Prise de Narah, souvenirs d’une expédition dans le Djebel-Aurès

Prise de Narah, souvenirs d’une expédition dans le Djebel-Aurès
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 9 (p. 855-874).
PRISE DE NARAH
SOUVENIRS D’UNE EXPEDITION
DANS LE DJEBEL-AURES



Au moment où l’attention publique est ramenée vers l’Algérie par l’intérêt des nouvelles opérations militaires qui viennent de s’y accomplir, peut-être trouvera-t-on quelque à-propos dans le récit d’un épisode déjà ancien et peu connu, mais qui mérite une place dans l’histoire des innombrables faits d’armes de notre conquête africaine. On pourra ainsi mieux comprendre ce genre de luttes qu’un siège récent et à jamais mémorable ne doit pas faire oublier, car c’est de là, c’est de cette rude école que sont partis nos soldats, éprouvés et aguerris, pour vaincre sur un plus grand théâtre; c’est là qu’ils sont revenus pour continuer, dans de plus obscurs combats, de servir le pays et d’illustrer son drapeau.

Vers la fin de l’année 1849, tout le sud de la province de Constantine était en pleine insurrection. Le sac de Zaatcha avait bien avancé nos affaires dans le désert[1], mais il ne terminait pas la guerre dans la région montagneuse qui comprend : à l’est le pâté des Aurès, véritable Kabylie; à l’ouest le Hodna, le pays des Ouled-Sultan, des Ouled-Ali-ben-Sabour et des Ouled-Sellem. Cette partie occidentale, moins difficile à faire rentrer dans l’ordre, fut d’abord parcourue par la colonne expéditionnaire du siège de Zaatcha, sous le commandement du colonel Canrobert. Un mois d’efforts et de fatigues suffit pour y assurer le succès complet de nos armes.

Cependant les plus fâcheuses nouvelles arrivaient du côté de l’est : la guerre sainte s’y allumait sous l’inspiration de chefs fanatiques, la ville de Narah en était le foyer. Les Ziban, à peine soumis et encore frémissans, suspendaient le paiement des contributions que la victoire leur avait imposées. Pour arrêter les progrès de l’incendie, il fallait l’étouffer au plus vite en s’engageant dans l’Aurès. Cette tâche revenait à une partie des troupes qui, depuis cinq mois, n’avaient cessé de combattre. Après un seul jour de repos à Batna, elles se remirent en marche.

Le pays où on allait opérer, situé au sud-est de la province de Constantine, vers la frontière de Tunis, contraste singulièrement, par sa nature et par son aspect, avec le désert, auquel il confine. Il comprend deux longues vallées étroites qu’entourent de hautes montagnes : ce sont les vallées de l’Oued-Abdi et de l’Oued-Abiad[2], dont les eaux, prenant leur source aux mêmes lieux, coulent du nord au sud presque parallèlement, et vont se perdre ensemble dans le Sahara. Cette contrée fertile et pittoresque est occupée par de grandes tribus kabyles qui habitent de gros villages entourés de jardins où se cultivent tous les produits des pays méridionaux. Ces tribus font aussi le commerce de haïks et de riches tapis qui se fabriquent dans leurs villes, et Narah, que nous devions attaquer, était le représentant de cette richesse agricole et industrielle, en même temps que le centre de la résistance qui s’organisait contre nous.

Rien n’est plus favorable à la guerre défensive que le terrain découpé, accidenté, qui s’étend dans ce long espace formé par les deux vallées. L’ennemi, hors de la portée de nos armes, y prépare secrètement et sûrement ses moyens d’action. Attaché au sol généreux qui lui donne en abondance tous les fruits dont il a besoin, sans communication avec le dehors, ne nous voyant que de loin et jugeant mal nos forces, doublement protégé par la distance et par des murailles infranchissables, il s’y croit à l’abri et compte sur l’impunité.

Cette situation des habitans de l’Aurès, comme de toutes les populations des montagnes de l’Algérie, leur a presque constamment assuré une sorte d’indépendance, aussi bien sous la conquête romaine que sous la domination turque. Les Romains n’avaient fait que les cerner dans une ceinture de postes fortifiés dont on retrouve encore la place marquée par des ruines, et le grand établissement de la troisième légion Auguste à Lambessa, au pied des pentes nord de l’Aurès, était admirablement situé pour contenir ces populations barbares. De Lambessa, en deux marches, on atteignait la tête des vallées de l’Oued-Abiad et de l’Oued-Abdi.

Les Romains s’étaient avancés aussi dans l’intérieur. Où n’avaient-ils pas pénétré? En 1850, une colonne française, sous les ordres du général Saint-Arnaud, descendait, à travers mille difficultés, le lit de l’Oued-Abiad. Elle venait de franchir les affreuses gorges de Tiranimin, et chacun pensait avec orgueil que c’était la première fois qu’une expédition régulière traversait ce pays inconnu, lorsqu’on se trouva devant une inscription latine gravée dans le roc. Elle apprenait à nos soldats qu’ils avaient été devancés par une nombreuse armée romaine qui, du temps des Antonins, avait franchi cet impraticable passage, grâce aux travaux des cohortes auxiliaires.

Plus tard, on retrouve encore dans l’histoire de l’Afrique la trace des incursions et des luttes dont l’Aurès a été le théâtre ou le point de départ. Lors du bouleversement produit par la conquête vandale, les populations des montagnes s’affranchirent complètement et se répandirent dans les plaines de la Numidie. A la restauration byzantine, Salomon, le plus habile lieutenant de Bélisaire, fit deux expéditions dans le nord de l’Aurès, en 535 et 539. Il y battit le fameux chef Jauda. D’après l’historien Procope, l’Aurès pouvait mettre en campagne 2,000 cavaliers et 30,000 fantassins. Procope comprenait, il est vrai, sous le nom d’Aurès, non-seulement le groupe central, auquel le nom est resté, mais encore toutes les branches qui s’en détachent, la chaîne des Ouled-Sultan, du Metléli et du Djebel-Amar à l’occident, le Djebel-Chechar, le Djebel-Zarif à l’orient.

Le voyageur arabe Benlakahl, dans le Xe siècle, donne à l’Aurès une longueur de 12 journées. — Ses habitans sont méchans, dit-il, et oppriment les Berbères du voisinage. Marmol enfin ne les traite pas mieux : « Les habitans sont des sauvages dont toute la félicité consiste à voler sur les chemins et à tuer les passans. »

De cette race cruelle et guerrière, nos prédécesseurs en Afrique, les Turcs, ne vinrent jamais entièrement à bout. Ils n’exerçaient sur elle qu’une domination précaire. La contribution qu’ils en tiraient était un simple signe de vassalité. La riche vallée de l’Abdi payait seulement 1,100 baceta, c’est-à-dire 2,750 francs, encore pas en argent; elle s’acquittait en fournissant des mulets. Lors du recouvrement de l’impôt, la colonne turque, composée de 125 fantassins et du goum des Ouled-Saïd et des Ouled-Fahdel, conduits par le chef de la famille des Ouled-Kassem, la seule famille noble de cette région, longeait les pentes nord de l’Aurès et allait s’installer à Krenchla, d’où elle réglait ses affaires.

