Prisonniers français en Suisse

Prisonniers français en Suisse
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 63-86).

PRISONNIERS FRANÇAIS
EN SUISSE


Lorsque les rapatriés civils et les grands blessés traversaient la Suisse, ils nous disaient au passage la misère des camps, l’épuisement des prisonniers affamés, les maladies, les épidémies. Et, dès les premiers mois de la guerre, nous fûmes obsédés par la pensée de ces vies gaspillées sans aucun profit pour la patrie, de ces souffrances et de ces morts qui ne contribuaient pas à délivrer un seul pouce du sol envahi. Le sacrifice humain n’est-il pas assez lourd ? Il est le devoir immédiat, il est le prix affreux dont la liberté de la France et la paix à venir doivent être payées : sauvons du moins tout ce qui peut être sauvé ! C’est ainsi qu’est née dans beaucoup d’esprits l’idée d’interner en Suisse les prisonniers encore guérissables. Le Conseil fédéral entreprit des négociations auprès des belligérans [1]. Elles aboutirent à la fin de 1915, grâce à l’intervention du Saint-Père. Et le 25 janvier 1916, le premier convoi des prisonniers malades arrivait à Leysin.

Lorsque, à la petite station d’Aigle, dans le crépuscule matinal, on vit pour la première fois les soldats français toucher le sol suisse, la foule eut un mouvement irrésistible. Elle les entoura, s’empara d’eux, et ce fut comme si elle les prenait dans ses bras. Elle les conduisit à l’hôtel, les attendit pendant qu’ils déjeunaient, les escorta jusqu’au tramway électrique. Et l’on entendait des femmes supplier les soldats d’accepter encore ce paquet, ces fleurs, ces fruits. Eux, souriant et pleurant à la fois, montraient leurs mains pleines, leurs musettes gonflées.

— Oh ! vous trouverez bien une petite place !

On apporta dans le train une corbeille remplie de rouleaux de chocolat et de paquets de cigarettes qu’ils avaient dû laisser sur les tables de l’hôtel. Déjà ils avaient demandé au major de Reynier, dirigeant la région de Leysin, s’ils auraient la permission d’envoyer une partie de leurs cadeaux aux camarades restés en Allemagne...

Pendant toute la traversée du bourg, les fleurs et les oranges n’ont cessé de pleuvoir par les portières. Le cri de : « Vive la France ! » nous a suivis comme une seule grande voix ininterrompue.

Les soldats disaient :

— On garde tout ça dans son cœur...

Cependant, sur le ciel qui s’éclairait, les hautes cimes se profilaient aiguës et roses. Au milieu des champs de neige, le village de Leysin apparut. Dans ce paysage qui semblait en cristal bleu, on vit se détacher les chalets, le clocher, les hôtels.

Un soldat put seulement prononcer :

— Regardez !

Du haut en bas des façades voltigeaient les points vifs des drapeaux, les points blancs des mouchoirs. On entendait une fanfare encore lointaine.

— C’est l’hymne suisse, dit un soldat. Il faut saluer...

A cet instant, le soleil invisible et déjà haut dépassa l’arête d’un sommet. Les champs de neige d’un seul coup s’illuminèrent. Et la neige semblait ardente. Ce fut un brusque éblouissement, l’incomparable fête que le soleil dispense à la haute montagne, chaque matin d’hiver.

Dans le wagon, personne ne parlait plus. On n’entendait que des sanglots étouffés.

Les semaines suivantes, d’autres convois arrivèrent à Leysin, à Montana, à Montreux et dans l’Oberland. Puis ils cessèrent. Pendant les mois de mars et d’avril, une commission de médecins suisses parcourut l’Allemagne, afin d’examiner les prisonniers malades dont l’internement pouvait être proposé : tous les prisonniers avaient droit à cette visite. Et ceux dont le cas médical se rattachait à l’une des vingt catégories [2] de maladies et d’infirmités prévues par l’arrangement international étaient dirigés sur Constance, où une dernière visite les attendait, effectuée par des médecins allemands, en la présence de médecins suisses.

L’arrêt définitif était alors prononcé : une partie des prisonniers retournaient dans leurs camps respectifs.

— On était terriblement tarabustés à Constance, racontent les soldats. On se faisait un souci de cette visite !...

Pendant le long voyage qu’ils venaient d’accomplir à travers l’Allemagne, deux jours, trois jours quelquefois, ils tremblèrent. Quelques-uns, ne se croyant pas assez malades, se désolaient. Et tous revoient continuellement le groupe douloureux des camarades qui repartaient après avoir touché à leur délivrance.

— Ça nous coupait la joie d’aller en Suisse...

— Ils avaient l’air bien malheureux ?

Le soldat eut ce mot :

— On apprend à cacher sa peine...

L’après-midi du jour où ils ont passé la visite, les soldats désignés sont amenés en gare de Constance et remis aux officiers suisses. Mais ils ne sont pas encore tranquillisés. Ce n’est qu’à la fin de cette longue journée, au moment où le convoi s’ébranle, qu’ils respirent. Ils regardent les soldats allemands rangés sur le quai. Quel silence !... Le train accélère sa marche. On est bien parti. Enfin !

Tout à coup ils entendent un grand cri. Ils n’en croient pas leurs oreilles. Ils se penchent aux portières. Ils n’en croient pas leurs yeux : des gens sont là, au bord de la voie, des hommes, des femmes, des enfans. Et ce sont eux qui ont crié : « Vive la France ! » Ecoutez ! Ils crient plus fort : « Vive la France ! » Et ils agitent des drapeaux tricolores.

— Où donc sommes-nous ? Mais nous venons de quitter Constance ! Les Allemands deviennent-ils fous ?

Et l’ovation continue. Le nom de leur patrie monte à eux clamé par toutes ces voix. Des fleurs pleuvent dans le wagon.

Et voici la Marseillaise qui éclate... Un employé a ouvert la porte et leur a dit :

— Vous êtes en Suisse...

Ils ont compris. La sentinelle allemande est immobile, d’un côté de la route. Et là, en face d’elle, ces groupes qui les acclament... Alors ils se sont mis à pleurer.

— Je n’ai pas pleuré quand j’ai été blessé, quand j’ai été pris, quand j’ai été opéré, racontait l’un d’eux, mais à ce moment-là j’ai pleuré.

— Ce cri, dit un autre, ça vous retournait le cœur...

— Il y avait une vieille dame qui était venue aussi loin qu’elle pouvait, tout au bord de la frontière, tout près de la sentinelle allemande, pour nous montrer où commençait la Suisse et crier la première : « Vive la France ! »

Et tous nous refont le même récit, à peu près dans les mêmes termes.

