Principes mathématiques de la philosophie naturelle (français moderne)



Principes mathématiques de la Philosophie naturelle
Par feue Madame la Marquise du Chastellet Paris, 1759


AVERTISSEMENT
DE L’ÉDITEUR.



Cet Ouvrage est composé de deux Parties. La première est une traduction du texte littéral des Principes Mathématiques de la Philosophie Naturelle. Il est presque superflu d’avertir qu’elle a été faite sur la dernière édition de 1726, édition qui l’emporte sur toutes les précédentes par rapport aux corrections suggérées par des idées postérieures, et par les remarques de quelques célèbres Mathématiciens. L’illustre Interprète, plus jalouse de saisir l’esprit de l’Auteur, que ses paroles, n’a pas craint en quelques endroits d’ajouter ou de transposer quelques idées pour donner au sens plus de clarté. En conséquence on trouvera souvent Newton plus intelligible dans cette traduction que dans l’original ; et même que dans la traduction Anglaise. En effet on s’est tellement attaché dans cette dernière au texte littéral de l’Auteur, que s’il y a quelque ambiguïté dans le Latin, on la retrouve dans l’Anglais. Tant de timidité donnerait lieu de soupçonner l’Auteur d’avoir faiblement entendu son original, et d’avoir usé de la ressource ordinaire en pareil cas : c’est de rendre les mots quand on ne peut rendre les choses. Nous aimons pourtant mieux penser que cette scrupuleuse fidélité vient d’un autre motif, et l’attribuer à un certain respect si justement acquis à cet immortel Ouvrage, respect qui a engagé son Traducteur à le rendre trait pour trait.

À l’égard de la confiance que le Public doit avoir dans cette traduction, il suffit de dire qu’elle a été faite par feue Madame la Marquise du Châtelet, et qu’elle a été revue par M. Clairault.

La seconde partie de l’Ouvrage est un Commentaire des endroits des principes, relatifs au systême du monde. Ce Commentaire est lui même divisé en deux parties, dans la première desquelles on expose de la manière la plus sensible, les principaux phénomènes dépendant de l’attraction : ces découvertes jusqu’à présent hérissées de tant d’épines, seront désormais accessibles à tous les Lecteurs capables de quelque attention, et qui auront de légères notions des Mathématiques.

À cette partie du Commentaire en succède une plus savante. On y donne par analyse la solution des plus beaux problêmes du systême du monde : on y examine la forme qu’ont réellement ou qu’auraient les orbites des planètes dans les différentes hypothèses de pesanteur, l’attraction qu’exerceraient des corps de différentes figures, la réfraction de la lumière, effet de l’attraction des parties insensibles des corps, la théorie de la figure de la terre et celle des marées. Toutes ces recherches sont tirées pour la plupart ou des Ouvrages de M. Clairault, ou des cahiers qu’il donnait en forme de leçons à M. le Comte du Châtelet Lomont, fils de l’illustre Marquise. L’avant dernière section est un excellent précis de son Traité sur la figure de la terre. La dissertation du Savant M. Daniel Bernoulli, qui a remporté le prix proposé pour la question des marées forme le fond de la dernière : elle est de plus augmentée de diverses notes et éclaircissemens que l’Auteur a communiqués.

On s’étonnera sans doute que ce Commentaire ne s’étende pas plus loin; mais je l’ai déja dit, son Auteur a cru devoir se borner à ce qui concerne plus particulierement le systême du monde. Dans cette vue, il n’a pas jugé nécessaire de commenter la partie des Principes qui contient la théorie des fluides. D’ailleurs cette théorie a été traitée par tant de mains, et en particulier avec tant de succès par MM. Daniel Bernoulli & d’Alembert, dont les écrits sont entre les mains de tout le monde, qu’il devenait superflu d’y toucher. A l’égard de la théorie des Comètes, on trouve dans la première partie du Commentaire un article entier qui les concerne et qui doit suffire. La détermination géométrique de la forme de leurs orbites est contenue dans le problème général des trajectoires, et c’est dans les traités d’Astronomie qu’on doit chercher la manière d’en déterminer la forme et la position d’après les observations. M. le Monnier a suffisamment rempli cet objet dans les éléments d’Astronomie, et ceux qui ne trouveraient pas une clarté suffisante dans le texte même du troisième livre des Principes de M. Newton, peuvent recourir à ces éléments comme à un excellent Commentaire.