Il fallut bien du temps à la conquête française pour en venir là et reprendre dans ces contrées lointaines le rôle, même incomplet, l’autorité, si souvent méconnue, de la domination turque. Après la prise de Constantine en 1836, le bey Ahmet y trouva un refuge, et de là il ne cessa de nous susciter les plus dangereux ennemis. Il y resta en sûreté, mais sans repos, jusqu’au moment (1848) où il fut pris, avec sa petite armée et sa smala, par le colonel Canrobert dans la vallée de l’Oued-Abiad.

Ce n’est qu’à partir de 1843 que les rapports des Français avec les populations de l’Aurès avaient pris un caractère suivi et officiel. Au commencement de cette année, le gouverneur de Constantine, le général Baraguey d’Hilliers, donna pour la première fois l’investiture au scheik El-Arbi-ben-Boudiaf, ainsi qu’à quatre autres chefs des Ouled-Abiad. En recevant le burnous, ils s’engageaient à nous fournir des troupes au besoin. Ben-Boudiaf mettait 300 cavaliers à notre disposition, et s’obligeait à recouvrer pour 30,000 francs de contributions.

Lorsqu’en 1844 la prise de Biskara par M. Le duc d’Aumale nous eut assuré la possession de tout le désert de la province de Constantine, le dernier kalifat d’Abd-el-Kader dans les Ziban, Mahomed-Seghrir, chercha aussi un asile dans les gorges de l’Aurès. Avec des forces déjà réduites par la désertion, mais pourtant encore nombreuses, il était venu y prêcher la guerre sainte après avoir prudemment caché une partie de ses richesses à Mechounèche, au débouché de la vallée de l’Oued-Abiad, dans le Sahara. C’est là qu’eut lieu une des affaires de guerre les plus glorieuses de notre armée d’Afrique, dans laquelle le capitaine Espinasse, atteint de quatre coups de feu, fut sauvé par M. Le duc d’Aumale, qui vint bravement à son secours avec son frère, M. Le duc de Montpensier, blessé à ses côtés. Après l’affaire de Mechounèche, deux des principales tribus de l’Aurès renoncèrent à la lutte, mais leur exemple ne fut pas suivi : le reste du pays s’agita bientôt, soulevé par les nouvelles intrigues d’Ahmet, l’ex-bey de Constantine, et du kalifat Mahomed-Seghrir, battus et jamais découragés. Ils vinrent tous deux, au commencement de mai, attaquer le camp français, pendant que M. Le duc d’Aumale était occupé chez les Ouled-Sultan. Le jeune prince était sur ses gardes, il réunit tout de suite sa cavalerie, la porta en avant par un mouvement rapide, et, la faisant suivre de son infanterie, arriva sur l’ennemi sans lui laisser le temps de se reconnaître, et l’obligea de nouveau à se soumettre. Toutefois, en recevant les gages d’obéissance forcée des montagnards de l’Aurès, le prince écrivait à la date du 2 juin 1844 : « Les Djebel-Aurès ne sauraient être considérés comme soumis; la résistance y est seulement décomposée et non détruite. »

Le jeune commandant de la province de Constantine ne se trompait pas dans ses prévisions. Il fallut, peu de temps après, revenir encore en armes dans l’Aurès. C’est le général Bedeau qui y ramena nos troupes (1845). La résistance alors fut peu énergique. Après l’avoir vaincue, on organisa le pays en deux commandemens. La partie orientale reçut pour chef Arbi-Boudiaf, de la famille des Ouled-Kassem; la partie occidentale, Bel-Abbès, fils d’un marabout de Menah, qui avait joui d’un grand renom de sainteté. Le jeune Bel-Abbès n’hérita ni des vertus ni de l’influence de son père; il se laissait trop entraîner au courant des mœurs faciles qui règnent dans ces contrées. C’est à Menah, sorte de Capoue du pays kabyle, que se pratique le divorce à la guerba. Quand une femme ne veut plus de son mari, elle va à la fontaine, rendez-vous de toutes les intrigues amoureuses, avec sa peau de bouc, sa guerba. Au lieu de la remplir d’eau, elle la gonfle de vent, puis elle revient, accompagnée de l’amant dont elle a fait choix, vers le maître qu’elle est résolue à quitter, jette contre le mur l’outre vide, et prononce la malédiction : Imäl-Bouik ! « que Dieu maudisse ton père! » C’est une formule de congé définitif. Le mari ne peut pas en appeler, et il n’a rien à réclamer de celle qui l’abandonne que la dot qu’il a payée, c’est-à-dire quelques baceta, que fixe souvent la djemma, l’assemblée des notables. Une dot ne s’élève guère à plus de 25 ou 30 baceta (la baceta est de 2 fr. 50 cent.). C’est pour accroître leur population que les Ouled-Abdi facilitent le plus possible le mariage en se donnant entre eux leurs filles au plus bas prix. Les conditions pour un étranger sont bien moins favorables que pour un homme de la tribu. Dans un pays où les mariages sont si faciles, où le divorce s’accomplit avec des formes si expéditives, l’adultère n’a point d’excuse ni de pardon; le mari a le droit de tuer quiconque dans sa maison outrage son honneur. Une aventure de ce genre, suivie du meurtre d’un parent de Bel-Abbès, caïd de Menah, fut une des causes de la première révolte de Narah. Ce soulèvement, précurseur de celui des Ziban, éclata au printemps de 1849.

Le colonel Carbuccia, de si regrettable mémoire, commandait alors la subdivision de Batna. Voulant étouffer le feu avant qu’il éclatât, il partit brusquement à quatre heures du soir par Ksour et la vallée de Bouzina. Le lendemain, à la chute du jour, il était au pied de Narah, ayant franchi en vingt-quatre heures, avec de l’infanterie, un espace de près de vingt lieues, à travers un pays hérissé d’obstacles. C’est une des courses les plus rapides et les plus hardies qui aient été accomplies en Afrique par nos fantassins, ces marcheurs incomparables. Enlevant sa petite troupe après ne lui avoir donné qu’un moment de repos, le colonel Carbuccia escaladait la terrasse, presque à pic, qui sépare Narah de Menah, arrivait devant les murs de la ville insurgée, y lançait quelques obus, et revenait avant la nuit camper dans la vallée. Le lendemain, il la remontait et rentrait à Batna après avoir montré ses baïonnettes à toutes les tribus de l’Abdi, surprises de cette brusque apparition. Narah, il est vrai, ne s’était pas soumise : en nous retirant aussi promptement, nous laissions les choses à peu près dans le même état ; mais le mouvement insurrectionnel ne se propagea point. Il fallut la grande révolte qui s’alluma dans le sud de la province de Constantine pour tout incendier.

