Principes philosophiques pour servir d’introduction à la connaissance de l’esprit et du cœur humain


PRINCIPES PHILOSOPHIQUES
POUR SERVIR D’INTRODUCTION
À LA CONNAISSANCE DE L’ESPRIT ET DU CŒUR HUMAIN


OUVRAGE PROPRE À FORMER LES JEUNES GENS
QUI ENTRENT DANS LE MONDE[1].


Vol. in-12.




Ce n’est pas moi, c’est l’auteur lui-même qui nous fait l’histoire de son livre. Il a lu ; il a recueilli, des différents ouvrages qui lui sont tombés sous les mains, les meilleurs lambeaux à son gré. Lorsque sa compilation lui a paru suffisamment volumineuse, il a cherché à introduire quelque ordre entre les matières, et il en est résulté le fatras que voici. Il me semble, d’après cet aveu, qu’il n’y a personne au monde qui, sachant lire, ayant de quoi vivre, un peu de goût et beaucoup de temps de reste, n’en puisse faire autant, et augmenter le nombre des livres inutiles. Ce compilateur prétend que les jeunes gens trouveront, dans les sentences qu’il a ramassées de droite et de gauche, un supplément à l’expérience qui leur manque. Il ne sait pas que c’est par une suite nécessaire de ce défaut d’expérience, que les enfants prennent pour du radotage toutes les sages leçons que nous autres pères ne cessons de leur adresser ; et vous verrez qu’une page imprimée fera sur eux ce que notre exemple et nos remontrances ne peuvent faire. J’ai bien peur que nous ne soyons condamnés à ne connaître la sagesse que par le malheur, et que nous ne soyons convaincus de la nécessité de bien vivre qu’au moment où nous sommes sur le point de mourir. Quelle force opposer à l’ignorance et à l’ordre de la nature ? Nous naissons ignorants, et la nature veut que l’enfant balbutie ; que l’adolescent s’abandonne à la dissipation, au jeu et à l’amour ; que l’homme fait soit ambitieux ; que le vieillard reconnaisse enfin la vanité de toutes les importantes bagatelles qui ont fait l’agrément ou le supplice de sa vie, et qu’il en fasse à la jeunesse des leçons d’humeur qui ne sont pas écoutées : Vox clamantis in deserto. J’en appelle à l’auteur même de ces prétendus Principes philosophiques ; qu’il nous dise si, à l’exception du temps que sa lecture a dérobé à d’autres sottises, il a appris ou de ses propres réflexions ou des réflexions d’autrui qu’il a compilées, à faire un meilleur usage du reste. On est bien ou mal né. On se trouve, en entrant dans le monde, jeté en bonne ou mauvaise compagnie. On a des goûts honnêtes ou dissolus. On est un homme d’esprit ou un sot. On a du bon sens ou l’on est un insensé. On a de la sensibilité ou l’on est une pierre. On est heureux ou malheureux. La nature nous dispose à un rôle ou à un autre. Très-souvent les circonstances nous condamnent à celui pour lequel nous n’étions pas faits, et sans avoir dit avec le stoïcien : Ô destin ! conduis-moi où tu voudras, me voilà prêt à te suivre ! nous n’en sommes ni plus ni moins conduits. Un jeune impie, vêtu d’un habit d’écarlate qu’il portait pour la première fois, est forcé par un orage d’entrer dans l’église où il n’avait pas mis les pieds depuis cinq à six ans. Il s’assied ; une fille de joie prend une chaise à côté de lui. Il la suit chez elle ; elle lui donne la mauvaise santé ; il en meurt. C’était un fils unique ; et voilà son père, sa mère et toute sa famille plongés dans la désolation. Une jeune fille, dévote comme un petit ange, dans le même instant s’en allait à la messe. Elle trouve sur son chemin un petit voisin de quinze à seize ans, qu’elle avait lorgné quelquefois, et qui ne manquait pas de goût pour elle. Il la prend sous le bras ; l’orage les força l’un et l’autre à chercher un asile ; mais où ? dans la chambre du petit voisin. Je ne sais comment cela se fit, mais elle en sortit grosse. Voilà sa mère en fureur. Elle accouche, et puis on la claquemure pour le reste de sa vie dans un cloître. C’est contre ces tours du sort que les Maximes de La Rochefoucauld et tous les livres du monde ne peuvent rien. Si jeunesse savait, et si vieillesse pouvait ! Il y a longtemps qu’on l’a dit pour la première fois, et cela sera toujours vrai ; et l’art de donner du pouvoir à celui qui s’en va, ne me paraît pas plus difficile que l’art de donner du savoir à celui qui vient. Il y a bien de la différence entre une règle de conduite appuyée sur l’autorité d’un pédagogue ou sur la conviction expérimentale d’un homme qui a vécu et souffert. De tout ce qui vient d’être dit, il s’ensuivrait presque que tous ces beaux traités de morale ne serviraient guère qu’à nous sauver de l’ennui ; et je ne suis pas trop éloigné de le croire. L’expérience propre, l’intérêt présent et la voix de la conscience, voilà les grands docteurs de la vie ; et cependant écrire, mais écrire des choses nouvelles, mais les écrire avec force et éloquence, afin d’apprêter au caquet d’un grand nombre d’hommes, et jouir de quelque considération ; être une mouche qui fasse bourdonner la ruche. Les grandes connaissances, les vraiment importantes, nous ne savons où nous les avons prises. Ce n’est pas dans le livre imprimé chez Marc-Michel Rey ou ailleurs, c’est dans le livre du monde. Nous lisons ce livre sans cesse, sans dessein, sans application, sans nous en douter. Les choses que nous y lisons pour la plupart ne peuvent s’écrire, tant elles sont fines, subtiles, compliquées ; du moins celles qui donnent à un homme le caractère de pénétration singulière qui le distingue des autres. La page de ce livre qui le sauvera d’un grand péril, qui lui fera tenter avec succès une entreprise désespérée, où est-elle ? Je l’ignore. L’enfant qui joue s’aperçoit de tout ce qui se passe autour de lui ; l’homme fait dans le monde le même rôle pendant toute sa vie. Oh ! les ineptes et les plates créatures que nous serions, si nous ne savions que ce que nous avons lu ! Les pauvres choses que tous ces principes écrits, même dans les ouvrages les plus profonds, en comparaison des besoins et des circonstances de la vie ! Écoutez un blasphème : La Bruyère, La Rochefoucauld, sont des livres bien communs, bien plats, en comparaison de ce qui se pratique de ruses, de finesses, de politique, de raisonnements profonds, un jour de marché à la halle. Aussi remarque-t-on bien de la différence entre l’homme qui a vécu et l’homme qui a médité ; ce sont les deux architectes athéniens : celui qui sait dire, et celui qui sait faire. J’ai mieux aimé, mon ami, vous jeter ici une tirade de paradoxes qui vous amuseront, que de vous fatiguer de la triste analyse de l’ouvrage d’un auteur qui n’a rien à lui, et à qui je rendrai toute la justice que je lui dois, quand j’aurai loué la bonne foi avec laquelle il en convient.



  1. Article publié pour la première fois dans l’édition Belin.