Soir après soir, pendant ce mois de mai où les convois se sont succédé presque chaque jour, ces gens de la bourgade frontière de Kreuzlingen sont venus le long de la voie pour acclamer les Français à l’instant où ils entraient sur le sol suisse. Le train ne s’arrêtait pas. N’importe. ils trouvaient moyen de le fleurir au passage. ils envoyaient au vol la Marseillaise. Ils déployaient le drapeau rouge, blanc, bleu. Lors des convois du mois de janvier, la nuit étant tombée, à sept heures du soir, ils allumaient des feux de Bengale tout le long de la frontière. Les enfans agitaient des torches. Et les sentinelles allemandes à quelques pas assistaient à cet accueil.

Rien ne pouvait toucher davantage le cœur des soldats français. Ils gardent impérissable le souvenir de cette minute où ils ont vu ces mains tendues vers eux. Et ils ont dit avec ce sens de l’expression, si juste et si fin, dont même les plus rudes d’entre eux ont le privilège :

— La Suisse nous a reçus à bras ouverts...

Le voyage triomphal continue. A Winterthur, à Zurich, à Berne, on les acclame, on leur donne des fleurs, des cigarettes, de menus présens, des lettres contenant d’affectueux messages, signés de noms inconnus. A Berne ils descendent de wagon. Quelle impression étrange et douce, ce long cortège de leurs uniformes dans cette gare de Berne ! Les dames de la Croix-Rouge les escortent au buffet où une collation leur est offerte par l’Ambassade de France. Il est une heure du matin. Le convoi va se disloquer. A trois heures, à cinq heures, les différens wagons portant sur un écriteau le nom du lieu de destination sont attelés à leurs trains respectifs. Les soldats, une dernière fois, serrent les mains tendues. Aucun d’entre eux n’a envie de dormir :

— Ah ! on n’avait pas le temps de dormir... Et puis on est trop heureux pour dormir...

Penchés aux portières, ils regardent le jour qui se lève... leur premier jour de liberté.

Les trains sont partis dans des directions multiples. Qu’importe ? Qu’ils aillent en Oberland bernois, en Valais, dans les cantons de Neuchâtel ou de Vaud, à toutes les stations, en dépit de l’heure matinale, ils trouveront un accueil identique. Cette nuit-là, le cri de : « Vive la France ! » retentit, avec des accens différens, d’un bout à l’autre de la terre suisse.

Ce matin, c’est dans le Valais que nous allons. Les soldats ont regardé le lac pâle et voilé de vapeurs blanches. Les gens venus aux stations leur disaient en montrant la rive opposée :

— Regardez, voici la France !

— Ah oui ! répondit l’un d’eux, ça sent la France...

Un autre a dit :

— Pauvre France ! je croyais bien que je ne te reverrais plus...i L’ample vallée du Rhône déploya ses prés tout en fleurs

sous les vergers roses. Chacune des petites villes assises à l’entrée des vallées latérales nous jetait au passage ses acclamations, les notes de sa fanfare, les chants de ses écolières vêtues de blanc. Au milieu des prairies, tout à coup, on voyait s’agiter un drapeau tricolore. Des femmes, des vieillards courbés dans les vignes, brusquement redressés, nous envoyaient leur salut. Un soldat suisse prit la position du garde à vous. Les internés ne quittaient plus les portières. A tous les passans qui s’en allaient à leur humble travail, ils témoignaient leur gratitude.

A Sierre, où les soldats dirigés sur Montana descendirent, un cortège se forma immédiatement. En tête, la fanfare qui jouait la Marseillaise, puis les fillettes en blanc ; les toutes petites venaient les premières, on avait ondulé leurs cheveux noués d’un ruban tricolore, et chacune tenait à la main un drapeau des Alliés. Le groupe des soldats français les suivait, encadré par la foule. Et les écoliers portaient leur musette. On passa sous des arcs de verdure où des inscriptions naïves souhaitaient la bienvenue. Lorsque les soldats furent installes dans l’hôtel où leur déjeuner était servi, on laissa entrer le cortège des fillettes. Et plusieurs d’entre eux mirent leur mouchoir sur leur visage pour qu’on ne les vit pas pleurer.

Les réceptions dans les petits villages de montagne étaient les plus intimes et les plus touchantes. Toujours je me rappellerai celle de Morgins. Nous étions montés par la longue vallée savoyarde d’Abondance, si calme et si verte avec ses villages blancs épandus autour des vieilles églises, et si triste avec ses femmes en grand deuil. Nous franchîmes le col. Et bientôt nous avons aperçu les chalets de Morgins, tous enguirlandés de narcisses et de gentianes. Une foule se tenait devant un des hôtels. Et déjà nous distinguions les foulards rouges des Bas-Valaisannes et les pantalons garance... Il y avait des Français et des Belges. Les Valaisans faisaient la haie autour d’eux, leur adressaient timidement la parole, puis se taisaient, et les silencieux petits gars de la montagne les dévoraient des yeux.

Je voyais des larmes sur les joues ridées des vieilles femmes, tandis qu’elles contemplaient les uniformes fripés, marqués de traits de peinture ou de bandes d’étoffe jaunes, et les visages fatigués et maigris, tout ce groupe d’infirmes. Les hommes se détournaient brusquement, et je savais bien que leur silence était plein d’un respect et d’une tendresse qu’ils ne savaient exprimer. Lorsque arriva l’automobile fleuri qui amenait de Trois-Torrens le dernier contingent, tous refluèrent à sa rencontre. Tous les bras se tendaient ; des mains saisissaient au passage les mains des internés. Eux, comme ils sentaient cette sympathie muette ! Ils avaient les yeux pleins de larmes en regardant ces vieilles femmes rustiques, en jupes amples, aux bonnes figures ridées qui leur rappelaient un peu leurs mamans. L’un d’eux me dit :

— On n’ose pas croire...

Un grand garçon pâle, un Belge, raconta que sa mère et ses deux sœurs, à Liège, avaient été mitraillées « dans le tas » avec beaucoup d’autres. Un groupe silencieux buvait ses paroles.

— Etes-vous sûr qu’elles sont mortes ? demanda quelqu’un.

Il répondit :

— Ma femme les a vues... après.

Sa voix s’étrangla. Il se tut ; l’intolérable image se dressait devant lui.

Un autre avait vu les cadavres de petits enfans dans les rues.

— Il faut y voir pour y croire, conclut-il.

Je regardais les Valaisans en chapeau de feutre, en veste de montagne, qui serraient les poings autour de nous. Ils se rappellent la nuit d’août où la générale a battu dans leurs vallées et où ils se sont levés tous ensemble, et comment ils sont descendus, le fusil à l’épaule et croyant déjà leur terre violée. Et ils se rapprochent de ces hommes qui n’ont plus de patrie à cette heure, et ils pensent : « . Nous aurions pu être comme eux... »

Cependant, du balcon, le syndic adresse la parole aux internés.

« Messieurs les vaillans soldats français et belges... »

Après avoir cité les héroïques paroles du général de Castelnau, il leur rappelle que la frontière française est toute proche.