Nulle part plus qu’à Narah la cause du marabout Bou-Zian, le héros de la défense de Zaatcha, n’excita d’ardentes sympathies. Les habitans des oasis des Ziban et ceux des monts Aurès ont la même origine berbère ; d’autres liens les unissent aussi. Les Ouled-Sada, nom des gens de Narah, avaient autrefois envoyé une petite colonie à Zaatcha, dont la zaouia[3], qui a joué un si grand rôle dans le siège, s’appelait Sidi-Sada. Il y avait entre les deux villes une sorte de parenté. Dans différentes affaires où les habitans de Zaatcha se trouvèrent engagés contre nous, ceux de Narah figurent comme auxiliaires et se font bravement tuer dans leurs rangs. Nous ne connaissons pas exactement leur participation aux luttes sanglantes du siège de Zaatcha, mais nous savons qu’ils y avaient envoyé avec leurs combattans des convois de munitions et de vivres. Les Ouled-Sada de la montagne se croyaient solidaires des Ouled-Sada de la plaine. La gloire de Zaatcha était la leur, et ils se battirent avec désespoir. Après et malgré la destruction de la ville, les meneurs de la révolte disaient qu’en annonçant la mort de Bou-Zian et de Sidi-Moussa, on s’était trompé deux fois, et qu’on avait exposé comme têtes de ces glorieux chefs celles de combattans vulgaires. Bou-Zian, croyait-on, allait reparaître et relever le drapeau de la guerre sainte abattu dans le sang des martyrs de Zaatcha. Le crédule fanatisme des Kabyles était enflammé par ces récits mensongers. Il était évident que la poudre allait parler de nouveau.

Le colonel Canrobert, chef de la subdivision, conduisant lui-même la colonne expéditionnaire, se mit en marche le 25 décembre 1849. Nos troupes ne pouvaient pas avoir un meilleur guide que le jeune colonel des zouaves, illustré par ses récens succès militaires, déjà connu des Arabes par l’autorité qu’il avait exercée à une autre époque dans ce même commandement de Batna, et qui l’y avait rendu à ce point populaire, que les Aurésiens, dans leurs transactions, pour marquer une date, disaient souvent : am Kamroubert (c’était l’année de Canrobert). Sa petite armée comprenait les 5e et 8e bataillons de chasseurs à pied, deux bataillons de zouaves, deux bataillons du 8e de ligne, un bataillon de la légion étrangère, un escadron de chasseurs d’Afrique, un de spahis, et quatre pièces de montagne. Les bataillons, fort réduits par les combats et les fatigues, présentaient à peine un effectif de 4,000 hommes; mais les troupes dont ils se composaient étaient singulièrement aguerries, le souvenir de ce qu’ils avaient fait à Zaatcha les remplissait d’ardeur : chef et soldats, s’inspirant une mutuelle confiance, étaient prêts à tout oser.

C’est le cas de dire en passant combien les nécessités des armées actuelles nuisent à la facilité et à la promptitude des opérations en Algérie, surtout quand on aborde les pays de montagnes. Les hommes sont habitués à une nourriture fortifiante, les armes dont ils se servent exigent de grands approvisionnemens, les comptabilités des compagnies sont tenues à jour comme en garnison, la paie se fait avec de l’argent transporté à des de mulets; enfin le service des ambulances doit être assuré avec tous les soins que réclame l’humanité, et que la science moderne n’a pas simplifiés. De là l’obligation pour un chef de colonne de traîner avec lui un immense convoi et de porter son attention sur mille détails dont les hommes du métier comprennent seuls l’importance.

Le colonel Canrobert, dont la sollicitude pour le soldat en campagne est une des qualités militaires les mieux reconnues, était alors parfaitement secondé par un jeune chef d’état-major, le capitaine Besson. Le plan du commandant était de prendre la vallée de l’Abdi à sa naissance et de la descendre vers Marah, après avoir forcé successivement à l’obéissance tous les villages de la vallée supérieure.

Le jour de son départ, la colonne expéditionnaire alla camper à Neze-Dira, au pied de bois magnifiques; elle avait longé en passant les ruines de Lambessa, connues alors seulement par les fouilles et les rapports de Carbuccia.

Le 26 décembre, de grand matin, on se mit en mouvement pour gravir le défilé du Plomb (Tenüt-Ressas), qui conduit de la plaine dans l’Abdi. Là nous attendaient nos premières épreuves; nous étions déjà à une assez grande hauteur : à mesure que nous montions, le froid le plus vif se faisait sentir; les difficultés du chemin forçaient à chaque instant la colonne à s’arrêter. On profitait de ces temps de halte pour aplanir la route et réchauffer les hommes, dont les membres commençaient à s’engourdir, à de grands feux allumés avec les arbres d’une forêt qui se trouvait fort à propos sur notre passage. A peine cependant avait-on atteint le sommet du défilé, que d’épais tourbillons de neige, comme il en tombe pendant l’hiver sur les plus hautes montagnes, vinrent obscurcir l’air au point de rendre la marche impossible. Il fallut s’arrêter dans ce site sauvage, au milieu de rochers arides, et y faire reposer le soldat. Le colonel Canrobert partagea ensuite sa colonne en plusieurs fi-actions; il donna des guides à chacune d’elles, et s’engagea lui-même à la tête de son avant-garde pour sonder le chemin, flanqué de précipices affreux que la neige dérobait aux regards. On mit près de sept heures à défiler à travers ces obstacles, et nous étions tous exténués de fatigue quand on atteignit Bahli, le premier village de la vallée sur la rive gauche de l’Abdi, où, adossé à la crête des rochers et perché comme un nid de vautours, se dressait au-dessus de nos têtes le bordj des Ouled-Azouz.

L’ordre de marche suivi par le colonel Canrobert était parfaitement approprié au terrain. Celui de la journée du 26 décembre donnera un aperçu de ses dispositions tactiques. Il était ainsi réglé : une compagnie d’élite du 1er bataillon du 8e de ligne, précédée des guides de la colonne, suivie de la section du génie pour aplanir la route en cas de besoin, et d’une demi-section de chasseurs à pied du 5e se servant d’armes à longue portée, 1er et 2e bataillons du 8e de ligne, l’artillerie, 2e bataillon de zouaves, l’ambulance, la cavalerie, 1er bataillon de zouaves, le train, demi-bataillon de la légion étrangère, les bagages des corps, demi-bataillon de la légion, la moitié du convoi arabe, demi-bataillon du 5e chasseurs à pied, seconde moitié du convoi arabe, demi-bataillon du 5e chasseurs, le troupeau, 8e bataillon de chasseurs. L’on voit tout de suite les avantages de cet habile fractionnement pour l’attaque comme pour la défense. L’artillerie, l’ambulance, le convoi, les bagages, le troupeau, sont encadrés et surveillés. Le chef de la colonne, ayant l’ennemi en tête, a sous la main une réunion de troupes toujours prête à enlever une position sans être gênée par aucun embarras, et partout où les Kabyles pourront se présenter, en face, sur nos flancs ou sur nos derrières, ils trouveront une résistance également solide et protectrice de notre marche.

