la puissance financière masque parfois les défectuosités presque fatales de gestion économique. Ce cas est particulièrement fréquent en France par suite de l’usage très ancien qui y fait considérer l’actionnaire comme un faible d’esprit, auquel on ne distribue qu’une fraction infime de ses bénéfices par crainte qu’il ne les gaspille ; et les progrès excessifs de la fiscalité ne pourront qu’accentuer cette tendance à greffer indéfiniment sur une affaire ancienne une série d’affaires nouvelles afin de disséminer de trop gros capitaux.

Je reprends le cas des usines à fer pour préciser ce que pourrait être la spécialisation. Une usine métallurgique réaliserait un prix de revient minimum si elle pouvait, d’un bout de l’année à l’autre, couler un seul type de lingot et laminer un seul profil sur un unique train de laminoir. Sans aller jusque-là, une petite usine peut ne fabriquer que des aciers marchands ronds, carrés et plats si elle possède un seul train de laminoirs, ou, si elle en a trois, spécialiser chacun d’eux, l’un pour les pièces de béton armé, le second pour certains profilés, le troisième pour les aciers marchands.

Cette spécialisation sera particulièrement indispensable pour les usines à ressusciter dans les pays envahis, afin de les mettre en mesure de répondre plus rapidement à des commandes qu’elles devront s’être distribuées par catégories. Mais, indépendamment de ce cas, elle permet de constituer un outillage à gros rendement et, par suite, économique.

Le travail en séries, auquel nous passons, nécessite une grosse vente et se rattache par-là à la spécialisation. Il est facilité par l’établissement de types uniformes que l’on désigne généralement sous le nom de standardisation. Il y a un avantage incontestable, aussi bien pour le producteur que pour le consommateur, à ce que chaque produit, chaque machine, chaque outil soient établis en un certain nombre de types déterminés et constants, suffisamment nombreux pour répondre à tous les besoins. C’est la substitution du vêtement tout fait à l’habit sur mesure. En éliminant le caprice individuel, on permet l’établissement de grosses séries qui diminuent le prix de vente. L’acheteur n’a qu’à se référer à un numéro de catalogue pour obtenir immédiatement une marchandise, dont il existe constamment des stocks. Les réparations, les remplacements de pièces dans une machine deviennent ainsi d’une facilité extrême…

On travaille beaucoup en ce moment dans cette voie, en essayant d’abord de systématiser les commandes de l’état et des grandes compagnies de chemins de fer, en établissant des modèles uniformes de cahiers des charges, etc. On comprendra tout ce qu’il reste à faire, si l’on se rappelle que nos compagnies de chemins de fer françaises ont six modèles de rails quand deux suffiraient et que la même fantaisie règne pour les locomotives, les wagons, les appareils de voie, les signaux, les engins de chargement. Dans la construction des châssis de wagons français, il entre vingt profils différents de poutrelles et vingt-sept de fer en U. Tout cela pourrait être progressivement unifié et simplifier du même coup les installations des métallurgistes. Le matériel de mines prête à des observations analogues : rails du jour et du fond, rails-guides, cages, berlines, câbles, treuils, ventilation, etc. De même, les moteurs électriques. Et il en est ainsi un peu partout. La reconstitution des régions envahies va fournir une occasion admirable pour procéder à de telles unifications dans les mines. L’association qui s’en occupe a déjà pu réduire à deux ou trois types les quarante-quatre pompes d’ennoyage nécessaires à nos exploitations saccagées. Un rapport récent de M. Carlioz signale encore le cas de nos quatorze grandes forges envahies, qui vont avoir à refaire tout leur outillage. Dix au moins auront besoin d’un train de laminoir à marche réversible et de sa machine motrice. C’est une installation qui, aux prix d’avant-guerre, représentait au moins 4 millions par usine. Si les dix commandes étaient uniformes à la suite d’une entente facile, les dix trains pourraient être entrepris en série après une seule étude, et il en résulterait une économie énorme.

De même pour les turbines, on devrait pouvoir établir des échelons de 500, 1 000, 1 500 kilowatts et ne pas en sortir. Pour les bateaux, on aurait des types invariables qui, par répercussion, entraîneraient l’uniformité de tous les appareils destinés à ces navires, etc.

On vise également à établir des types constants et garantis pour les divers produits fabriqués. On adopterait, par exemple, en métallurgie, un certain, nombre d’aciers-standards pour canons, pour automobiles et aviation, etc. En Angleterre, aux Etats-Unis, on travaille dans cet ordre d’idées de même que chez nous, avec des facilités que nous n’avons pas actuellement, en systématisant les cahiers des charges des produits métallurgiques, en constituant des sociétés spéciales comme la Société américaine des méthodes d’essai. Mais, à l’application, certaines objections se présentent, auxquelles on ne pense pas d’abord et dont on aura une idée en remarquant qu’il est déjà presque impossible de définir avec précision et logique, des mots aussi courants que fonte, acier et fer : à plus forte raison, l’innombrable série des aciers ternaires ou quaternaires, qui constituent aujourd’hui les aciers spéciaux.