« Que cette terre soit pour vous la terre promise mais aussi la terre défendue [3]... »

Et il conclut :

« Vous allez vivre au milieu de notre modeste population. Nous allons vivre comme des frères, partageant les mêmes sentimens d’espérance et de confiance dans la victoire du bon droit. » Comme un seul homme, les soldats ont crié : « Vive la Suisse ! » Et lorsque, après la Marseillaise et l’hymne belge, la fanfare entama notre hymne national, tous, du même mouvement spontané, ont pris la position du garde à vous...

Le colonel de Cocatrix, dirigeant la région du Bas-Valais, m’a raconté ceci. Ce matin-là, lorsque le convoi arrivait à Monthey, une petite fille belge, hospitalisée chez des gens du pays, ayant entendu dire qu’il y avait des Belges avec les Français, se mit à pleurer tout à coup. Et elle criait : « Mon papa est là ! » On la conduisit auprès d’eux. Elle passa devant leur groupe. Mais elle ne vit pas son père. Et les Français et les Belges se détournaient en entendant ce cri d’enfant...

Le passage des convois à travers la Suisse alémanique m’a laissé une impression plus douce encore. Et je ne me suis jamais sentie aussi près de nos compatriotes de langue allemande que depuis ces heures-là.

Nous sommes à Interlaken. Et il faut changer de train pour gagner Wilderswyll. Une foule émue contemple le douloureux défilé, les boiteux, les amputés, appuyés sur leurs béquilles. Un adjudant a le pied coupé. Un boiteux se traîne si lentement qu’un Samaritain bernois l’a pris dans ses bras. On emporte sur un brancard le zouave qui a le fémur brisé, et le soldat qui a le pied dans du plâtre, et le garçon bran, si pâle, souffrant, dit-il de méningite, et qui a déjà l’air si lointain ! Des femmes pleurent.

— Qu’est-ce que vous voulez, dit l’un des plus souffrans, c’est pour la France !

Quelques minutes après, nous apercevions la petite gare de campagne, et parmi la foule, les uniformes des soldats français arrivés quelques semaines auparavant, Ils avaient l’air acclimaté déjà : mieux portans et gais, ils souriaient parmi les groupes de paysans bernois. Tout le long de la voie s’alignaient les petites filles en tabliers bleus, des bouquets dans les mains. Leurs tresses blondes dégageaient leurs fraîches figures hâlées qui souriaient ; derrière elles, juchés sur une barrière, les garçons, têtes nues, en blouses nettes, les dépassaient de tout leur buste. Quelle décoration que ces deux files d’enfans immobiles » dans ce bel ordre, et qui tournaient vers nous leurs visages ! Au moment où le convoi s’arrêta, ils tendirent leurs fleurs, et nous avons senti tout leur cœur jeté à la rencontre des soldats français.

La foule escorta les internés à travers le village, portant les musettes et les capotes. Le capitaine Stucki, commandant la région du Haut-Oberland, les installa paternellement dans les hôtels, visita chaque chambre, inspecta les moindres détails relatifs à leur bien-être. Eux, lorsqu’on les conduisit dans les chambres ensoleillées, aux larges fenêtres ouvrant sur les vergers, et où il y avait de bons lits, et même des armoires à glace, s’arrêtaient sur le seuil, éblouis.

— Ah ! on a bien perdu l’habitude de voir ça...

— Ah ! on ne saura pas dormir dans de si bons lits !

Un adjudant, qui depuis dix-sept ans appartient à l’armée, durement blessé, nous dit, son honnête figure toute crispée d’émotion :

— J’ai honte qu’on nous reçoive si bien ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Je devrais être sur le front...

Pour atteindre Adelboden, un village de l’Oberland, au fond d’une haute vallée, il faut trois heures de voiture. On répartit les soixante-sept Français et les cinquante et un Belges sur onze breaks. En dépit de leurs mines fatiguées et de leurs corps souffrans, ils avaient l’air de se préparer à une partie de plaisir. Les Français surtout retrouvaient déjà leur gaité et leurs plaisanteries. Il y avait deux petits Belges de dix-sept ans et demi, qui s’étaient engagés à seize ans et portaient crânement l’uniforme. On eût dit des enfans jouant au soldat, si l’on n’avait pas rencontré leur regard, ce regard sérieux qui se souvenait...,

Les onze breaks se suivaient le long de la route montante. On les voyait disparaître aux tournans, reparaître, s’élever lentement. Les soldats regardaient les longs plis chatoyans des prairies, les bois courbés sur le torrent ; la grandeur silencieuse de la haute montage les surprenait ; ils sentaient autour d’eux son calme bienfaisant. Puis, apercevant les fleurs dont les breaks étaient jonchés, ils disaient :

— Hier matin, à Constance... Hier après-midi à Constance... Et ils se taisaient tout à coup, comme s’ils n’avaient pu croire qu’ils fussent déjà si loin de leur captivité.

Et tandis qu’ils remuaient les souvenirs affreux des mois écoulés, je ne pouvais m’empêcher de songer à la parole de Rousseau : « Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l’air où je me trouvais la véritable cause du changement de mon humeur et du retour de cette paix intérieure que j’avais perdue si longtemps !... Je doute qu’aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs put tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l’air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale. » Puissent-ils oublier ici leurs souffrances ! Puissions-nous rendre à la France des hommes ayant retrouvé leur équilibre nerveux, redevenus forts et sains, prêts à prendre leur part de l’œuvre de reconstruction !

Le village d’Adelboden apparut avec la tour carrée de sa vieille église. Au moment où les breaks parvenaient sur la place où toute la population les attendait, les enfans groupés en avant se mirent à chanter. Et nous avons reconnu la douceur des paroles françaises. Les petits écoliers qui ne savent que l’allemand avaient appris un chant français pour souhaiter la bienvenue à nos hôtes dans la langue de leur patrie.

Lorsque les internés franchissaient par le Lötschberg la formidable barrière qui sépare l’Oberland du Valais alémanique, ils apercevaient, au moment où le train jaillit du dernier tunnel, la haute vallée déployée, les courbes du Rhône et ils voyaient surgir la ville de Brigue avec ses quatre clochers à boule, silhouettés sur le dédale des montagnes. Brigue qui reçoit tous les convois destinés aux vallées de Conche et de Zermatt, quoique prévenue au dernier moment, ne manqua jamais d’en- voyer sa fanfare jouer la Marseillaise à l’arrivée des convois. Quelques-uns s’en allaient demeurer a Viège. Celui-ci monta jusqu’à Zermatt. D’un bout à l’autre de la dure vallée, de Stalden jusqu’au pied des glaciers, tous les villages bruns, tassés autour de leur église blanche, semblaient en fête. Mais quelle fête sérieuse ! Et quels regards les gens peu loquaces jetaient sur leurs hôtes, à l’aspect si douloureux : un convoi de réformés, de tout jeunes gens et des vieillards, Français et Belges, appartenant aux régions envahies, en vêtemens de civils et plus minables que les soldats.