Le 27, on gagna El-Haoua, en se prolongeant sous les villages de Bougrara, Haïdoussa, Tenüt-el-Abid (le défilé des Nègres), Fedjel-Cadhi, tous situés sur des penchans abrupts ou sur des rocs à pic, dans le pays le plus sauvage, le plus pittoresque, qui d’ailleurs, pour beaucoup d’entre nous, n’était pas une nouvelle connaissance. Ceux de nos camarades qui avaient fait la campagne de 1845 nous montraient sur les crêtes de gauche la trace de leur premier passage, les ruines des maisons de Haïdoussa, qu’ils avaient incendiées après un assez vif combat. Cette journée du 27 décembre, dans laquelle on fit à peine quelques lieues, doit compter parmi les plus pénibles que nous ayons eu à supporter. L’avant-garde s’était mise en mouvement à onze heures et demie, ce fut seulement à huit heures du soir que l’arrière-garde arriva au campement. Pendant tout ce temps-là, on avait marché lentement, en silence, par une saison rigoureuse, sans route tracée, suivant avec peine quelques sentiers escarpés, s’attendant toujours à la rencontre d’un ennemi embusqué qu’on ne peut ni prévenir ni éviter, s’offrant individuellement à ses coups sur un terrain qui ne permet à la troupe ni de se déployer ni de se concentrer, et exposé à tous les dangers qu’offre, au milieu de tels obstacles, l’allongement d’une colonne de quatre mille soldats et de cinq cents chevaux ou mulets, sans compter le troupeau, qui chemine homme par homme, bête par bête, et pas à pas.

Les villages que nous dépassons le lendemain, Tiskifin, Okrib, Rbieh, etc., protestent de leur obéissance. Continuant de descendre, nous apprenons que le gros bourg de Chir se dispose à résister.

Chir, situé sur la rive droite de l’Abdi et appuyé à la montagne, coupait notre route. Il fallait l’enlever de vive force ou le tourner par la hauteur, en défilant par un chemin en corniche sous le feu continu des maisons. Au moment de l’atteindre, le colonel Canrobert se porta en tête de ses troupes pour leur faire prendre position, lorsqu’on vit tout à coup les habitans en masse sortir sans armes, en nous saluant du cri bien connu de semi, semi (amis, amis).

Afin de régler les affaires des villages que nous laissions derrière nous, on séjourna le 29 et le 30 à Chir. Le commandant aurait pu en châtier les habitans pour l’air de résistance qu’ils s’étaient donné, et que notre attitude décidée avait seule déconcerté; mais il préféra se montrer bon et généreux, se contentant d’exiger de la paille et du grain pour les besoins de sa colonne. Il savait que la partie virile de chaque village s’échappait à notre approche pour grossir le centre de résistance qui se préparait à Narah, et il espérait bien avoir là l’occasion de faire un exemple salutaire et suffisant.

Toutes les nouvelles, à mesure que nous avancions, s’accordaient à présenter Narah comme résolue à braver nos menaces et à se porter aux dernières extrémités. Les contingens de l’Oued-Abiad étaient accourus se renfermer dans ses murs; les armes et les munitions ne manquaient pas plus que les combattans. Une position jugée inexpugnable par ceux qui l’occupaient ajoutait à l’ardeur de la défense. Du côté de l’attaque, il est vrai, l’ardeur n’était pas moins vive. Depuis notre entrée dans les Aurès, on n’avait pas tiré un coup de fusil; il n’y avait eu que des fatigues et des souffrances. On accueillait donc avec joie l’espoir d’une lutte prochaine. Il faut souvent à l’armée la distraction de la poudre pour ranimer et relever le soldat, dont le courage se détend assez vite après de longues marches sans rencontres.

Le 30, on fit une reconnaissance dans la direction de la ville. L’ennemi ne bougeait pas, il nous attendait sur son terrain. Le lendemain, toute la colonne se mit en mouvement et vint camper sur l’Oued-Abdi, un peu au-dessus du débouché du ravin de Narah, à un endroit appelé Chelma, non loin de Menah. Là on attendit en vain les soumissions. Chaque jour, les Arabes venaient tirer sur nos avant-postes et sur les troupes envoyées en reconnaissance. D’abord ils ne nous faisaient pas grand mal, et nous ne leur répondions que faiblement, afin de ménager les munitions; mais comme ils devenaient plus entreprenans et plus dangereux, il fallut riposter, et bientôt on obligea ces nuées d’oiseaux de proie à s’envoler dans leurs montagnes.

Avant de porter le coup décisif, le chef de l’expédition voulut essayer, comme à Zaatcha, d’amener l’ennemi à composition en le frappant dans ses intérêts les plus précieux, en dévastant au lieu de tuer. Il envoya du camp des corvées armées pour détruire les magnifiques jardins fruitiers que cultivaient les gens de Narah, et qui s’étendent en gradins artistement disposés sur les pentes, jusqu’au lit de la rivière. Une pareille destruction, qui ruinait en quelques heures le fruit de longues années de travail, la principale richesse du pays, aurait dû faire fléchir les plus opiniâtres : elle ne servit qu’à irriter, qu’à fortifier en eux l’esprit de résistance.

Dès le 3 janvier 1850, on se prépara à l’attaque de vive force. Il n’y avait plus à perdre un jour. Le temps était devenu tout à coup rigoureux, ainsi qu’il arrive dans ces contrées élevées, où la température passe souvent par les plus brusques variations. La pluie et le froid assiégeaient déjà notre petit camp, où les vivres n’abondaient pas. Le soldat, depuis quelque temps, était réduit à la ration de biscuit, qu’il faisait cuire avec la viande des maigres bœufs de notre troupeau. Le peu de vin qu’on avait apporté si difficilement à des de mulets devait être réservé pour les malades, et l’eau de l’Oued-Abdi était presque glacée. Pour des troupes qui avaient accompli cinq mois de campagne sans relâche, ces premières atteintes de l’hiver devenaient fort pénibles. L’absence de toutes nouvelles ajoutait à la souffrance des privations une certaine tristesse, et chacun attendait avec impatience le moment de l’action, comme prélude de celui du retour.

L’avant-veille du jour qui avait été fixé pour l’attaque, des chefs ennemis étant venus dans notre camp en parlementaires, le colonel Canrobert, après les avoir engagés à se soumettre, essaya de leur inspirer une confiance trompeuse. « Je sais mieux que personne, leur dit-il, que je ne puis vous attaquer dans votre position de Marah, attendu que je n’ai ni assez de monde, ni assez de canons; mais je détruirai vos jardins, et dans trois mois, quand vos arbres seront couverts de fruits et vos champs de récoltes, je reviendrai avec des forces plus considérables, et je ruinerai tout. » Puis, leur montrant une baïonnette-sabre de nos chasseurs à pied : « Comment croyez-vous pouvoir jamais résister à des armes pareilles, maniées en nombre suffisant par ceux qui les portent? » Ces paroles, loin de convaincre des chefs fanatiques, leur donnèrent, comme on le voulait, l’idée de notre impuissance momentanée dans l’offensive, et ils sortirent de notre camp avec ces airs de dédain superbe particuliers à un ennemi qui se croit invincible. Le !i au matin, toutes les dispositions étaient prises pour la journée du lendemain, qui devait être décisive.