Il n’y a que la théorie des planètes secondaires dont le manque dans cet Ouvrage semblerait plus difficile à justif‍ier ; mais au temps où M. Clairault travaillait avec Madame du Châtelet, il était encore trop peu content, et de ce que Newton avait fait sur ce sujet, et de ses idées propres, pour lui en rien communiquer. Cette partie intéressante du systême du Monde n’a reçu que depuis peu cette perfection qui lui manquait. Pour suppléer à ce défaut, on doit consulter la pièce de M. Clairault qui a remporté le prix de l’Académie de Petersbourg sur la théorie de la Lune, et la premiere partie de l’Ouvrage que M. d’Alembert vient de publier sous le titre de Recherche sur quelques points importants du système du Monde.

C’est-là tout ce qu’en qualité d’Editeurs nous avons à dire de cet Ouvrage. M. de Voltaire a pris la peine de tracer le caractère de la savante Dame qui en est l’Auteur. La Préface Historique qu’on lit à la suite de cet Avertissement est de cet homme célèbre.


PRÉFACE HISTORIQUE.



Cette traduction que les plus savants Hommes de France devaient faire, et que les autres doivent étudier, une femme l’a entreprise et achevée à l’étonnement et à la gloire de son pays. Gabrielle-Emilie de Breteuil, Marquise du Châtelet, est l’Auteur de cette Traduction, devenue nécessaire à tous ceux qui voudront acquérir ces profondes connaissances, dont le monde est redevable au grand Newton.

C’eût été beaucoup pour une femme de savoir la Géométrie ordinaire, qui n’est pas même une introduction aux vérités sublimes contenues dans cet Ouvrage immortel. On sent assez qu’il falloit que Madame la Marquise du Châtelet fût entrée bien avant dans la carrière que Newton avoit ouverte, et qu’elle possédât ce que ce grand homme avait enseigné. On a vu deux prodiges : l’un, que Newton ait fait cet Ouvrage ; l’autre, qu’une Dame l’ait traduit et l’ait éclairci.

Ce n’étoit pas son coup d’essai, elle avait auparavant donné au Public une explication de la Philosophie de Léibnitz sous le titre d’Institutions de Physique, adressées à son fils, auquel elle avoit enseigné elle-même la Géométrie.

Le Discours préliminaire qui est à la tête de ses Institutions est un chef d’œuvre de raison et d’éloquence : elle a répandu dans le reste du Livre une méthode et une clarté que Léibnitz n’eut jamais, et dont ses idées ont besoin, soit qu’on veuille seulement les entendre, soit qu’on veuille les réfuter.

Après avoir rendu les imaginations de Léibnitz intelligibles, son esprit qui avoit acquis encore de la force et de la maturité par ce travail même, comprit que cette Métaphysique si hardie, mais si peu fondée, ne méritoit pas ses recherches. Son âme étoit faite pour le sublime, mais pour le vrai. Elle sentit que les monades et l’harmonie préétablies devaient être mises avec les trois éléments de Descartes, et que des systèmes qui n’étaient qu’ingénieux, n’étaient pas dignes de l’occuper. Ainsi, après avoir eu le courage d’embellir Léibnitz, elle eut celui de l’abandonner : courage bien rare dans quiconque a embrassé une opinion, mais qui ne coûta guères d’efforts à une ame qui était passionnée pour la vérité.

Défaite de tout esprit de systême, elle prit pour sa régle celle de la Société Royale de Londres, Nullius in verba ; et c’est parce que la bonté de son esprit l’avoit rendue ennemie des partis et des systêmes, qu’elle se donna toute entière à Newton. En effet Newton ne fit jamais de systême, ne supposa jamais rien, n’enseigna aucune vérité qui ne fût fondée sur la plus sublime Géométrie ou sur des expériences incontestables. Les conjectures qu’il a hazardées à la fin de son Livre sous le nom de Recherches, ne sont que des doutes, il ne les donne que pour tels; et il seroit presque impossible que celui qui n’avoit jamais affirmé que des vérités évidentes, n’eût pas douté de tout le reste.

