Principes logiques : Chapitre 9
Mme Ve Courcier (p. 68-101).

CHAPITRE NEUVIÈME.

De la déduction de nos idées.

Si j’ai bien fait connaître dans les Chapitres précédens en quoi consiste notre existence, quelles sont réellement nos principales opérations intellectuelles, comment elles composent toutes nos idées, comment elles nous apprennent à les rapporter aux corps extérieurs qui en sont les causes premières, et enfin comment nous parvenons à revêtir ces mêmes idées de signes sensibles qui nous servent à les combiner et à les multiplier, il me restera bien peu de chose à dire sur la déduction de ces idées appelée raisonnement et sur les causes de la certitude et de l’erreur.

En effet toute notre existence consiste à sentir, et nous n’existons que par nos sensations tant internes qu’externes. Toute l’existence des êtres qui ne sont pas nous ne consiste pour nous que dans les impressions qu’ils nous causent, et nous ne connaissons d’eux que ces impressions que nous leur rapportons, parce qu’ils résistent à nos mouvemens sentis et voulus. C’est ainsi que nous acquérons tout d’un temps les idées essentiellement corrélatives de mouvement et d’étendue, et par suite le moyen de mesurer la durée, qui nous est connue par la succession de nos perceptions.

Tout ce que nous sentons et percevons est bien certain et bien réel pour nous ; nous ne sommes pas même susceptibles d’autre certitude et d’autre réalité. Toutes les idées que nous formons de nos premières perceptions devraient donc être aussi certaines et aussi conformes à la réalité, si les jugemens par lesquels nous les composons étaient irréprochables. Mais nos jugemens sont eux-mêmes une espèce de perception. Elle consiste à voir, à sentir qu’une idée peut être attribuée à une autre, que cette idée sujet renferme implicitement dans sa compréhension l’idée attribut, ou du moins que celle-ci peut y être ajoutée. Ce sentiment est encore une perception. Il ne saurait être une illusion, il existe réellement quand nous l’éprouvons. Un jugement n’est donc jamais faux en lui-même, il ne peut l’être que relativement à d’autres ; c’est-à-dire lorsqu’il consiste à attribuer à une idée une idée contradictoire à d’autres idées que nous lui avons déjà attribuées par d’autres jugemens. Mais alors cette idée sujet telle que nous la sentons actuellement, quoique représentée par le même signe, n’est plus exactement telle que nous la sentions quand nous avons porté ces jugemens antérieurs. Elle n’est plus réellement la même, nous en avons un souvenir imparfait, et nous avons déjà vu combien malheureusement cela est facile et fréquent, et même combien cela nous est impossible à éviter toujours. C’est-là la cause de toutes nos erreurs, et il ne saurait y en avoir d’autres. Concluons qu’il n’existe pour nous que deux sortes d’évidence, celle de sentiment et celle de déduction. Celle de sentiment est de toute certitude, par conséquent celle de déduction n’est pas moins certaine, quand la déduction a été légitime, c’est-à-dire quand rien de contradictoire ne s’y est glissé ; mais malheureusement il y a souvent très loin de l’évidence de sentiment à celle de déduction, ou d’un premier fait à ses ultimes conséquences, et le chemin de l’un à l’autre est glissant et scabreux.

Que ferons-nous donc pour y marcher sans broncher ? et quels appuis nous offrent à cet effet les logiciens ? Examinons-les. Chercherons-nous des secours dans l’art syllogistique et dans la forme des raisonnemens ? Mais il est évident que le danger est dans le fonds, c’est-à-dire dans les idées, et non pas dans la forme, c’est-à-dire dans la manière de rapprocher ces idées les unes des autres. De plus, tout cet art syllogistique ne consiste toujours qu’à tirer une conséquence particulière d’une proposition plus générale. Mais cette proposition générale, qui nous assure de sa justesse ? Là, l’art nous abandonne. Il nous dit que c’est un axiome, que c’est un principe, et qu’il ne faut pas disputer des principes, qu’il faut s’en rapporter au bon sens, au sens commun, au sens intime, et mille autres choses de ce genre, c’est-à-dire, comme le remarquent très bien MM. de Port-Royal et Hobbès, que les règles que l’on prescrit à nos raisonnemens ne nous guident que quand nous n’en avons que faire, et nous abandonnent dans le besoin. À quoi il faut ajouter que ces règles sont toutes fondées sur un principe doublement faux, qui est que les propositions générales sont la cause de la justesse des propositions particulières, et que ce sont les idées générales qui renferment les idées particulières.