Trois villages situés dans une gorge profonde, dont les eaux descendent à la rive gauche de l’Oued-Abdi, forment la ville de Narah (ville de feu). Les deux moins importans, ceux des Ouled-Sidi-Abdallah et des Dar-ben-Labareth, s’allongent à droite et à gauche sur les flancs de la montagne. Au milieu, sur un rocher qui surgit du fond du ravin, comme une sorte d’île, à près de 200 pieds au-dessus du thalweg, se groupent serrées les cent maisons du village principal, Tenüt-el-D’jemma. C’est la situation isolée et inaccessible de cette espèce de citadelle, qu’ils croyaient inexpugnable, qui avait donné aux gens de cette petite république une confiance bien chèrement expiée.

Avant d’arriver aux villages supérieurs, à une élévation de plus de 500 mètres au-dessus de l’Oued-Abdi en partant du bas de la vallée, il faut gravir des pentes en gradins, dont les dernières sont de véritables escaliers étroits et tortueux taillés dans le roc. Des tours en pierres, solidement construites et disposées avec une certaine habileté, couvrent et commandent tous les abords du ravin, dans le lit duquel s’étagent avec un art remarquable de verts et riches jardins. Parvenu au haut de ces positions culminantes, dont le sommet est le mont Tanout, qui surplombe la ville, on voit celle-ci dans le fond d’une sorte d’entonnoir, et c’est sous le feu des habitans qu’il faut descendre presqu’à pic et à découvert.

Trois chemins conduisent à Narah de la vallée de l’Oued-Abdi. L’un, sur la rive droite, escalade des mamelons escarpés et rocailleux, où le fantassin marche péniblement en s’aidant de ses mains, où le cavalier traîne son cheval derrière lui. Les deux autres, qui ne sont guère plus praticables, suivent les contreforts de la rive gauche et aboutissent aux maisons des Ouled-Sidi-Abdallah. L’Oued-Narah a sa source dans un col qui mène, à travers le Djebel-Lazerek, dans le bassin de l’Oued-Abiad. Derrière ce col, nommé Tauzougart (le col des jujubiers sauvages), se trouvaient de nombreux villages, Tazemelt, Aïn-Roumia, Iguelfen, Taughanimt, situés sur le versant sud du Djebel-Lazerek. Les gens de Narah y avaient fait passer leurs familles, leurs troupeaux, et y avaient caché leurs biens les plus précieux, les croyant à l’abri de toute atteinte. Eux-mêmes, aidés des nombreux contingens de l’Oued-xVbiad, venus à leur secours, occupaient fortement leur ville.

Ces renseignemens fournis par les espions de M. Seroka, chargé des affaires arabes de la colonne, déterminèrent le plan d’attaque. Trois colonnes sans bagages et pourvues de deux journées de vivres devaient surprendre et enlever les positions de Narah à la pointe du jour, en attaquant par trois côtés différens. Si elles ne réussissaient pas à emporter le village principal par un coup de vigueur, elles remonteraient le ravin, se réuniraient vers le col pour le franchir à tire-d’aile et tomber à l’improviste sur Taughanimt et Iguelfen, où l’on ferait une razzia de toutes les richesses appartenant à l’ennemi. Cette opération en dehors des prévisions de la défense devait produire un effet certain. Outre qu’on atteignait Narah dans ses biens, par l’enlèvement des familles on pouvait l’amener à la soumission. Toutefois le plan n’eut pas besoin d’être exécuté comme il avait été conçu; la vaillance de nos soldats l’abrégea singulièrement.

Le 4 au soir, le colonel Canrobert réunit auprès de sa tente les chefs de corps pour leur expliquer ses projets et les détails d’exécution qu’il leur confiait; puis, se rendant avec eux sur un mamelon de la rive droite de l’Abdi, il leur montra le faîte d’une maison se détachant des ombres de la montagne, qui indiquait seule la vraie position de Narah. Dès le matin, nos soldats avaient construit des retranchemens en pierres sèches pour mettre à l’abri de toute atteinte sérieuse nos bagages et nos approvisionnemens, qu’on devait laisser à la garde des hommes les moins valides, formant un effectif de 800 hommes et appuyés par un obusier de montagne.

Ce fut une grande joie dans le camp, lorsque l’on y connut les ordres de combat pour le lendemain. Les soldats sont comme les enfans, tout changement leur plaît: d’ailleurs ils voyaient dans ce dernier effort qu’ils allaient tenter la fin assurée d’une existence nomade de cinq mois pleine d’épreuves et de souffrances. Chaque homme avait reçu le soir, comme gratification, une ration extraordinaire de sucre et de café. La difficulté, dans ces gorges sans routes, de faire arriver du vin, dont le soldat est toujours très friand en campagne, n’avait pas permis d’autre distribution. Le soldat le savait : aussi il se contenta de ce qu’on voulait bien lui donner. Toute la première partie de la nuit se passa à faire bouillir le café auprès de grands feux de bivouac; c’était sa distraction, c’était son seul plaisir, car, dans son insouciance, et avec la légèreté d’esprit qui lui est propre, il se préoccupe bien peu de la mort qui l’attend dans quelques heures. L’officier seul, plus sérieux et plus pénétré de l’importance de ses devoirs, se livre au repos pour ménager ses forces, qui lui sont bien plus nécessaires qu’à ceux qui obéissent.

Trois colonnes, avons-nous dit, devaient attaquer Narah à la pointe du jour par trois côtés différens. La première, sous les ordres du colonel Carbuccia[4], composée du 5e bataillon de chasseurs, du 3e bataillon de la légion étrangère et d’une compagnie de zouaves, se réunissait, le 5 janvier 1850, vers trois heures du matin. Les hommes étaient sans sac; ils emportaient seulement des cartouches et des vivres roulés dans une demi-couverture de campement. On avait calculé qu’il fallait à la première colonne plus de quatre longues heures de marche pour prendre la ville à revers avant le jour. Cette troupe remonta d’abord sur un espace de près d’une lieue le cours de l’Abdi, puis se jeta tout à coup à droite dans les montagnes; elle était précédée de guides arabes, que l’appât du gain rend capables de tout braver, et qui, marchant en avant, exposés aux premiers coups, s’acquittent hardiment de leur dangereux métier. Pendant cette lente ascension, qu’éclaira heureusement la clarté de la lune, il fallut vaincre à chaque pas de nouvelles difficultés; on était forcé de descendre et de remonter successivement des précipices affreux, qui devenaient, à mesure qu’on avançait, plus impraticables. Plusieurs fois on crut qu’il faudrait y renoncer; mais le coup d’œil sûr et la prompte intelligence du chef d’état-major Besson[5], rectifiant au besoin, sur un terrain qu’il devinait plutôt qu’il ne le connaissait, les mouvemens incertains de l’avant-garde, surmontèrent tous les obstacles. L’ennemi, il est vrai, supprima celui qui était le plus à craindre, — sa propre défense; ne croyant pas qu’une marche en colonne fût possible à travers des rochers où il fallait se servir presque constamment des mains pour avancer, il nous laissa tourner tranquillement toutes ses positions. Nous arrivâmes ainsi, avant le lever du soleil, sur la hauteur qui contourne et domine Narah, attendant que les deux autres corps fussent engagés sérieusement avec les assiégés pour forcer l’une des entrées de la ville, et restant en même temps à portée du col que l’on devait franchir, si nous ne réussissions pas d’un seul coup de main.