Tout ce qui est donné ici pour principe, est en effet digne de ce nom, ce sont les premiers ressorts de la nature, inconnus avant lui : et il n’est plus permis de prétendre à être Physicien sans les connoître.

Il faut donc bien se garder d’envisager ce Livre comme un systême, c’est-à-dire comme un amas de probabilités qui peuvent servir à expliquer bien ou mal quelques effets de la Nature.

S’il y avait encore quelqu’un d’assez absurde pour soutenir la matière subtile et la matière cannellée, pour dire que la terre est un soleil encrouté, que la lune a été entraînée dans le tourbillon de la terre, que la matière subtile fait la pesanteur, et toutes ces autres opinions romanesques substituées à l’ignorance des Anciens, on diroit : Cet homme est Cartésien. S’il croyait aux monades, on dirait : Il est Léibnitien ; mais on ne dira pas de celui qui sçait les éléments d’Euclide, qu’il est Euclidien : ni de celui qui sçait d’après Galilée en quelle proportion les corps tombent, qu’il est Galiléiste. Aussi en Angleterre ceux qui ont appris le calcul infinitésimal, qui ont fait les expériences de la lumière, qui ont appris les loix de la gravitation, ne sont point appellés Newtoniens : c’est le privilège de l’erreur de donner son nom à une Secte.

Si Platon avoit trouvé des vérités, il n’y eût point eu de Platoniciens, et tous les hommes auroient appris peu à peu ce que Platon avoit enseigné ; mais parce que dans l’ignorance qui couvre la terre, les uns s’attachoient à une erreur, les autres à une autre, on combattoit sous différents étendards : il y avoit des Péripatéticiens, des Platoniciens, des Épicuriens, des Zénonistes, en attendant qu’il y eût des Sages.

Si on appelle encore en France Newtoniens les Philosophes qui ont joint leurs connoissances à celles dont Newton a gratifié le genre humain, ce n’est que par un reste d’ignorance et de préjugé. Ceux qui savent peu et ceux qui savent mal, ce qui compose une multitude prodigieuse, s’imaginèrent que Newton n’avoit fait autre chose que combattre Descartes, à peu près comme avoit fait Gassendi : ils entendirent parler de ses découvertes, et ils les prirent pour un systême nouveau. C’est ainsi que quand Harvée eut rendu palpable la circulation du sang, on s’éleva en France contre lui : on appella Harvéistes et Circulateurs ceux qui osoient embrasser la vérité nouvelle que le Public ne prenoit que pour une opinion. Il le faut avouer, toutes les découvertes nous sont venues d’ailleurs, et toutes ont été combatues. Il n’y a pas jusqu’aux expériences que Newton avait faites sur la lumière, qui n’ayent essuyé parmi nous de violentes contradictions. Il n’est pas surprenant après cela que la gravitation universelle de la matière ayant été démontrée, ait été aussi combatue.

Il a fallu, pour établir en France toutes les sublimes vérités que nous devons à Newton, laisser passer la génération de ceux qui ayant vieilli dans les erreurs de Descartes, turpè putaverunt parere minoribus, & quæ imberbes didicêre, fenes perdenda fateri.

Madame du Châtelet a rendu un double service à la postérité en traduisant le Livre des Principes, et en l’enrichissant d’un Commentaire. Il est vrai que la Langue Latine dans laquelle il est écrit, est entendue de tous les savants ; mais il en coûte toujours quelques fatigues à lire des choses abstraites dans une Langue étrangère : d’ailleurs le Latin n’a pas de termes pour exprimer les vérités mathématiques et Physiques qui manquoient aux anciens.

Il a fallu que les modernes créassent des mots nouveaux pour rendre ces nouvelles idées. C’est un grand inconvénient dans les Livres de sciences, et il faut avouer que ce n’est plus guères la peine d’écrire ces Livres dans une Langue morte, à laquelle il faut toujours ajouter des expressions inconnues à l’antiquité, et qui peuvent causer de l’embarras. Le Français qui est la Langue courante de l’Europe, et qui s’est enrichi de toutes ces expressions nouvelles et nécessaires, est beaucoup plus propre que le Latin à répandre dans le monde toutes ces connaissances nouvelles.