Lorsque, au crépuscule, nous sommes redescendus, on entendait se répondre les angelus lointains. A cette heure où les forêts s’adoucissent et se fondent en ombres violettes, le vent apportait les sons des cloches et les mêlait. Et il me semblait distinguer les carillons qui montaient des bords du torrent et ceux que sonnaient les villages perchés sur les rampes abruptes. Et c’était comme les voix unanimes et graves de toute la vallée qui priait pour le repos des cœurs de ses nouveaux habitans.


Je regarde un petit carton, marqué du drapeau fédéral et portant imprimés les mots : <c Soyez les bienvenus, soldats de France, » et signé : « Vos amis, les Suisses, » un petit carton qui fut distribué à Stanz à chaque interné français, témoignage irrécusable des vrais sentimens de notre peuple de la Suisse primitive. Il ne se laisse point égarer par certaines feuilles dont nous savons maintenant qu’elles furent inspirées par les Allemands. Certains courans germanophiles ne l’ont point entraîné. Il a balayé les durs souvenirs de 1798. Il a dit aux Français : « Vos amis, les Suisses. » Une vieille femme de la vallée d’Engelberg descendit de son chalet dans la montagne, fit plusieurs heures de chemin pour apporter aux Français le beurre qu’elle avait battu. Une autre offrait des poires séchées. Pauvre régal sans doute... Mais on donne ce qu’on a. Et le don de ces pauvres, qui se sont privés, me touche plus que tout ce que nous pouvons donner, nous autres qui sommes attachés à la France par notre culture, notre pensée, notre art… Mais ces rudes montagnardes de l’Engelberg qui ne parlent qu’un patois allemand, que lui doivent-elles, et pourquoi l’aiment-elles ? Sans doute, ne sauraient-elles pas l’expliquer. Et cependant, elles se sentent obscurément attirées vers la France par le sentiment le plus vivace de leur être simple : l’attachement à leur sol. Les soldats qui viennent vivre dans leur vallée ont souffert en défendant la patrie envahie. Alors elles cherchent, selon leur faible moyen, à leur témoigner leur amour.

Dans cet élan qui, à travers toute la Suisse, porta nos populations au-devant des prisonniers français, je saisis l’expression la plus profonde des sentimens d’un peuple qui a toujours pratiqué la liberté comme une religion. Ouvre-leur tes bras tout grands, ô mon pays, ouvre-leur tes vallées et tes forêts, choie-les sur ton sein maternel, accueille-les le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux, car tu sais bien que leur cause est ta cause. Ceux qui versent leur sang pour défendre la patrie envahie, jamais ne t’ont laissé indifférent, toi qui t’es dressé tant de fois devant l’envahisseur, toi dont la volonté de vivre libre fut plus forte que la force : tu reçois comme tes enfans tous ceux qui souffrent pour la liberté !


Ce qu’ils racontent…

Dans l’excitation du voyage et l’allégresse de l’arrivée, encouragés par la sympathie qu’ils lisent dans nos yeux, quelques-uns racontent avec une sorte de hâte fiévreuse, comme s’ils croyaient, à force d’évoquer les images de là-bas, en alléger l’obsession. Les choses qu’ils nous disent, nous les connaissons déjà… Nous avons lu ces journaux de rapatriés qui commencent à paraître. Nous avons lu maint récit des premières semaines de la guerre… Et cependant, à écouter ces paroles, en présence de l’homme qui vécut le drame, en face de ce visage souffrant, en recevant ce regard qui s’anime ou s’attriste et parfois semble comme halluciné, quel relief elles prennent, ces bribes de vie héroïque ou douloureuse, avec quelle violence ils les dressent devant nous, ces images !… Ce n’est pas leur voix seulement qui raconte, c’est tout leur être amaigri, c’est leur geste et leur allure, et c’est tout ce qu’ils ne disent pas qui nous fait tressaillir et qui devient sensible et vivant devant nous.

Récits de bataille. Beaucoup d’entre eux furent blessés dans les premières semaines de la guerre. Ils sont restés sous l’impression de ces heures terribles et magnifiques, et ils n’ont pas eu la consolation de la Marne. Il y eut ceux qui furent pris dans les combats de la Meuse et dont les troupes sacrifiées retardèrent les Allemands. Ils demeurèrent ensuite de longues semaines sans connaître la victoire.

Ils gardent l’image indélébile de l’invasion.

— Je vois toujours une femme dont les cheveux brûlaient... Elle tenait son petit dans ses bras. Elle reçut une balle dans la tête et tomba morte. L’enfant tomba sur elle...

Un garçon de Noyon, qui était employé de chemin de fer, a vu passer la cohue des réfugiés de la Belgique et du Nord de la France.

— Les routes étaient noires de monde. Il en venait, il en venait, sans arrêt, le jour, la nuit. Et si misérables, avec une masse d’enfans à qui l’on ne savait quoi donner à manger... Alors, nous qui avions aussi un petit, nous avons eu peur de nous sauver...

C’est ainsi qu’il fut pris, envoyé en Allemagne, où il demeura dix mois sans nouvelles. Quand, au bout de dix mois, il a vu la première carte de sa femme, il a pensé : « Ça me rend vivant ! » Naturellement, il ne recevait pas de colis. On leur donnait une boule de pain pour trois jours. Mais quelquefois, « ils ne pouvaient pas retenir leur faim, » et ils mangeaient tout le pain le premier jour... A force de rester dans la boue et dans l’eau, ils avaient toujours les pieds glacés.

Ils racontent l’horreur des premiers jours, où, blessés, ils attendaient, dans quelque grange, entassés, sans pansemens, sans soins, sans eau, et dévorés par les mouches... Les cama- rades mouraient au milieu d’eux. L’odeur était intolérable...

Puis ce fut le transfert à travers l’Allemagne, dans des wagons de 4° classe, dans des wagons à bestiaux où les blessés étaient entassés sur très peu de paille.

— Plusieurs blessés ont eu des hémorragies. Ils voyaient couler leur sang et ils appelaient au secours... Et ils sont morts là sous nos yeux...

Et puis, c’est la vie des camps.

— Le premier hiver, dans l’infirmerie où j’étais, on avait mis des blessés et des tuberculeux. Trois mouraient par jour, en moyenne. Une nuit, l’infirmier se leva, et il en trouva un mort dans son lit. Il alla au lit suivant, et l’homme aussi était mort. Et il en trouva encore un troisième… Après, quand ce ne fut plus l’hiver, cela alla mieux.

Des Belges et des Français appartenant aux terres envahies n’ont jamais reçu de colis. Un petit civil de vingt-trois ans n’a reçu son premier paquet qu’au mois de mars dernier. Heureusement, ils étaient quatre camarades du même pays, et celui qui avait donnait aux autres.

Jamais de colis !… Après tout l’effort unanime des familles et des Comités !… Peut-être les envois collectifs tels qu’on va les effectuer désormais atténueront-ils de pareilles injustices.

Ils décrivent la souffrance des Russes affamés qui ramassent avec les mains, dans la boue, la soupe renversée, qui vont chercher dans les ordures des débris affreux. Ils étaient si affaiblis qu’on les voyait tomber quand ils allaient à la corvée. Quelques-uns mouraient ainsi, sur place.