Vers cinq heures, la deuxième colonne, sous les ordres du commandant Bras-de-Fer, formée du 8e bataillon de chasseurs à pied, du 1re bataillon de zouaves, de trente sapeurs du génie, d’une section d’artillerie de montagne, d’un détachement de chasseurs à cheval et de spahis, se mettait en mouvement vers le sentier qui gravit les pentes de la rive droite du ravin. L’ambulance et quelques mulets haut le pied venaient à la suite. Il y avait à franchir de ce côté l’arête flanquée par les blockhaus en pierre, puis à escalader le rocher du Tanout. L’ordre était donné de filer sans s’arrêter et sans s’occuper des défenses; l’arrière-garde devait faire main-basse sur les hommes qui s’y trouveraient. C’était une scène saisissante que cette marche dans l’ombre, à travers un pareil pays, à pareille heure. Le temps était froid, mais sec; la plupart des hommes toussaient, les armes cliquetaient. On se demandait, non sans anxiété, comment avec un pareil bruit on parviendrait à tromper l’attention vigilante de l’ennemi; mais en se portant à deux cents pas sur notre flanc, l’on n’entendait plus qu’un bruit sourd, vague, que les vedettes kabyles pouvaient prendre pour le murmure de l’Abdi.

Bientôt on arrive au pied du mamelon où était le premier poste; on monte en silence, à pas de loup : rien ne bouge. On rase le deuxième, le troisième blockhaus : rien... Tout est désert. L’ennemi a jugé l’attaque trop difficile par le Tanout, et a cru que nous ne pouvions la tenter que par la route de Menah à Narah. Il s’est d’ailleurs souvenu que les troupes de Carbuccia avaient suivi cette route quelques mois auparavant, et, persuadé que nous ferons de même cette fois, ou plutôt que, suivant la parole du colonel Canrobert, nous reviendrons à l’époque de la moisson, il a dégarni ses embuscades. Nos soldats atteignent donc sans temps d’arrêt la base du rocher. La voie est si étroite, si rapide, que le cavalier est obligé de mettre pied à terre et de tenir son cheval par la bride : c’est un véritable escalier dont les degrés sont taillés dans la montagne.

Dans le même temps, la troisième colonne, qui obéit au chef de bataillon de Lavarande[6], ayant auprès de lui son adjudant-major Troyon[7], chemine sur les escarpemens de la rive gauche, de manière à prêter le secours de ses feux à celle qui s’élève sur la droite. Elle comprend le 2e bataillon de zouaves, le 1er bataillon du 8e de ligne, renforcés de la compagnie de grenadiers du 2e bataillon, d’une pièce de montagne, et de cinquante chasseurs d’Afrique. L’exécution de ce mouvement concentrique était complète au commencement du jour. A l’heure marquée, presqu’au même moment, les trois têtes de colonnes débouchaient en vue de Narah. Le chef de l’expédition avait marché au centre avec les troupes du commandant Bras-de-Fer; il se tenait derrière le premier peloton qui servait d’éclaireur, se trouvant ainsi plus à même de diriger toutes ses forces. L’aube commençait à blanchir, et sur le fond du ciel plus clair, le Tanout dessinait sa crête nue. On vit alors assez distinctement au-dessus de nos têtes des ombres se lever, se baisser... C’étaient les vedettes ennemies, qui, entendant bruire à leurs pieds, cherchaient à sonder l’obscurité de la vallée et prêtaient l’oreille. Enfin un cri terrible d’alarme s’élève dans l’espace, la mousqueterie s’allume dans l’ombre. L’avant-garde, qui montait avec le colonel Canrobert, se découvre; les cris : A la baïonnette! retentissent; les clairons sonnent, les tambours battent la charge, les hommes s’élancent. A peine cependant les musiques de la deuxième colonne ont-elles entonné l’air enivrant de l’attaque, que celles de la première, qu’a dirigée Carbuccia, leur répondent derrière l’ennemi. Le sommet du Tanout, abordé résolument, est franchi; nos soldats se précipitent vers Narah, ils roulent comme des avalanches : leur élan est irrésistible. Les Kabyles qui occupaient les abords du village, surpris, entraînés, tourbillonnent et s’enfuient, les uns en remontant le ravin, les autres en regagnant la ville. Le 8e bataillon de chasseurs à pied, le 1er de zouaves, les sapeurs du génie de la colonne du centre, se jettent à la poursuite de ces derniers, et malgré le feu à bout portant qui part des murailles crénelées, ils couronnent vaillamment le rocher et les terrasses. Au même instant, des compagnies du 5e bataillon de chasseurs, du 8e de ligne et de la légion étrangère, qui formaient la tête de la première colonne, que j’avais l’honneur de commander, pénètrent par la porte opposée. Le commandant de Lavarande, avec le 2e bataillon de zouaves, se jette, de son côté, dans le village des Ouled-Sidi-Abdallah, qui forme la partie est de Narah, pendant qu’une partie du même bataillon, avec quatre compagnies du 8e de ligne, après avoir emporté le village des Dar-ben-Labareth, sur la gauche, achève l’investissement de la place en coupant la route à l’ennemi. Celui-ci essaie de remonter à travers les jardins; mais le commandant Levassor Sorval, secondé par deux officiers d’une rare valeur, les capitaines de Cargouët et Alpy[8], avec le 5e bataillon de chasseurs et trois compagnies de la légion étrangère, longe les hauteurs de la rive droite du ravin, et cerne aussi les fuyards, qu’un peloton de cavalerie sabrait sur la rive gauche. Rien de plus étrange ni de plus émouvant que le spectacle qui se déroulait alors sous nos yeux, et dont ne perdront jamais le souvenir ceux qui en ont été les témoins. Sur le fond verdoyant de la montagne se dessinaient les dolmans bleus de nos chasseurs d’Afrique, les vêtemens rouges des femmes, les burnous blancs des Arabes, tous confondus dans un pêle-mêle affreux; les cris des soldats, les gémissemens des victimes, dominés par le bruit de la fusillade, se répétaient en échos prolongés jusqu’au fond de la vallée, et le soleil levant éclairait de ses pâles rayons cette scène confuse et sanglante.