A l’égard du Commentaire Algébrique, c’est un Ouvrage au-dessus de la traduction. Madame du Châtelet y travailla sur les idées de M. Clairaut : elle fit tous les calculs elle-même, et quand elle avait achevé un Chapitre, M. Clairaut l’examinoit et le corrigeoit. Ce n’est pas tout, il peut dans un travail si pénible échapper quelque méprise ; il est très aisé de subtituer en écrivant un sigue à un autre ; M. Clairaut faisoit encore revoir par un tiers les calculs, quand ils étoient mis au net, de sorte qu’il est moralement impossible qu’il se soit glissé dans cet Ouvrage une erreur d’inattention ; et ce qui le ferait du moins autant, c’est qu’un Ouvrage où M. Clairaut a mis la main, ne fût pas excellent en son genre.

Autant qu’on doit s’étonner qu’une femme ait été capable d’une entreprise qui demandoit de si grandes lumières et un travail si obstiné, autant doit-on déplorer sa perte prématurée. Elle n’avoit pas encore entièrement terminé le Commentaire, lorsqu’elle prévit que la mort pouvoit l’enlever ; elle étoit jalouse de sa gloire et n’avoit point cet orgueil de la fausse modestie, qui consiste à paraître mépriser ce qu’on souhaite, et à vouloir paraître supérieure à cette gloire véritable, la seule récompense de ceux qui servent le Public, la seule digne des grandes âmes, qu’il est beau de rechercher, et qu’on n’affecte de dédaigner que quand on est incapable d’y atteindre.

Elle joignit à ce goût pour la gloire, une simplicité qui ne l’accompagne pas toujours, mais qui est souvent le fruit des études sérieuses. Jamais femme ne fut si savante qu’elle, et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle, C’est une femme savante : elle ne parloit jamais de science qu’à ceux avec qui elle croyoit pouvoir s’instruire, et jamais n’en parla pour se faire remarquer. On ne la vit point rassembler de ces Cercles où il se fait une guerre d’esprit, où l’on établit une espèce de tribunal, où l’on juge son siècle, par lequel, en récompense, on est jugé très sévèrement. Elle a vécu longtemps dans des sociétés où l’on ignoroit ce qu’elle étoit, et elle ne prenoit pas garde à cette ignorance.

Née avec une éloquence singulière, cette éloquence ne se déployoit que quand elle avoit des objets dignes d’elle. Ces Lettres où il ne s’agit que de montrer de l’esprit, les petites finesses, ces tours délicats que l’on donne à des choses ordinaires, n’entroient point dans l’immensité de ses talents ; le mot propre, la précision, la justesse & la force étoient le caractère de son éloquence ; elle eût plutôt écrit comme Pascal & Nicole, que comme Madame de Sevigné. Mais cette fermeté sévère & cette trempe vigoureuse de son esprit ne le rendoient pas inaccessible aux beautés de sentiments : les charmes de la Poësie & de l’Eloquence la pénétroient, & jamais oreille ne fut plus sensible à l’harmonie. Elle savoit par cœur les meilleurs vers, & ne pouvoit souffrir les médiocres. C’étoit un avantage qu’elle eut sur Newton, d’unir à la profondeur de la Philosophie, le goût le plus vif & le plus délicat pour les Belles Lettres.

On ne peut que plaindre un Philosophe réduit à la sécheresse des vérités, & pour qui les beautés de l’imagination & du sentiment sont perdues.

Dès sa tendre jeunesse elle avoit nourri son esprit de la lecture des bons Auteurs, en plus d’une Langue ; elle avoit commencé une traduction de l’Enéïde dont j’ai vû plusieurs morceaux remplis de l’ame de son Auteur : elle apprit depuis l’Italien & l’Anglais. Le Tasse & Milton lui étoient aussi familiers que Virgile: elle fit moins de progrès dans l’Espagnol, parce qu’on lui dit qu’il n’y a gueres, dans cette Langue, qu’un Livre célèbre, & que ce Livre est frivole.

L’étude de sa Langue fut une de ses principales occupations : il y a d’elle des remarques manuscrites, dans lesquelles on découvre, au milieu de l’incertitude de la Grammaire, cet esprit philosophique qui doit dominer par tout, & qui est le fil de tous les labyrinthes.