— Il y avait une masse de Russes qui mouraient. On les mettait, enveloppés d’une toile, dans un grand sillon, tous ensemble. Et puis on mettait de la terre dessus…

Leur misère était telle qu’ils vendaient pour rien leurs bardes. Un territorial nous montre sa vareuse beige taillée dans une capote de Russe qu’il a payée un mark, et de belles bottes presque neuves qui lui ont coûté deux marks. Ou leur achetait une montre pour un mark.

— Et une magnifique montre, en or, la plus belle que j’aie jamais vue, s’est vendue pour dix francs.

L’arrivée des Serbes reste gravée dans les mémoires. Les prisonniers serbes, après la retraite de l’automne 1915, furent amenés dans les camps à la fin de décembre, affamés, demi-nus, exténués, les pieds saignans. Les Français et les Belges leur donnèrent de la nourriture. Ils se jetèrent dessus. Bientôt on dut les mettre dans un camp d’isolement, car ils apportaient la variole. Au mois de mars, on les fit partir pour un autre camp et ils travaillèrent dans les marais. À la fin de mai, on les vit revenir dans le camp des isolés. Et on disait qu’ils avaient le typhus…

Et puis ce sont des récits d’évasions invraisemblables, dénotant une invention, une ténacité, une audace merveilleuses, et révélant quelles souffrances !…

— S’échapper... mais on y pense... on y pense, on ne pense qu’à ça !

Un tout jeune garçon, au moment d’atteindre la frontière avec son camarade, se croyant déjà en Hollande, laissa échapper un mot de français. Une fillette l’entendit et cria : « Französe ! » en s’enfuyant vers sa mère. Après trente nuits de marche, après tant de souffrances et de dangers, il put à peine s’empêcher de pleurer lorsqu’il vit les soldats allemands qui lui barraient la route.

Un soldat parisien avait réussi à se sauver avec un sergent. Ils n’étaient plus qu’à vingt kilomètres de la frontière, lorsqu’ils durent passer une rivière. Lui ne savait pas nager. Alors ils prirent le pont. Des soldats allemands les mirent en joue. Ils risquèrent le tout pour le tout et coururent sur ce pont. Les Allemands tirèrent. Le sergent tomba mort. Lui fut ramené et mis en prison pour quatorze jours... Il ajoute :

— Les parens du sergent avaient un autre fils tué sur le front...

Nous ne transcrivons pas les récits les plus sensationnels. On comprendra pourquoi.

Ils énumèrent les punitions : les jours de cellule, les heures que l’on passe « au poteau, » attaché, les pieds dans la boue, dans la neige, les promenades forcées autour du camp, le dos chargé... les lettres supprimées, pendant trois semaines. Et puis les petites vexations, les deux gamelles de soupe immangeable, que l’on vous force à avaler... Et puis le camp « de représailles... »

— Même au camp de représailles, nous avions organisé des représentations, quand même on n’en avait pas envie... mais pour les faire aller...

Le 13 juillet, ils organisèrent une revue et défilèrent en chan- tant la Marseillaise, et promenant des drapeaux français qu’ils avaient confectionnés avec leurs ceintures rouges et bleues. Quelle affaire ! Les soldats allemands sortirent avec leurs baïonnettes, mais seulement pour les menacer, » car ils savaient bien que les Français ne voulaient que faire un peu de scandale... »

— Les Allemands n’étaient pas excités contre nous, comme ils sont excités contre les Anglais...

Ils citent de menus faits. Ils ont un sourire parfois. Et toujours nous sommes surpris de leur façon objective d’apprécier les événemens. Les « intellectuels » seuls profèrent des injures. Les autres ne se départent pas de leur philosophie parfois sereine et parfois narquoise, où passe la résignation du pauvre diable, et leur irrésistible belle humeur française.

— On sait bien, n’est-ce pas, que, quand on est prisonnier, on ne peut pas être assis à la table d’honneur...

— Et puis, vous savez, tout ça ne nous a pas empêchés de leur jouer de bons tours tout de même...

Et le soldat français se consolait de ses misères, oubliait sa faim et ses ennuis en se régalant à la pensée du « bon tour » qu’il avait joué au gardien allemand.

Ils ont une manière d’expliquer les choses, mi-gouailleuse et mi-raisonnable :

— Le commandant de notre camp, du jour où il a su que son fils était prisonnier en France, il a tout à fait changé avec nous, on ne le reconnaissait plus...

Ils sont unanimes à dire qu’a on est moins malheureux dans les camps qu’au commencement. » L’organisation est meilleure. Et meilleure l’hygiène. On a installé partout des bains et des douches. Et le pullulement de la vermine qui les a fait tant souffrir, la première année, semble définitivement enrayé. Ces améliorations furent souvent dues à la présence et aux réclamations de visiteurs neutres, notamment des Américains et des Suisses. Que ne peut-on multiplier ces visites ?...

En dépit des améliorations, plus les mois s’écoulent et plus la captivité devient lourde, plus intolérable devient l’éloignement des êtres chers. Je me rappelle la plainte nostalgique d’un de ces soldats :

— Là-bas nous n’entendions aucun grillon, aucun oiseau, rien... nous étions délaissés par tous, même par les oiseaux...

Plainte si mesurée ! plus éloquente que toutes les récriminations...

Ce qu’ils racontent encore, ce sont de beaux traits de courage.

En avril 1915, un camp fut menacé du typhus exanthématique ; un Belge, qui autrefois résidait à Paris où il s’occupait de désinfection, interné dans ce camp, réussit à conjurer l’épidémie. Aidé d’un adjudant et d’un étudiant en médecine belge, il désinfectait les baraquemens au fur et à mesure, avec des moyens de fortune.

— Pendant un mois nous avons été inspecter les Russes suspects, et nous les lavions chaque jour. Sur 300 Russes il y en avait 295 qui avaient de la vermine jusque dans les sourcils. Nous les avons soignés avec des onguens et nous visitions leur linge chaque fois... Ce Belge, il est resté là-bas... Ils ont voulu lui donner la croix de fer. Mais il l’a refusée...

Dans un autre camp, ce fut un médecin français qui réussit à arrêter l’épidémie déchaînée. Il y avait déjà deux mille morts quand il parvint, à force de courage, à s’en rendre maître. Plusieurs médecins français sont morts.

