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I


Un journal du 23 décembre 1888, à l’article Visite des bouges, s’étonnait que les gens préposés à cette visite eussent trouvé dans un des endroits qu’il plaît d’appeler bouges, une femme seule à une sorte de tribune, disant : l’anarchie c’est l’ordre par l’harmonie.

Il faut bien que la vérité monte des bouges, puisque d’en haut ne viennent que des mensonges.

Il faut bien que les déshérités, les hors la loi de la force cherchent le droit.

Les maux intolérables qu’ils souffrent depuis le commencement des sociétés humaines sont arrivés à une acuité si grande qu’ils ont résolu de s’en débarrasser comme on arrache un vêtement enflammé en laissant après des lambeaux de sa chair.

Ce n’est pas que les misérables n’aient bien des fois déjà tenté leur délivrance, mais c’était toujours dans une telle nuit d’ignorance qu’ils s’écrasaient dans les issues sans pouvoir sortir.

L’oiseau ne bâtit guère dans les mêmes conditions son nid une première fois brisé ; l’animal chassé, s’il échappe au piège ou aux chiens, n’est pas dupe une seconde fois. Les hommes seuls subissent éternellement les mêmes douleurs, n’ayant jamais voulu changer les conditions qui les produisent.

Il faudra bien qu’enfin le nid de l’humanité soit sur une branche solide, il faudra bien qu’on en change la base au lieu de perdre le temps à placer autrement les brins de paille.

La base ce sera la justice égalitaire au lieu de la force.

Ce n’est pas nous qui faisons ce nouvel ordre de choses, c’est l’heure, les circonstances s’entassent ; la lutte du désespoir, sans peur et sans merci, est maintenant raisonnée. Ce n’est plus le troupeau humain que la force comme un belluaire peut abattre ; c’est la jeune humanité se levant à l’aube toute prête à terrasser les monstres ; armée par la science de moyens invincibles.

Il faudra bien alors que des fructidors magnifiques et paisibles donnent à tous le grain qui germe aujourd’hui dans le sang des foules.

Savoir, vouloir, oser se taire, disait l’Égypte des sphynx ! Nous savons notre but, c’est la délivrance de tous, par tous, nous le voulons et nous l’oserons. Quant à nous taire, c’est là où nous différons des sphynx, car le plus haut possible nous le crions aux privilégiés pour qu’ils comprennent l’iniquité de l’ordre de choses qui les protège ; aux déshérités pour qu’ils se révoltent.

N’est-ce pas un crime d’attendre pendant que des millions d’êtres sont écrasés sous la meule de misère comme un froment humain, comme les grappes au pressoir ; c’est sous cette forme que le monde bourgeois mange son pain et boit son vin, il commence ainsi sous les deux espèces.

Considérons les choses de sang-froid : ceux qui ont vu des incendies de fermes savent que dans ces occasions on a beau chasser les chevaux affollés ; ils se plongent dans les flammes plutôt que de quitter l’écurie qui croule sur eux ; eh bien, une partie de la grande foule est ainsi.

Heureusement, on ne peut pas vivre les jours d’autrefois et le vieux monde, pareil aux arbres cent fois séculaires, va d’un instant à l’autre tomber en poussière.

Le pouvoir est mort, s’étant comme les scorpions tué lui-même ; le capital est une fiction, puisque sans le travail il ne peut exister, et ce n’est pas souffrir pour la République qu’il faut ; mais faire la République sociale.

Le malheureux père, qui donne ces jours-ci à son fils, un verre d’acide sulfurique pour un verre de vin blanc n’était pas coupable, l’enfant n’en périt pas moins, il en est de même de ce régime de grands chemins qu’on présente comme la République, on croit trouver la vie, c’est la mort. Il n’existe aucune différence entre un empire et tout gouvernement régi par les mêmes moyens, si ce n’est le titre et la quantité des souverains. Notre République a des rois par milliers.

Ce qui pourrait s’appeler respublicæ ce serait la chose de tous, l’humanité libre sur le monde libre.

Le travail mort, la misère, immense pour les peuples ; l’abondance et le bon plaisir pour les maîtres, tels sont dans le monde entier les gouvernements. Vous avez beau appeler cela de tous les noms possibles, ils ont les mêmes, ce sont donc des empires autrement habillés.

Nous aurions tort cependant de ne pas reconnaître combien est grande la logique des choses ; plus de préjugés sont tombés cette année que nous n’en avions vu disparaître pendant toute notre vie, — ce n’est pas que nous les avons détruits, ceux à qui profitent ces préjugés les ont tellement pressurés, ils en ont tellement fait des vaches à lait que les plus naïfs ouvrent les yeux — les cordes trop tirées cassent de toutes parts.