Une autre difficulté commune à toutes les standardisations est qu’elles doivent comporter des exceptions pour les produits exportés, afin de se conformer, avec la souplesse nécessaire, aux goûts et même aux caprices des clients étrangers.

Enfin, il ne faut pas que l’adoption de modèles uniformes paralyse le progrès.

La récupération de tous les déchets doit être un principe absolu de l’industrie moderne : aussi bien les détritus produits par la vie d’une capitale que la poussière de métaux précieux éparse sur le sol dans un atelier d’orfèvre. Cela aboutit à l’utilisation de ce qu’on appelle les sous-produits. Il suffit de prendre comme exemple la fabrication du gaz qui produit, en même temps, non seulement du coke, mais des produits ammoniacaux, des benzols et des goudrons, devenus à leur tour la base de toute une industrie de matières colorantes et pharmaceutiques, sans compter les explosifs de guerre. L’emploi des gazogènes, de plus en plus développés en Allemagne pour l’utilisation des combustibles inférieurs, lignites, tourbes, etc. produit, outre les gaz pauvres employés dans des moteurs à explosion surplace ou distribués par tuyauterie, de l’huile lubrifiante, de la paraffine, du sulfate d’ammoniaque, etc. La métallurgie du fer par la déphosphoration donne des scories phosphoreuses qui ont pris, depuis vingt ans, une grande importance comme engrais phosphatés. Les laitiers pulvérisés trouvent un emploi dans la fabrication des briques à grande résistance (par exemple dans les voûtes du Métropolitain de Paris), au lieu de rester comme autrefois un encombrement. Le temps est loin où, autour d’une mine de cuivre comme Rio Tinto, la végétation était détruite à plusieurs kilomètres de distance par le dégagement des fumées sulfureuses. Aujourd’hui, le soufre des pyrites est employé à fabriquer de l’acide sulfurique. Cet acide lui-même, quand il s’est hydraté et déprécié en servant à la fabrication des explosifs, est maintenant de plus en plus reconcentré… D’une façon générale, l’Allemagne a appris, pendant la guerre, à ne plus gaspiller l’huile de graissage, à ménager les courroies, à épargner les garnitures, à employer le zinc, le fer, l’aluminium au lieu du cuivre, à tisser des étoffes avec de la pâte de bois transformée en papier, etc. Et beaucoup de ces progrès, que nous pouvons imiter, survivront aux nécessités qui les ont fait naître.

La force nécessaire à nos usines est fournie, indépendamment des moteurs animés, par la houille noire ou blanche. On peut économiser très souvent dans des proportions énormes, qu’on évalue en moyenne à près d’un cinquième, la dépense de houille. Il faut, de plus, étant donné le prix croissant des combustibles minéraux et les probabilités pour que la hausse survive partiellement à la guerre, envisager certaines transformations dans l’emploi de l’énergie industrielle, qui auraient paru absurdes aux cours d’avant-guerre.


Sur les économies de combustibles qui sont le problème capital, nous allons donner par exception quelques détails un peu plus techniques, destinés à faire comprendre la façon dont se posent et se résolvent, dans une usine moderne, des problêmes que l’on a eu trop longtemps l’habitude de traiter négligemment par la routine.

Beaucoup de nos grandes usines métallurgiques sont entrées dans cette voie scientifique : notamment l’usine Saint-Jacques de Montluçon sous la direction de M. Charpy ; mais l’application la plus systématique est peut-être celle qui a été faite aux aciéries de la Marine et d’Homécourt, par l’initiative de M. Laurent et sous la conduite de M. Damour. Dans ce cas, qui nous servira de type, il s’agit de toute une industrie sidérurgique allant du minerai à la construction par l’intermédiaire du haut fourneau et de l’aciérie : par conséquent, d’un ensemble où le rôle des combustibles est très complexe, puisqu’ils servent tour à tour pour chauffer, élaborer, réduire et fournir de la force motrice.

Les études, commencées dès 1912, activées depuis 1916, ont porté d’abord sur les gaz de hauts fourneaux et leur utilisation plus complète ; puis elles se sont étendues à l’ensemble de fabrications que comporte l’industrie du fer, prise dans son ensemble.