Enfin voici, textuellement rapportée, la déposition qu’un Français interné à Yverdon a adressée à un officier interné dans le même secteur [4]. Après avoir raconté qu’étant parti de France avec l’aviateur Védrines, il fut fait prisonnier au fort de Blangy, près de Saint-Mihiel, il poursuit :

« Je tiendrais à vous annoncer que le caporal aviateur Gilbert, de Charleville, fout en remplissant une mission analogue à la mienne, resta environ pendant dix jours dans les pays occupés. De là il voulut regagner la France et la Hollande. Mais en franchissant la troisième barricade de fils barbelés qui entouraient la frontière hollandaise, le camarade Gilbert fut pris par les Allemands. Ensuite ramené à Laon, il fut condamné à mort par le Conseil de guerre de cette ville. A la suite de ce jugement, il fut exécuté le 5 septembre 1915. Il demanda sa grâce à l’Empereur, mais elle lui fut refusée. Comme j’ai été enfermé dans sa cellule, j’ai remarqué sur le mur une inscription faite de sa propre main, dont voici les termes précis : « Prévenir ma mère qui habite Brest (Finistère), que, ayant bien rempli mon devoir envers ma Patrie, je ne vais mourir qu’avec un seul regret, savoir si j’ai quelque chose à me faire pardonner d’elle. »

Et l’interné demandait qu’on voulût bien prévenir la mère de Gilbert et qu’on lui transmit le message.

Gilbert qui allait mourir, et qui sut envoyer à sa mère tout son amour dans cette parole sublime, encore un de ces héros obscurs qui font la France si grande !


— Quand nous serons guéris, dans deux mois... dans trois mois, est-ce qu’il faudra retourner en Allemagne ?

Telle est leur grande préoccupation en arrivant, la question anxieuse qu’ils posent. Oh ! non, pauvres enfans, nous vous gardons jusqu’à la fin de la guerre... L’un d’eux m’a dit :

— Quand je serai guéri, dans trois ou quatre mois, je retournerais bien en Allemagne pour laisser la place aux autres... C’est la justice...

Et cependant ils ont coutume de s’écrier :

— Retourner là-bas... autant mourir !

Il s’agit donc de prévoir un internement qui peut être de longue durée. Et il s’agit d’adapter nos hôtes à notre vie.

Une fois passée l’excitation du premier jour, ils laissent apparaître une sorte d’accablement. Ils donnent l’impression d’hommes désaccoutumés de l’action, désemparés, dont l’énergie s’est usée et qui ont de la peine à reprendre une discipline normale. Et puis, peu à peu, les soins, la nourriture abondante et leur jeunesse aidant, et aussi « les bains de l’air salubre et bienfaisant, » ils reprennent une allure d’hommes libres, et ils retrouvent le goût de vivre. Pour faciliter l’observation de la discipline militaire à laquelle ils sont soumis, les internés français, belges et anglais sont répartis dans les hôtels [5] suivant leur nationalité. On a pris garde, autant que possible, de ne point séparer les camarades venus d’un même camp et qui demandaient à rester ensemble. Dans chaque hôtel ils sont commandés par un sous-officier interné, « le chef d’établissement. » Et tous les « établissemens » d’une localité sont sous les ordres d’un sous-officier, le plus élevé en grade, nommé chef de secteur, et responsable vis-à-vis de l’officier sanitaire suisse dirigeant. Dans chaque lieu d’internement, un rayon de plusieurs kilomètres est offert à leurs promenades. Au delà de ce rayon, une permission devient nécessaire.

Le médecin en chef de l’armée, le colonel Hauser, dirige tout le service de l’internement des prisonniers de guerre.

Les internés sont prévenus dès leur arrivée que des infractions trop graves à la discipline seraient suivies du renvoi en Allemagne. Le fait ne s’est point encore produit. On aurait de la peine à se résoudre à une aussi dure mesure. Les insoumis, — sur un nombre d’hommes aussi considérable [6], il faut bien s’attendre à rencontrer quelques fortes têtes, — ont été transférés dans un pénitencier agricole. Ils sont rares. D’une façon générale, on peut dire que les internés, par leur tenue et leur politesse, font chez nous de la bonne « propagande française. »

— On aime beaucoup les Français ici, nous disait, à Thoune, un brave employé suisse aléman. Et d’abord, les Français, ils sont les plus polis...

Des traits de cette politesse, de cette délicatesse de sentimens, combien n’en pourrait-on pas citer !

Une école de jeunes filles en promenade descendait à Saint- Cergues et Chantalt en chœur. Au tournant de la route, elles aperçurent les soldats français et s’interrompirent de leur chant. D’une voix unanime elles crièrent : « Vive la France ! » Alors, eux, spontanément, tandis qu’elles défilaient, se sont alignés et se sont mis au port d’armes devant ces enfans.

Un interné très souffrant ne pouvait supporter aucune nourriture. Chaque jour, le médecin soucieux entrait dans sa chambre et recevait la même réponse. Le soldat, craignant qu’il ne fût froissé, lui dit vivement :

— Oh ! monsieur le major... ce n’est pas à cause de ce que vous me donnez ici... c’est à cause des cochonneries que j’ai mangées là-bas !

Ils sont très sensibles à l’atmosphère de sympathie et d’affection qu’ils sentent autour d’eux. Affection qui, dans certaines localités, confine à l’idolâtrie, et dont on est obligé parfois de préserver les internés. Il a fallu interdire les invitations chez les habitans qui offraient de trop copieuses libations, oubliant, dans l’effusion de leur enthousiasme, que nos hôtes sont des malades.

A Interlaken, et dans beaucoup d’autres villes, un groupe de dames se charge de faire blanchir le linge des soldats. Et elles viennent à tour de rôle, une fois par semaine, surveiller l’état des sous-vêtemens [7], raccommoder, recoudre, rendre de menus services maternels. Un peu partout, des comités de secours [8] se sont formés.

Mais c’est surtout dans les regards et les sourires des passans que nos hôtes lisent notre amitié, et dans l’admiration muette que leur ont vouée nos enfans. Les petits enfans d’Interlaken réclament sans cesse « les Français » et se sauvent de la maison pour aller les rejoindre. Il n’est pas rare de rencontrer un brave troupier escorté de deux blonds petits gars aux joues rouges, qui tiennent fièrement sa main serrée dans leurs menottes. Leurs parens leur ont appris à dire : « Vive la France ! » et ce sont les premiers mots de français qu’ils ont su prononcer. Combien j’aime ce timide hommage des silencieux petits gars de l’Oberland !

Des paysans de la Suisse primitive ont cherché un dictionnaire et laborieusement élaboré des phrases françaises. D’ailleurs, il est tant de moyens de se comprendre sans paroles ! C’est un soir, à Thoune, dans le jardin d’un hôtel habité par des soldats français, un jardin où les aubépines se fanent, où les roses commencent à fleurir et qu’une balustrade sépare du quai étroit bordant l’Aar. Les internés viennent d’achever leur souper, et je les regarde flâner le long des allées bordées de myosotis, sous les arceaux de vigne de Canada. Les uns, sur le quai, se promènent. D’autres pêchent à la ligne. Les derniers rayons du couchant dorent le ciel. On respire l’odeur fraîche et vive de l’eau courante. Les moires vertes de l’Aar glissent rapides sous les arbres penchés. Il fait bon dans ce jardin sentimental si soigné, où les internés forment des groupes sourians. Un petit soldat est venu s’asseoir à côté de moi, un jardinier de l’Aube. Il est joyeux parce qu’il a trouvé un emploi. Aujourd’hui, il est allé au cimetière arranger la tombe de famille d’un capitaine suisse. Son ancien patron et ses quatre camarades apprentis jardiniers furent tués à l’ennemi. Sur six, il reste seul.