Peut-on encore parler du suffrage universel sans rire ? tous sont obligés de reconnaître que c’est une mauvaise arme ; que du reste le pouvoir en tient le manche, ce qui ne laisse guère aux bons électeurs que le choix des moyens pour être tonquinés ou endormis.

Quand Ataï fit révolter les tribus contre l’occupation française pour reprendre leur liberté, on les combattit avec des obusiers de montagnes, contre des sagaies (ce qui donna la victoire à ce qu’on appelle la civilisation) sur ce qu’il est convenu d’appeler la sauvagerie.

C’était très beau pour les Canaques, de se dresser contre l’artillerie moderne avec la sagaie, la fronde et quelques vieux fusils à pierre obtenus par de longues années de louage à Nouméa. Mais l’issue de la lutte ne pouvait être douteuse.

Eh bien, les bulletins de vote destinés à être emportés par le vent avec les promesses des candidats ne valent pas mieux que les sagaies contre les canons.

Pensez-vous, citoyens, que les gouvernants vous les laisseraient si vous pouviez vous en servir pour faire une révolution ?

Votre vote c’est la prière aux dieux sourds de toutes les mythologies, quelque chose comme le mugissement du bœuf flairant l’abattoir, il faudrait être bien niais pour y compter encore, de même qu’il ne faudrait pas être dégoûté pour garder des illusions sur le pouvoir, le voyant à l’œuvre il se dévoile tant mieux.

Après nous la fin du monde ! doivent se dire les tristes sires qui barbottent ensemble des pots-de-vin plus grands que la tonne de Heidelberg, — la fin de leur monde. Oui, — ce sera le commencement d’une cocène nouvelle.

Parlons des choses comme elles le méritent, est-ce que les lois qui ont la prétention d’aider au progrès ne l’enferment pas au contraire dans un cercle de fer, sans cela on ne s’en servirait pas.

Est-ce qu’un gouvernement succédant à un autre, pris ainsi dans le même filet, renfermé comme un écureuil dans la même cage (dont avec plus ou moins d’activité il tourne la roue) peut faire autre chose que son devancier ?

Est-ce que la raison d’état ne le rend pas impuissant à tout autre chose qu’à sa propre conservation pour laquelle il sacrifie des millions d’hommes et tout ce qui en firent vivre des millions d’autres ? — On a des troupeaux, c’est pour les tondre et les égorger, il n’en est pas autrement du bétail humain.

La constitution que nos aïeux il y a cent ans ébauchèrent avec le même bois que leurs échafauds ; que les réactions d’après ont rétrécie faisait alors trembler les despotes comme un rugissement de lion. Ils se sont vite aperçus que ses lois servaient de cage au lion et ils se laissent rugir tant qu’il lui plaît, les barres de fer sont solides, la porte est bien verrouillée.

Les choses ont changé de nom, c’est tout ; la meule pèse aussi lourde, c’est elle qu’il faut briser afin que nul ne vienne plus la tourner pour moudre les multitudes.

Il y avait longtemps que les urnes s’engorgeaient et se dégorgeaient périodiquement sans qu’il fût possible de prouver d’une façon aussi incontestable que ces bouts de papier chargés disait-on de la volonté populaire et qu’on prétendait porter la foudre, ne portent rien du tout.

La volonté du peuple ! avec cela qu’on s’en soucie de la volonté du peuple !

Si elle gêne, on ne la suit pas ; voilà tout, on prétend qu’elle est contre la loi et s’il en existe aucune, on en fabrique ou on en démarque à volonté comme les écrivains sans imagination démarquent un chapitre de roman.

Le suffrage, dit universel, c’était le dernier espoir de ceux qui voulaient faire vivre encore la vieille société lépreuse, il n’a pu la sauver et la voilà la marâtre, la parricide étendue sur la table de dissection si putréfiée déjà qu’il faut enterrer le cadavre, autour duquel, semblables aux chœurs antiques gémissent ou vocifèrent toutes les douleurs qu’elle a causées.

N’y a-t-il pas assez longtemps que la finance et le pouvoir ont leurs noces d’or à l’avènement de chaque nouveau gouvernement ; c’est depuis toujours, tandis que lourds et mornes les jours s’entassent comme le sable sur les foules, plus exploitées plus misérables que les bêtes d’abattoir.