Parmi tant de travaux que le savant le plus laborieux eût à peine entrepris, qui croiroit qu’elle trouvât du tems, non seulement pour remplir tous les devoirs de la société, mais pour en rechercher avec avidité tous les amusemens? Elle se livroit au plus grand monde comme à l’étude : tout ce qui occupe la société étoit de son ressort, hors la médisance. Jamais on ne l’entendit relever un ridicule, elle n’avoit ni le tems, ni la volonté de s’en appercevoir ; & quand on lui disoit que quelques personnes ne lui avoient pas rendu justice, elle répondoit qu’elle vouloit l’ignorer. On lui montra un jour je ne sais quelle misérable brochure dans laquelle un auteur, qui n’étoit pas à portée de la connoître, avoit osé mal parler d’elle. Elle dit que si l’auteur avoit perdu son tems à écrire ces inutilités, elle ne vouloit pas perdre le sien à les lire, & le lendemain ayant su qu’on avoit renfermé l’auteur de ce libelle, elle écrivit en sa faveur, sans qu’il l’ait jamais su.

Elle fut regrettée à la Cour de France, autant qu’on peut l’être dans un pays où les intérêts personnels font si aisément oublier tout le reste. Sa mémoire a été précieuse à tous ceux qui l’ont connue particuliérement, & qui ont été à portée de voir l’étendue de son esprit & la grandeur de son ame.

Il eût été heureux pour ses amis qu’elle n’eût pas entrepris cet ouvrage dont les savants vont jouir. On peut dire d’elle, en déplorant sa destinée, periit arte sua.

Elle se crut frappée à mort long-tems avant le coup qui nous l’a enlevée : dès lors elle ne songea plus qu’à employer le peu de tems qu’elle prévoioit lui rester à finir ce qu’elle avoit entrepris et à dérober à la mort ce qu’elle regardait comme la plus belle partie d’elle même. L’ardeur et l’opiniâtreté du travail, des veilles continuelles, dans un tems où le repos l’auroit sauvée, amenerent enfin cette mort qu’elle avait prévue. Elle sentit sa fin approcher et par un mélange singulier de sentiments qui semblaient se combattre, on la vit regretter la vie et regarder la mort avec intrépidité : la douleur d’une séparation éternelle affligeait sensiblement son âme et la Philosophie dont cette âme était remplie lui laissait tout son courage. Un homme qui s’arrachant tristement à sa famille qui le pleure et qui fait tranquillement les préparatifs d’un long voyage, n’est que le faible portrait de sa douleur et de sa fermeté : de sorte que ceux qui furent les témoins de ses derniers moments sentaient doublement sa perte par leur propre affliction et par ses regrets, et admiraient en même temps la force de son esprit, qui mêlait à des regrets si touchants une constance si inébranlable.

PRÉFACE
DE MONSIEUR NEWTON
à la premiere édition des Principes en 1686



Les Anciens, comme nous l’apprend Pappus, firent beaucoup de cas de la Mécanique dans l’interprétation de la nature et les modernes ont enf‍in, depuis quelque temps, rejetté les formes substantielles et les qualités occultes, pour rappeler les Phénomènes naturels à des lois mathématiques. On s’est proposé dans ce Traité de contribuer à cet objet, en cultivant les Mathématiques en ce qu’elles ont de rapport avec la Philosophie naturelle.

Les anciens partagèrent la Mécanique en deux classes ; l’une théorique, qui procéde par des démonstrations exactes ; l’autre pratique. De cette dernière ressortissent tous les Arts qu’on nomme Mécaniques, dont cette science a tiré sa dénomination : mais comme les Artisans ont coutume d’opérer peu exactement, de là est venu qu’on a tellement distingué la Mécanique de la Géométrie, que tout ce qui est exact, s’est rapporté à celle-ci et ce qui l’était moins, à la première. Cependant les erreurs que commet celui qui exerce un art, sont de l’artiste et non de l’art. Celui qui opère moins exactement est un Mécanicien moins parfait et conséquemment celui qui opérera parfaitement, sera le meilleur.