Cependant une phrase allemande prononcée par des passans arrive jusqu’à nous. Il les suit des yeux et dit doucement :

— Les gens d’ici, ils parlent allemand… ça ne les empêche pas d’avoir bon cœur…

À ce moment, trois soldats suisses, sur le quai, l’apercevant dans le jardin, le saluent. Il me dit :

— On est bons camarades… Quelquefois le soir, on se promène ensemble. On cause.

— Ah ! vous en avez des choses à leur raconter !

Il sourit d’un air modeste.

— N’est-ce pas, ça intéresse toujours de causer de la guerre.

Il a été blessé et pris à la fin d’août 1914.

— Mais on a vu le plus terrible. Il n’y avait pas de tranchées alors... On faisait des murs avec les corps des camarades. On avait le cœur dur... Fallait ça !

Un autre troupier renchérit. Lui, il a vu le fils du général de C... mort au bord de la route, un beau garçon, fort...

Ils se taisent et regardent passer les promeneurs sur le quai.

— Moi, j’ai toujours été gai, dit le jardinier de l’Aube. La dernière lettre que j’ai écrite à ma mère, avant de me battre... je lui disais : « Ne te fais pas de mauvais sang. Tous ceux qui vont à la guerre ne sont pas tués... »

Cependant la lumière décline. Les gens de Thoune défilent lentement sur ce quai devenu leur promenade favorite : jeunes filles qui s’en vont deux à deux, et quelques-unes ont arboré une pochette tricolore ; graves amoureux se tenant par le bras ; groupes d’employés, familles laborieuses qui viennent prendre l’air, une fois la journée finie, le père donnant la main aux plus jeunes enfans. Et tous ont ralenti leur marche, en passant, ont regardé dans le jardin. Ils ont envoyé un sourire, un salut discret. Je voyais leur visage s’épanouir brusquement en apercevant au milieu des fleurs les soldats au repos, détendus, la mine contente ; ce soir, comme tous les autres soirs, les gens de Thoune sont venus retrouver la vision de ce jardin où leurs hôtes sont heureux. Je sentais l’amitié de tous ces inconnus qui venait à nous, silencieusement, à travers les feuillages. Et il me semblait que ce jardin se remplissait de présences affectueuses et muettes.


Dès qu’ils ont échappé au cauchemar de leur captivité, le rêve des soldats est de faire venir ceux qu’ils aiment. Nous avons vu arriver du fond de la France des paysannes, émues, effrayées et radieuses à la fois. L’une d’elles, qui apportait à son fils un panier de fleurs de sa Provence, nous dit :

— Quand je suis montée, je ne pouvais rien voir, je me faisais trop de mauvais sang ! Mais à présent, mes yeux ne sont pas assez grands pour regarder !...

Des mères amènent leurs enfans. Et l’on rencontre sur les routes des soldats rayonnans qui portent sur l’épaule, ou qui tiennent par la main, leur petit. Nos médecins qui soignent les internés trouvent dans ces visites un précieux adjuvant : un peu de bonheur... il n’est rien de tel pour améliorer la santé.

Un soir, dans le train qui nous emmenait de Zermatt, nous avons vu, devant la gare de Saint-Nicolas, un soldat qui attendait. La capote, le pantalon garance semblaient tout neufs. Il y avait, répandu sur toute sa personne, un air de fête.

— Tu attends quelqu’un ? lui demanda le capitaine français qui se trouvait avec nous.

Il dit, le visage illuminé :

— Ma femme...

Et tandis que le capitaine lui parlait, il s’efforçait bien de répondre, mais son regard s’en allait le long du ruban de rail, guetter le train. Il l’aperçut enfin. Et l’officier se tut.

Lentement le petit train électrique acheva sa montée. Et, à l’instant où il s’arrêtait, le nôtre se remit en marche. Mais nous avons vu la silhouette de la jeune femme qui se penchait sur la plate-forme et sauta la première, et le soldat qui courait à elle, et le brusque baiser, et leurs bras enlacés soudain et qui semblaient ne plus pouvoir se détacher... Aucun de nous ne dit une parole. Et le cadre des hautes montagnes vacilla une seconde devant nos yeux troublés.

Mais il y avait des internés qui supputaient tristement la dépense du voyage et du séjour et qui se taisaient, sachant qu’une telle joie leur était interdite. Dans un village de l’Oberland, un soldat pleurait et ne mangeait guère, et gardait son visage tiré, parce qu’il était trop pauvre pour faire venir sa femme et son petit. L’hôtesse, apitoyée, offrit pour eux l’hospitalité. Quelques habitans se cotisèrent. On trouva l’argent du voyage, et de quoi donner une petite somme en plus. Et le soldat radieux, transfiguré, attend son bonheur.

Désormais, la question d’argent ne sera plus un obstacle, et tous nos internés auront droit à cette joie si nécessaire, tous, hormis ceux dont les familles sont restées dans les départemens envahis. Il est déjà bien assez dur que ceux-ci soient privés... [9].

Les médecins dirigeans cherchent à occuper les internés dans la mesure de leurs forces revenues. Une bibliothèque circulante est déjà constituée. On prévoit, pour cet hiver, des conférences. Les étudians internés seront admis dans nos universités. Le médecin en chef de l’armée, le colonel Hauser, préconise la fondation de « foyers du soldat, » salles de réunions confortables et gaies, où les soldats habitant différens hôtels peuvent se rejoindre, trouvent de la lecture et des boissons non alcooliques à des prix minimes [10]. On commence à employer les mieux portans qui le désirent aux travaux des champs et au jardinage. A Leysin, où l’expérience est la plus significative, parce qu’elle dure depuis plus longtemps, on a déjà installé quatre ateliers où les hommes travaillent deux heures par jour pour se distraire sans se fatiguer. L’atelier de menuiserie fabrique des jouets d’enfans sous la direction de ce lieutenant qui, en Allemagne, pour tromper sa faim de la maison, créa, avec son couteau et des boîtes de cigares, une merveilleuse maison de poupée. Les internés de Leysin ont même composé une revue qui eut un grand succès : ils envoyèrent les deux tiers de la recette aux prisonniers, et le reste fut destiné « à nos camarades suisses, belges et français. » Les habitans de chaque hôtel forment une petite communauté où l’on partage les plaisirs et les peines. Les soldats adoptent les civils internés avec eux, souvent très malheureux, et prennent sur leur solde pour leur constituer un peu d’argent de poche. Un chef d’établissement, dans un hôtel de Spiez, a organisé pour venir en aide « à ses civils » une caisse mutuelle.

— Ceux qui reçoivent de l’argent peuvent bien donner deux sous par jour pour les camarades, me dit-il. Qu’est-ce que c’est ? deux cigares de moins qu’on fume...