Vers les neuf heures du matin, nous étions maîtres de Narah. Le feu fut aussitôt mis aux maisons. En un clin d’œil, une ceinture de flammes environna la ville, et en empêchant nos troupes d’y rester, sauva beaucoup de gens qui avaient cherché un refuge dans la mosquée. Cependant il ne se fit qu’un trop grand massacre des habitans. Une fois le soldat animé par le sang, rien ne l’arrête; la vengeance trouve alors son excuse. Quelques-uns, moins inhumains, ramenaient vers ceux de leurs camarades qui n’avaient pu prendre part au pillage des femmes et des enfans, mais en petit nombre, car il en était resté fort peu au milieu des assiégés. Une jeune fille, entre autres, avait été enlevée par des zouaves; elle était entièrement nue, soit qu’elle eût été dépouillée de ses vêtemens, soit que le temps lui eût manqué pour s’en couvrir : les zouaves l’enveloppèrent du caban d’ordonnance, lui firent une place à leurs feux de bivouac, et respectèrent sa faiblesse. On remarqua aussi une autre jeune fille bien digne de pitié; elle était d’une beauté singulière, et le fin tissu de sa robe blanche dénotait une naissance élevée. Une balle l’avait frappée en pleine poitrine, et elle s’était traînée sur la plate-forme d’un rocher isolé pour éviter l’incendie qui dévorait sa maison. Il fut impossible de la secourir : on l’aperçut de loin se débattant dans les angoisses de la mort et tombant après d’affreuses souffrances, sans avoir proféré un seul cri. Un pauvre Kabyle, plus heureux, échappa miraculeusement à une mort presque certaine. Il avait été fait prisonnier, et se trouvait gardé à vue au milieu d’une compagnie de soldats. Observant ce qui se passait près de lui, ii profite d’un moment favorable et se sauve à toutes jambes, mais non sans essuyer le feu de plus de trente hommes qui tirent sur lui presque à bout portant sans pouvoir l’atteindre. D’autres durent leur salut à l’humanité des chefs, entre autres le taleb[9] de Menah, qui s’était glissé dans les rochers à la suite de nos soldats pour être témoin du combat, et qui, pris pour un ennemi, faillit, malgré ses innocentes lunettes de maître d’école, périr victime de sa curiosité.

Jusqu’à trois heures du soir, on occupa une partie des troupes à la destruction des villages et des fertiles jardins qui avaient été la richesse des Kabyles de Narah. La prise de la ville fut annoncée par vingt et un coups de canon qu’on dirigea contre les maisons pour en activer l’incendie. Cette décharge retentissant dans ces hautes montagnes, portée au loin par leurs bruyans échos, annonçait à tout le pays notre victoire, qui fut saluée par les acclamations de notre petite armée.

Quand tout fut fini, les trois colonnes redescendirent ensemble les pentes qui conduisaient au camp par le chemin direct de Menah, emmenant avec elles un convoi de nos morts et de nos blessés. Ces soldats qui avaient passé une partie de la nuit à marcher, la matinée à combattre et à vaincre, la journée à tuer, incendier et dévaster, rentraient silencieux, comme si la fatigue de cette longue marche et le souvenir des cruelles émotions d’une pareille lutte eussent comprimé dans leurs cœurs ces explosions de joie qui suivent ordinairement le succès, et qui rendent les troupes si bruyantes et si gaies. En arrivant au camp, à la nuit, chacun pensait à prendre un repos bien nécessaire; mais le temps et les ressources ne permettaient point ces repas dont le soldat goûte si bien en de pareils momens l’influence réparatrice, heureux encore si son tour de service ne l’oblige pas à veiller aux avant-postes et aux grand’gardes pour ceux qui dorment dans le camp après une journée d’épreuves et de combats!

Le lendemain, on enterra les morts, parmi lesquels se trouvaient deux officiers, tués des premiers à l’assaut de Narah. On acheva de détruire les plantations, peut-être aurait-on mieux fait de les confisquer au profit de nos alliés de Menah, et on fit sauter les blockhaus, dernières traces matérielles de la défense. Vers quatre heures du soir, la neige commença à tomber abondamment, et couvrit toutes les terres. Un peu plus tôt, nous étions prisonniers dans ces montatagnes infranchissables, et la saison rendait impossible ce coup de main, si glorieux pour nous, si nécessaire pour la paix. Nous avions eu l’heureuse chance de profiter du dernier beau jour. C’est ainsi que la Providence joue constamment le grand rôle dans les vicissitudes de la guerre; ce n’est pas sans raison qu’en invoquant sa toute-puissance, on l’appelle le Dieu des armées.

Nous fûmes retenus par le mauvais temps jusqu’au 10 janvier. Le colonel Canrobert en profita pour régler les affaires de Menah et du pays vaincu. Depuis notre succès, tous les principaux chefs étaient à ses pieds. Il n’en abusa pas pour leur imposer de dures conditions[10]. Ceux-ci le remercièrent : « Tu es fort, lui disaient-ils, tu es généreux, sois béni! » dans l’intention de les tenter, le colonel leur dit : « Mais si je me trouvais seul avec un faible bataillon, séparé de mon armée, que me feriez-vous? » Tous se turent. Un seul, plus hardi et plus franc, se jeta à ses pieds et lui dit : « Seigneur, pardonne ma franchise, mais nous ne pourrions alors surmonter notre instinct, et nous t’égorgerions! » En faut-il plus pour faire comprendre et excuser les cruelles représailles auxquelles nous étions si souvent entraînés ?

Le 9, on voulut reconnaître la route directe qui ramène à Batna par Tagourt, en franchissant les versans des montagnes occidentales de l’Oued-Abdi, et qui avait été suivie par le colonel Carbuccia à sa dernière expédition; mais la route avait disparu sous la neige. Nous étions forcés de redescendre la vallée jusque dans le Sahara.