La Géométrie appartient en quelque chose à la Mécanique ; car c’est de cette dernière que dépend la description des lignes droites et des cercles sur lesquels elle est fondée. Il est effectivement nécessaire que celui qui veut s’instruire dans la Géométrie sache décrire ces lignes avant de prendre les premières leçons de cette science : après quoi on lui apprend comment les problèmes se résolvent par le moyen de ces opérations. On emprunte de la Mécanique leur solution : la Géométrie enseigne leur usage et se glorifie du magnifique édifice qu’elle élève en empruntant si peu d’ailleurs. La Géométrie est donc fondée sur une pratique mécanique et elle n’est autre chose qu’une branche de la Mécanique universelle qui traite et qui démontre l’art de mesurer. Mais comme les Arts usuels s'occupent principalement à remuer les corps, de-là il est arrivé que l’on a assigné à la Géométrie, la grandeur pour objet et à la Mécanique, le mouvement : ainsi la Mécanique théorique sera la science démonstrative des mouvements qui résultent des forces quelconques, des forces nécessaires pour engendrer des mouvements quelconques.

Les anciens qui ne considérèrent guère autrement la pesanteur que dans le poids à remuer, cultivèrent cette partie de la Mécanique dans leurs cinq puissances qui regardent les arts manuels ; mais nous qui avons pour objet, non les Arts, mais l’avancement de la Philosophie, ne nous bornant pas à considérer seulement les puissances manuelles, mais celles que la nature emploie dans ses opérations, nous traitons principalement de la pesanteur, la légéreté, la force électrique, la résistance des fluides et les autres forces de cette espèce, soit attractives, soit répulsives : c’est pourquoi nous proposons ce que nous donnons ici comme les principes Mathématiques de la Philosophie naturelle. En effet toute la difficulté de la Philosophie parait consister à trouver les forces qu’emploie la nature, par les Phénomènes du mouvement que nous connaissons et à démontrer ensuite, par là, les autres Phénomènes. C’est l’objet qu'on a eu en vue dans les propositions générales du I. & II. Livre, et on en donne un exemple dans le III. en expliquant le système de l’Univers : car on y détermine par les propositions Mathématiques démontrées dans les deux premiers Livres, les forces avec lesquelles les corps tendent vers le Soleil et les Planètes ; après quoi, à l’aide des mêmes propositions Mathématiques, on déduit de ces forces, les mouvements des Planètes, des comètes, de la Lune et de la Mer. Il serait à désirer que les autres Phénomènes que nous présente la nature, pussent se dériver aussi heureusement des principes mécaniques : car plusieurs raisons me portent à soupçonner qu’ils dépendent tous de quelques forces dont les causes sont inconnues et par lesquelles les particules des corps sont poussées les unes vers les autres et s’unissent en figures régulières, ou sont repoussées et se fuient mutuellement ; et c'est l’ignorance où l’on a été jusques ici de ces forces, qui a empêché les Philosophes de tenter l'explication de la nature avec succès. J’espére que les principes que j’ai posés dans cet Ouvrage pourront être de quelque utilité à cette manière de philosopher, ou à quelque autre plus véritable, si je n’ai pas touché au but.

L’ingénieux M. Halley , dont le savoir s’étend à tous les genres de littérature, a non seulement donné ses soins à cette Edition, en corrigeant les fautes de l’impression et en faisant graver les figures : mais il est celui qui m’a engagé à la donner. Car après avoir obtenu de moi ce que j’avais démontré sur la forme des orbites planétaires, il ne cessa de me prier d’en faire part à la Société Royale, dont les instances et les exhortations gracieuses me déterminèrent à songer à publier quelque chose sur ce sujet. J’y travaillai ; mais après avoir entamé la question des irrégularités de la Lune et diverses autres concernant les lois et la mesure de la pesanteur et des autres forces, les figures que décriraient les corps attirés par des forces quelconques, les mouvements de plusieurs corps entre eux, ceux qui se font dans des milieux résistants, les forces, les densités et les mouvements de ces milieux, les orbes enfin des Comètes ; je pensai qu’il était à propos d’en différer l’édition jusques à un autre temps, afin d'avoir le loisir de méditer sur ce qu’il restait à trouver et de donner un ouvrage complet au public : ce que je fais à présent. A l’égard des mouvements lunaires, ce que j'en dis étant encore imparfait, je l’ai renfermé dans les corrolaires de la proposition LXVI. du I. Livre, de crainte d’être obligé d’exposer et de démontrer chaque point en particulier : ce qui m’aurait engagé dans une prolixité superflue et aurait troublé la suite des propositions.