Pour économiser le combustible, le premier point est de déterminer très exactement et par des appréciations numériques comparables entre elles ce que l’on consomme dans chaque opération. Un tel désir, facile à énoncer, est moins aisé à satisfaire. Il exige d’abord une comptabilité remarquablement détaillée et bien tenue faisant connaître, période par période, la quantité de charbon entrée dans chaque atelier ou utilisée sous la forme indirecte de vapeur, d’électricité, etc. avec la quantité correspondante de matières traitées et de produits fabriqués sortis ; et, plus que cela, la répartition de ce charbon entre les divers modes d’emploi qu’un même atelier comporte. Pour que ces combustibles de natures variées soient comparables entre eux ; il faut qu’ils soient numériquement définis : ce à quoi on arrive en envisageant ce qu’on appelle leur « valeur d’usage, » notion nouvelle où interviennent à la fois la notion ancienne de pouvoir calorifique (ou faculté d’élever d’un degré la température d’une quantité d’eau déterminée) et leur rendement maximum. Ce qui nécessite une étude attentive de ces combustibles (analyse chimique, calorimétrie, etc.).

Mais, une fois déterminée la dépense en charbon d’une opération, on ne va pas, pour la diminuer, tenter des modifications au hasard, en se bornant à observer les résultats obtenus et en retenant ceux qui amènent une amélioration. On possède aujourd’hui, par la thermochimie et la thermodynamique, des moyens plus scientifiques d’apprécier les quantités de chaleur qui sont nécessaires théoriquement sous les trois formes principales où cette chaleur est employée : élévation de température, réactions chimiques entraînant une absorption de chaleur, transformation en énergie. Il est donc possible de préciser le point où se produit une dépense exagérée et d’en trouver le remède. Le rôle de l’ingénieur-conseil, chargé exclusivement du service des économies, sorte de médecin des fours, est de suggérer le perfectionnement, dont on s’efforce ensuite, autant que possible, de suivre la marche par des appareils enregistreurs. De semblables appareils, quand ils sont réalisables, ont pour avantage de renseigner constamment les contremaîtres sur le régime de telle ou telle partie d’un four, d’une chaudière ou de tout autre appareil métallurgique, en éveillant l’attention de l’ouvrier, qui sait que toute négligence de sa part sera mécaniquement notée et signalée.


Les résultats obtenus ont été singulièrement frappants et on peut dire qu’ils ne constituent pas une exception, mais le cas général, toutes les fois que l’on aborde sincèrement et avec ténacité une recherche particulière. Au haut fourneau, on a pu gagner 35 kilogrammes de charbon par tonne de fonte (sur 700) ; au four Martin, 100 kilogrammes (sur 350) par tonne d’acier. Si l’on veut se faire une idée de ce que peuvent représenter ces chiffres pour l’ensemble de la France, on peut les multiplier par les 5 millions de tonnes de fonte et les 1 500 000 tonnes d’acier Mari in que nous fabriquions avant la guerre et qui seront largement dépassées dans la suite. Quoique ce genre de multiplication soit toujours dangereux, il nous donne l’ordre de grandeurs que représenterait ce seul bénéfice : 325 000 tonnes de combustible par an. En danger, auquel il faut veiller toutefois, est que ces économies ne soient pas poussées trop loin, de manière à ne pas diminuer la qualité des produits fabriqués.

Comme utilisation moderne des combustibles, il y a lieu de mentionner spécialement la récupération des chaleurs perdues. Parmi les cas où cette pratique s’est le plus généralisée, nous nous bornerons à citer les hauts fourneaux, pour lesquels elle a produit une véritable révolution. Dans le haut fourneau moderne, on s’attache à recueillir complètement les gaz sortant du gueulard, soit pour chauffer l’air qui doit être soufflé dans le haut fourneau lui-même sur le lit de fusion ou dans des cornues Bessemer associées, soit pour produire la vapeur d’autres machines. Ailleurs, on utilise des combustibles inférieurs dans des appareils où ils en remplacent de plus précieux ! J’ai déjà cité à ce propos le développement pris depuis la guerre par l’industrie des lignites et des tourbes. On arrive même à reprendre, pour les laver et les utiliser, les déblais des mines de houille…

L’application rationnelle des combustibles comporte des problèmes d’un autre genre : par exemple, savoir si l’on doit transporter le charbon lui-même, ou transporter la force produite dans les gazogènes d’une centrale électrique au moyen de ce charbon. La seconde solution gagne chaque jour du terrain et tend même, en Angleterre comme en Allemagne, vers de larges projets de centralisation étatiste. L’électricité a un grand avantage : c’est qu’en tournant un commutateur, on arrête sa consommation, tandis qu’une machine, alimentée sur place par une chaudière, dépend de celle-ci. La centrale, menée plus industriellement, peut en outre utiliser des combustibles plus médiocres et obtenir des sous-produits. En revanche, il existe quelques inconvénients secondaires : centralisation excessive de l’énergie exposant à un arrêt général en cas d’accident, frais d’installation, perte dans le trajet et nécessité d’une organisation méthodique pour remédier à l’arrêt simultané de nombreux consommateurs. Tout compte fait, la dépense de charbon par cheval-heure peut être souvent réduite à la moitié, quelquefois au tiers, par substitution de centrales aux moteurs particuliers. L’avantage, qui existe pour la houille, s’accuse encore davantage pour les forces hydrauliques. Etant donnés les prix élevés que l’on peut prévoir pour les charbons dans l’après-guerre, il sera tout indiqué qu’une grande partie de la houille blanche actuellement employée à des industries de guerre ou à de l’électro-métallurgie cherche un débouché dans la consommation courante à grande distance : dans les petits ateliers, les maisons, et même, malgré les difficultés pratiques, dans les fermes.