Le 10 janvier au soir, nous campions à Tiloukache, après avoir traversé le matin la jolie ville de Menah, dont les habitans, depuis longtemps en rivalité avec les gens de Narah, s’étaient montrés favorables à nos armes. La population féminine, si remarquable là par sa beauté et curieuse comme partout, se montrait aux fenêtres, aux balcons, pour nous voir passer. Le taleb, qui avait failli payer bien cher la curiosité de voir comment les Français s’y prenaient pour enlever une position comme Narah, était à son école, où il se contentait d’apprendre à lire aux enfans. Un taleb, selon les Arabes, n’est pas un homme; qu’a-t-il à se mêler aux guerriers? Une mère disait un jour à son mari : « Notre fille veut à toute force goûter du mariage; c’est une rage, une frénésie, mais comment faire? (Les guerriers, les jeunes gens de la tribu étaient en razzia, en guerre.) — Comment faire? dit le père. Donnons-la au taleb en attendant que nous puissions la donner à un homme. »

Il n’y a pas de position plus pittoresque que celle de Menah, s’élevant au-dessus de l’Abdi avec sa ceinture de vergers plantés et étages comme des escaliers. La principale mosquée de la ville est une ancienne église chrétienne. Il y a encore des inscriptions sur les piliers qui soutiennent la toiture de l’édifice. Il s’y trouve aussi de nombreuses traces de constructions romaines, dont les lettres que nous parvenions à déchiffrer nous montraient qu’une pensée, comme un reflet de l’immortalité, avait survécu à la ruine même d’un empire. Le 11, nous allions camper à Gueddila, riante oasis située au-dessus de celle de Djemora, qui compte près de cent mille palmiers. En atteignant le lendemain l’oasis des Beni-Souck, un spectacle aussi charmant qu’inattendu s’offrit à nos regards : nous nous trouvions tout à coup au milieu de la plus riche végétation, au sortir des affreux rochers à travers lesquels nous n’avions cessé de cheminer depuis notre départ. Dans cette oasis, que baigne l’Abdi, les habitans font couler l’eau d’un côté de la rivière à l’autre au moyen de troncs de dattiers creusés et soutenus par des poteaux. Des vignes et d’autres plantes s’enlacent à ces aqueducs aériens et jettent entre les arbres des deux rives une arcade de verdure, de fruits et de fleurs. Le torrent au milieu duquel la colonne se frayait un passage formait çà et là de larges miroirs qui répétaient à nos pieds cette magnifique décoration. A Narah, nous laissions l’hiver; nous trouvâmes l’été à Gueddila, et surtout à Branis, où nous bivouaquâmes le 12.

C’est au mois de mai que le voyageur, allant prendre l’Abdi à sa source et le descendant jusqu’à l’endroit où il se perd dans les sables, près de Biskara, serait témoin de merveilleux contrastes. Au pied du Tenüt-Ressas, la neige couvre encore les champs; dans les jardins de Bahli, plus de neige, mais le sol est sans végétation; à Menah, la terre prend déjà cette teinte verte du blé qui commence à pousser; à Djemora, les tiges sont élevées, les épis se forment; à Branis, ils commencent à jaunir; à Biskara, on moissonne. Ainsi, dans l’espace de deux journées de cheval, on verrait, comme dans un diorama, se succéder toutes les saisons.

Le 13, la colonne quitta la vallée de l’Abdi, en laissant Biskara sur notre gauche, pour gagner El-Outaïa, un des premiers postes que l’on rencontre à l’entrée du désert. El-Outaïa a été privé, par les malheurs de la guerre, de son antique forêt de palmiers, et n’offre plus qu’un triste et misérable aspect. Nous y apprîmes du vieux Dheïna, un de nos plus fidèles serviteurs dans ces lointains parages, que dans la nuit du 5 au 6 il avait observé dans l’Aurès une grande teinte rouge de sang. Déjà l’on faisait courir des bruits fâcheux sur l’expédition. Dheïna fit éveiller tout son monde et leur dit : « Regardez; voici Narah qui brûle! Allons dormir tranquilles sous nos tentes, la paix est rétablie dans le pays. »

D’El-Outaïa, nous repassâmes par El-Kantara. Longtemps avant d’atteindre ce défilé, une des portes du désert, nous aperçûmes les montagnes du Tell, que couronnaient de gros nuages amoncelés sur leurs hautes cimes, lorsqu’un ciel d’une pureté éclatante éclairait de ses feux les autres points de l’horizon. Les chefs arabes qui nous accompagnaient nous rappelèrent à ce sujet une de leurs légendes. Le Tell ayant un jour voulu épouser la plaine du Sahara, celle-ci le repoussa en disant : — Comment? moi qui suis une jeune fille toujours souriante, aux yeux bleus et pleins de rayons, j’irais épouser un homme sombre, maussade comme toi, dont le front est toujours chargé de nuages! Une pareille union ne pourra jamais me convenir.

Nous retrouvâmes à Ksour la neige et l’hiver. Enfin le 16 janvier 1850 nous étions de retour au chef-lieu de la subdivision, où nous retrouvions le repos, qui nous était bien nécessaire, mais sans les charmes et les distractions des autres villes de l’Algérie.

A Batna, qui a pris depuis une certaine importance par le voisinage de Lambessa, devenu un lieu de déportation, mais qui n’offrait alors qu’un assemblage de baraques et de tentes, un beau lion apprivoisé se promenait dans les rues ; les soldats du camp aimaient à jouer avec lui et à le caresser. Il se tenait ordinairement dans le voisinage de la demeure du commandant supérieur, où on lui portait régulièrement à manger. Ce lion captif et soumis, heureux de vivre au milieu de nous, était l’image assez fidèle du triomphe de la civilisation française sur la barbarie des Arabes. Dès cette époque en effet, après la prise et la destruction de Zaatcha et de Narah, la France était maîtresse de tout le pays qui s’étend du littoral de la mer à l’intérieur du désert, entre les deux états de Tunis et du Maroc, à l’exception de la Kabylie proprement dite. Cette partie de l’Algérie, réservée pour de derniers coups, comme la plus difficile à soumettre, a été depuis, presque chaque année, le théâtre de nouveaux exploits pour notre armée d’Afrique. La guerre d’Orient avait seule reculé la fin de cette lutte, que le maréchal Randon aura l’honneur de terminer, car, à en juger par les dernières opérations, dont l’épisode que nous venons de raconter aura du moins pu servir à donner une idée, la Kabylie subit à son tour l’ascendant de notre force et se soumet à notre influence, après avoir offert une victoire de plus aux frères d’armes qui nous ont remplacés sur cette terre d’Afrique, où ne cessent de les suivre nos souvenirs et nos vœux!


CHARLES BOCHER.

  1. Voyez le Siège de Zaatcha dans la Revue du 1er  avril 1851.
  2. Oued, rivière, cours d’eau.
  3. A la fois couvent et collège, habité par des religieux guerriers et savans.
  4. Devenu général, il fut une des premières victimes de la guerre d’Orient.
  5. Lieutenant-Colonel, major de tranchée devant Sébastopol, atteint de deux coups de feu à l’assaut de Malakof.
  6. Depuis général, tué devant Sébastopol.
  7. Depuis chef de bataillon, tué à la bataille de l’Alma.
  8. Depuis chefs de bataillon l’un et l’autre et tués devant Sébastopol. Le brave de Cargouët, la veille de sa mort, avait par son testament laissé une partie de sa fortune « à partager entre ceux de ses soldats qui seraient blessés dans l’affaire où il allait probablement succomber lui-même. »
  9. Espèce d’instituteur communal.
  10. Il a été défendu aux gens de Narah de reconstruire leur ville détruite; ils ne peuvent bâtir qu’au pied des montagnes, sur l’Abdi même.