J'ai mieux aimé placer dans quelques endroits, quoique peu convenables, des choses que j’ai trouvées trop tard, plutôt que de changer les numéros des oppositions et des citations qui s'y rapportaient.

Je prie les savants de lire cet Ouvrage avec indulgence et de regarder les défauts qu'ils y trouveront, moins comme dignes de blame, que comme des objets qui méritent une recherche plus approfondie et de nouveaux efforts.

A Cambridge, du Collège de la Trinité, le 8 mai 1686.

IS. NEWTON.

PRÉFACE DE L’AUTEUR
à la tête de la seconde Edition.



CETTE seconde Edition parait corrigée dans plusieurs Articles et avec quelques additions. Dans la seconde Section du premier Livre on a rendu plus facile la manière de trouver les forces nécessaires pour faire mouvoir un corps dans des orbites données ; dans la Section VII. du second Livre, on a recherché avec plus de soin, la théorie de la résistance des fluides, qu’on confirme par de nouvelles expériences. Dans le III. Livre, on déduit d’une façon plus complète, la théorie de la Lune et la précession des Equinoxes, et l’on a ajouté à la théorie des Comètes un plus grand nombre d’exemples d’orbites calculées, et avec-plus de soin : ce qui lui donne une nouvelle confirmation.

A Londres, ce 28 mars 1713.
I S. NEWTON.

PRÉFACE DE L’AUTEUR
à la troisiéme édition.



Dans cette troisième Edition, dont a eu soin M. Camberton, Docteur en médecine, très habile dans ces matières ; on explique plus au long quelques points concernant la résistance des milieux, et on a ajouté quelques nouvelles expériences sur la chute des graves dans l’air. On explique aussi avec plus de détail dans le Livre troisième, la démonstration qui prouve que la Lune est retenue dans son orbite par la force de la gravité. Le même Livre est augmenté des Observations nouvelles faites par M. Pound sur la proportion des axes de Jupiter entre eux, de même que de quelques autres concernant la Comète de 1680, faites en Allemagne par M. Kirch, et qui ne nous sont parvenues que depuis peu. Elles montrent de nouveau combien les orbites paraboliques approchent de celles des Comètes. On détermine avec plus d’exactitude l’orbite de cette Comète fameuse, suivant les calculs de M. Halley, et cela dans l’ellipse ; d’où l’on fait voir que cette Comète se mouvant dans une orbite de cette forme, eut pendant neuf lignes, un cours qui ne fut pas moins régulier que celui des Planètes dans leurs orbites propres. On y a enfin ajouté la détermination de l’orbite de la Comète de 1723, calculée par M. Bradley, Professeur d’Astronomie à Oxford.

A Londres le 12 janvier 1725-6.
IS. NEWTON.

SUR LA PHYSIQUE DE NEWTON[1]
A MADAME
LA MARQUISE DU CHASTELET.


Tu m’appelles à toi, vaste & puissant génie,
Minerve de la France, immortelle Emilie.
Je m’veille à ta voix, je marche à ta clarté,
Sur les pas des vertus & de la vérité.
Je quitte Melpoméne & les jeux du Théâtre,
Ces combats, ces lauriers, dont je fus idolâtre.
De ces triomphes vains mon cœur n’est plus touché.
Que le jaloux Rufus, à la terre attaché,
Traîne au bord du tombeau la fureur insensée
D’enfermer dans un vers une fausse pensée ;
Qu’il arme contre moi ses languissantes mains,
Des traits qu’il destinoit au reste des humains ;
Que quatre fois par mois un ignorant Zoïle
Eléve en frémissant une voix imbécille ;
Je n’entends point leurs cris que la haine a formés.
Je ne vois point leurs pas dans la fange imprimés.
Le charme tout-puissant de la Philosophie,
Eléve un esprit sage au-dessus de l’envie.
Tranquille au haut des cieux, que Newton s’est soumis,
Il ignore en effet s’il a des ennemis.
Je ne les connois plus. Déjà de la carrière
L’auguste vérité vient m’ouvrir la barrière ;
Déjà ces tourbillons, l’un par l’autre préssés,
Se mouvant sans espace, & sans régles entassés.
Ces fantômes savans à mes yeux disparoissent.
Un jour plus pur me luit ; les mouvemens renaissent ;
L'espace, qui de Dieu contient l’immensité,
Voit rouler dans son sein l’Univers limité,
Cet Univers si vaste à notre foible vue,
Et qui n’est qu’un atôme, un point dans l’étendue.