J’ai mentionné, parmi les économies à réaliser, le meilleur emploi des forces naturelles. Il en est une qu’une usine trouve à sa disposition immédiate et dont l’utilisation dépend beaucoup du plan d’organisation première, de la place choisie pour l’usine et de la distribution des ateliers : c’est la gravité. Les vieilles usines sont souvent gênées à cet égard. Néanmoins on peut, même dans un pays de plaine, arriver à n’effectuer qu’une seule élévation première suivie d’une descente continue ; de même que, dans une mine, on commence par amener sans peine l’eau ou le charbon jusqu’à un point plus bas pour les extraire ensuite d’un seul coup dans le puits. Aussi bien dans une gare de triage qu’au voisinage d’une installation minière, c’est un spectacle curieux que de voir les wagons ou wagonnets choisir eux-mêmes leur direction et aller se grouper, se former par trains sélectionnés, d’une façon automatique. Cette solution idéale de la manutention continue n’est pas toujours possible. Du moins peut-on généraliser les engins mécaniques de tous genres, les chariots spécialisés, les trucks électriques à accumulateurs.

Mais il faut bien penser, quand on est tenté de raisonner dans l’abstrait sur les forces naturelles, que la pratique ne saurait, pour une foule de raisons locales et particulières, se plier à toutes les exigences de la théorie. Cela apparaît avec une netteté spéciale pour l’emploi de la houille blanche et contribue à vicier les calculs trop optimistes que l’on fait parfois sur notre richesse à cet égard. La houille blanche a les inconvénients de ses avantages. Tout ce qu’on n’en utilise pas immédiatement, tout ce qu’on n’accumule pas dans des réserves toujours très limitées est définitivement perdu, tandis que le charbon d’une concession inexploitée peut attendre des siècles dans la terre. Or, il se présente une foule de cas où, possédant une chute d’eau à sa disposition, ou même un moulin à eau aménagé, le calcul du prix de revient amène néanmoins à préférer l’usage de la vapeur. L’intérêt général serait alors de mettre à profit une force qui se perd ; l’intérêt particulier conduit à la négliger. Le rôle de l’Etat devrait être de favoriser, par tous les moyens, la consommation fructueuse de cette force hydraulique, au lieu de poursuivre souvent un avantage financier momentané et local.

Ce genre de considérations n’intervient pas quand il s’agit d’employer à leur maximum les forces dont on dispose dans une usine et les machines qui les représentent. On peut signaler à, ce propos l’avantage d’avoir sur place un service de réparations scientifiquement conçu dont le but est d’empêcher le retour des mêmes accidents, autant que d’y remédier avec calme et rapidité lorsqu’ils se produisent.

Quant aux forces nouvelles à capter, elles font beaucoup travailler l’imagination des inventeurs. Marées, vents, chaleur solaire, chaleur centrale de la terre, les projets se multiplient, tournant à peu près tous dans le même cercle. Actuellement, la plupart d’entre eux sont et vont sans doute rester inapplicables, non pour des motifs techniques, mais pour une question de prix de revient. Il faut, en principe, les considérer comme une ressource pour le moment où les réserves de combustibles et de pétrole seront épuisées dans les terrains géologiques, ou cesseront de suffire aux besoins sans cesse accrus de l’humanité. A mesure que nous nous rapprochons de ce jour, plus proche qu’on ne le croit par rapport à la durée de vie des nations, chaque hausse du charbon fera passer dans le domaine pratique toute une tranche de telles applications, qui, jusqu’alors, restaient théoriques. C’est ainsi que, pendant la guerre, nous avons vu remettre en marche de vieux moulins à eau ou à vent, exploiter des tourbes, des lignites, ou des combustibles inférieurs comme ceux des Alpes.

Enfin, pour la main-d’œuvre, bornons-nous à dire que le rôle du mécanisme et de l’organisation rythmée suivant le système de Taylor est tout indiqué. C’est un sujet que nous nous réservons de traiter dans un article ultérieur.


L. DE LAUNAY.