Ainsi la camaraderie a survécu à l’existence des tranchées et à l’existence des camps. L’entr’aide continue. Des liens nouveaux se sont formés. La générosité du troupier français reste un des traits de son caractère avec cette sentimentalité si jolie qu’il cache sous un sourire.

— Voyez, madame, ce bouquet, disait l’un d’eux en désignant un bouquet séché au-dessus de son lit, je l’ai reçu à mon arrivée... il rentrera en France avec moi...

Et je repense au mot d’un des leurs qui, voulant exprimer sa gratitude, a dit : « Les Français savent aimer. »

Nous ne les guérirons pas tous...

Un certain nombre d’hommes, diagnostiqués trop malades, ont été rapatriés comme « grands blessés » peu après leur arrivée en Suisse. Quelques-uns sont morts chez nous. Ils s’en sont allés avant d’avoir accompli la dernière étape. L’un d’eux mourut à Montreux. Et la municipalité offrit une concession perpétuelle dans son cimetière au petit soldat français qui aura désormais sa demeure parmi les nôtres à jamais.

A Leysin, par une matinée de juin, nous avons mené le deuil de deux soldats dont l’état s’était aggravé si subitement que les familles n’avaient pu arriver à temps... Dans la petite église catholique, au sommet du village, les deux cercueils, l’un à côté de l’autre, sont recouverts du drapeau tricolore. Et l’on apporte de longues palmes, des couronnes de pensées et de roses.

Cependant, des différens hôtels, des contingens de soldats sont montés : des Français, des Belges, des Anglais, et les Suisses de la clinique militaire. L’église se remplit entièrement.

La messe commençait lorsque la troupe suisse, venue de Saint-Maurice, entra silencieusement, le fusil au bras et vint se ranger contre les murailles, encadrant la nef.

Tout à coup, un cri déchira le silence. Et l’on vit entrer une vieille paysanne courbée que deux soldats conduisaient. Sans doute n’avait-elle pas voulu croire la dépêche alarmante. Et, tout à l’heure, en arrivant, elle a brutalement compris. Sa plainte déchirante amenait des larmes dans les yeux de tous ces hommes. Et les paroles du prêtre, les chants psalmodiés, la sonnette de l’élévation, les brefs commandemens militaires, les battemens des tambours voilés de crêpe nous parvenaient comme enveloppés de cette plainte affreuse que rien ne pouvait apaiser.

On emporta les cercueils. A l’instant où ils franchissaient le seuil de l’église, la fanfare militaire entonna la Marseillaise. Et ce fut comme si la patrie lointaine consacrait le sacrifice.

L’interminable cortège s’est formé derrière les deux corbillards couverts de fleurs. Il allait très lentement au pas rythmé d’une marche funèbre. Il suivit les longues courbes de la route, traversa le village, se déroula entre les prés tout en fleurs, et s’engagea dans la forêt. Lorsque le chemin descendait, on voyait cette houle des képis, tous ces uniformes différens, capotes bleu horizon, pantalons garance, tenue noire des prisonniers, vareuses khakis, ondulant sous les grands sapins immobiles, et l’on retrouvait le turban d’un Algérien, et les deux soldats indous, aux yeux nostalgiques et dont personne n’arrive à se faire comprendre. Et ce cortège semblait un seul être, mesurant son pas d’un même mouvement, saisi par une pensée unique, et recueilli dans une seule tristesse.

Le lointain cimetière incliné vers la vallée du Rhône, et où cinq soldats français, déjà, reposent, se remplit de cette foule disciplinée et muette. Il y eut quelques viriles paroles, l’adieu adressé aux morts. Les soldats suisses ont tiré les salves réglementaires. Et pendant toute la cérémonie, la mère, sourde, inconsciente et désespérée, ne cessait de parler à son fils.

Des femmes en deuil s’abandonnaient à leurs pleurs. Le frère de l’autre mort sanglotait. Et à ces plaintes et à ces larmes, ii me semblait entendre répondre, par milliers, d’autres cris maternels et d’autres sanglots. La douleur unanime du monde écrasa nos cœurs, emplit brusquement l’étendue. Et l’admirable paysage, soudain obscurci, ne nous apparut plus que comme le cadre insensible de tout le déchirement humain... Peu à peu les hautes cimes dressées en face de nous, la vallée où serpentait le fleuve, les forets toutes proches, firent passer en nous l’image de la patrie. La patrie, à qui de telles souffrances sont offertes et pour qui ceux qui souffrent ne souffrent pas en vain.

Dormez donc auprès de nous votre dernier sommeil, petits soldats obscurs que nous n’avons pu sauver. Votre présence parmi nous est une chère présence. Nous vous avons vus souffrir et mourir. Et nous vous aimons davantage. Et nous les aimons davantage aussi ceux qui s’en retournent maintenant, et dont je vois les uniformes pressés sous les branches étendues de la forêt. Ils gardent dans leurs yeux l’image de cette femme courbée qui évoquait en eux la silhouette maternelle. A cet instant, la nostalgie de la patrie interdite obsède plus impérieusement leur cœur. Mais sans doute redisent-ils la parole de l’un d’eux : « C’est pour la France ! »

Et tandis que les cuivres jettent au vent les notes ardentes d’une marche triomphale, ils hâtent inconsciemment le pas ; une force nouvelle les redresse, et, par-dessus la haute barrière des montagnes, ils regardent, devant eux, l’avenir.


NOËLLE ROGER.

  1. Déjà à la fin de 1914 le Conseil fédéral avait entamé les négociations. Le Saint-Père les reprit au printemps de 1915. Elles aboutirent à la fin de la même année.
  2. De ces vingt catégories sont exclues les maladies transmissibles, à l’exception de la tuberculose. Les tuberculeux sont réunis à Leysin et à Montana, dans des sanatoria, et soumis au traitement spécial que nécessite leur état. Plusieurs, aujourd’hui guéris, ont été envoyés dans d’autres stations.
  3. Les nations belligérantes se sont engagées à rendre à la Suisse les internés qui s’évaderaient ; ils seraient alors renvoyés à leurs camps respectifs.
  4. Document communiqué par le commandant L..., interné à Yverdon.
  5. Les États belligérans remboursent à la Suisse les frais de nourriture et de logement, calculés le plus bas possible dans les difficiles conditions actuelles.
  6. Les prisonniers français internés en Suisse sont aujourd’hui au nombre de 8 930 ; 884 arrivèrent dans la première série de convois ; 8 066 dans la série de mai.
  7. Le gouvernement français pourvoit les internés des vêtemens nécessaires peu de semaines après leur arrivée.
  8. Les internés jouissent de la franchise postale en Suisse pour leurs lettres, leurs mandats et les colis jusqu’à cinq kilogrammes.
  9. La colonie suisse de Paris vient de créer un fonds destiné à faciliter les visites des familles d’internés. Une œuvre connexe s’est fondée à Lausanne : l’œuvre du « Revoir. »
  10. Trois « foyers » sont déjà ouverts : à Leysin, à Montana, à Blonay. D’autres s’ouvriront bientôt.