Dieu parle, & le cahos se dissipe à sa voix.
Vers un centre commun tout gravite à la fois.
Ce ressort si puissant, l’ame de la nature,
Etoit enseveli dans une nuit obscure.
Le compas de Newton, mesurant l’Univers,
Leve enfin ce grand voile, & les Cieux sont ouverts.

Il découvre à mes yeux, par une main savante,
De l’astre des saisons la robe étincelante ;
L’émeraude, l’azur, le pourpre, le rubis,
Sont l’immortel tissu dont brillent ses habits.
Chacun de ses rayons dans sa substance pure,
Porte en foi les couleurs dont se peint la nature,
Et confondus ensemble ils éclairent nos yeux,
Ils animent le monde, ils emplissent les Cieux.

Confidens du Très-haut, substances éternelles,
Qui brûlez de ses feux, qui couvrez de vos aîles
Le Trône où votre Maître est assis parmi vous,
Parlez ; du grand Newton n’étiez-vous point jaloux ?

La mer entend sa voix. Je vois l’humide empire
S’élever, s’avancer vers le Ciel qui l’attire :
Mais un pouvoir central arrête ses efforts ;
La mer tombe, s’affaisse, & roule vers ses bords. Cométes, que l’on craint à l’égal du tonnerre,
Cessez d’épouvanter les peuples de la terre ;
Dans une ellipse immense achevez votre cours ;
Remontez, descendez près de l’astre des jours ;
Lancez vos feux, volez ; & revenant sans cesse,
Des mondes épuisés ranimez la vieillesse.

Et toi, cœur du soleil, astre qui dans les Cieux
Des sages éblouis trompois les faibles yeux,
Newton de ta carrière a marqué les limites ;
Marche, éclaire les nuits, tes bornes sont prescrites.

Terre, change de forme, & que la pesanteur,
En abaissant le Pôle, élève l'Equateur.
Pôle, immobile aux yeux, si lent dans votre course,
Fuyez le char glacé des sept Astres de l’Ourse : [2]
Embrassez dans le cours de vos longs mouvemens
Deux cens siécles entiers par de-la six mille ans.

Que ces objets font beaux ! Que notre ame épurée
Vole à ces vérités dont elle est éclairée !
Oui, dans le sein de Dieu, loin de ce corps mortel,
L’esprit semble écouter la voix de l’Eternel.

Vous, à qui cette voix se fait si bien entendre,
Comment avez-vous pû, dans un âge encor tendre,
Malgré les vains plaisirs, ces écueils des beaux jours,
Prendre un vol si hardi, suivre un si vaste cours,
Marcher après Newton dans cette route obscure
Du labyrinthe immense où se perd la nature ?
Puissé-je auprès de vous, dans ce Temple écarté,
Aux regards des François montrer la Vérité, Tandis [3] qu’Algaroti, sur d’instruire & de plaire,
Vers le Tibre étonné conduit cette Etrangére.

Que de nouvelles fleurs il orne ses attraits,
Le compas à la main j’en tracerai les traits ;
De mes crayons grossiers je peindrai l’immortelle ;
Cherchant à l’embellir, je la rendrois moins belle.
Elle est, ainsi que vous, noble, simple & sans fard,
Au-dessus de l’éloge, au-dessus de mon art.



PRINCIPES
  1. Cette Lettre est imprimée au devant des Elémens de Newton, donnés au Public par M. de Voltaire en 1738 & 1742.
  2. C’est la Période de la pression des Equinoxes, laquelle s’accomplit en Vingt-six mille neuf cens ans, ou environ.
  3. M. Algaroti, jeune Vénitien, faisoit imprimer alors à Venise un Traité sur la Lumière, dans lequel il expliquoit l’Attraction. Il y a eu sept éditions de son Livre, lequel a été fort mal traduit en françois.