Premièrement, il est faux que les propositions générales soient la cause de la vérité des propositions particulières. Ce sont au contraire les faits particuliers bien examinés, et les jugemens justes que nous en portons qui sont le principe de toute vérité, et qui, rapprochés les uns des autres avec scrupule et avec réserve, nous autorisent à nous élever à des considérations plus générales, c’est-à-dire à porter le même jugement d’un plus grand nombre de faits à proportion que nous apercevons qu’il est juste de chacun d’eux.

Secondement, il est encore faux que ce soient les idées générales qui renferment les idées particulières, ou du moins cela mérite explication. Nous avons vu quand nous avons parlé de la formation de nos idées abstraites de différens genres, que séparant de beaucoup d’idées individuelles celles qui leur sont propres et ne conservant que celles qui leur sont communes, nous en formons l’idée d’une espèce ; qu’ensuite reprenant les idées de plusieurs espèces, et en en séparant celles par lesquelles elles diffèrent, nous formons l’idée d’un genre ; et ainsi toujours abstrayant, nous nous élevons aux idées plus générales d’ordre et déclassé. Ce sont donc les idées les plus générales qui s’étendent à un plus grand nombre d’êtres, c’est ce qui constitue ce que l’on appelle l’extension d’une idée ; mais ce sont les idées particulières qui conservent un plus grand nombre d’idées composantes, c’est ce qui constitue la compréhension d’une idée. MM. de Port-Royal avaient fait cette remarque, mais ils auraient dû en tirer un plus grand parti ; car ce n’est pas le nombre d’êtres auquel peut s’étendre une idée qui fait rien à ce qu’on peut en juger, ce sont les idées qu’elle renferme qui font qu’on peut ou qu’on ne peut pas lui en attribuer une autre, c’est-à-dire en porter tel ou tel jugement. Aussi je puis bien dire qu’un homme est un animal, parce que l’idée d’homme renferme toutes les idées qui composent l’idée d’animal y mais je ne peux pas dire qu’un animal est un homme, parce que l’idée d’animal ne renferme pas toutes les idées qui composent l’idée d’homme. Il est donc vrai encore une fois, que l’extension d’une idée ne fait rien du tout aux jugemens qu’on en peut porter. De plus, il est à remarquer, et je crois que cela ne l’a jamais été, que dès que deux idées sont comparées dans une proposition l’extension de la plus générale est tacitement réduite à l’extension de la plus particulière. Car quand je dis que l’homme est un animal, je veux certainement dire qu’il est un animal de l’espèce humaine, et non de toute autre, autrement je dirais une sottise énorme.

Je pourrais bien encore faire un autre reproche aux logiciens syllogistiques. Car s’il faut admettre avec eux que les propositions générales sont la cause de la justesse des propositions particulières, et que les idées générales comprennent les idées particulières, il est contradictoire de dire comme eux que le moyen terme qu’ils introduisent dans le syllogisme est égal aux deux termes comparés, et que la majeure et la conséquence sont égales et identiques. Au reste, j’aurais tant de critiques à faire de ce prétendu art syllogistique que j’oserai traiter sans ménagement d’illusoire, que je ne m’arrêterais pas à cette observation, si elle ne m’amenait à Condillac, à qui nous avons en très grande partie l’obligation de nous en avoir débarrassé. Lui en admettant ce dernier principe d’égalité et d’identité, a du moins rejeté l’autre, qui lui est opposé. Mais ce principe de la prétendue identité qu’il a conservé, qu’il a toujours exagéré de plus en plus, et qu’il a fini par pousser jusqu’à dire que le connu et l’inconnu sont une seule et même chose, me paraît l’avoir encore embarrassé, arrêté dans sa marche, et <être la cause que ses derniers écrits ne sont pas les meilleurs, du moins à mon avis[1]. Ce n’était effectivement faire là que la moitié du chemin. Il fallait tout simplement prendre l’inverse de la marche ancienne, voir la source de toute vérité dans les faits particuliers et les idées générales renfermées dans les idées particulières, dire nettement que les maximes générales ne sont la vraie cause d’aucune connaissance, et que l’on ne doit tout au plus s’en servir, encore après s’être bien assuré de leur justesse, que comme d’un moyen abrégé pour arriver à quelques conséquences qu’elles renferment dans leur extension. Ç’aurait été là porter dans la théorie la rénovation tant désirée par Bacon, et qui

est introduite dans la pratique depuis que dans tous les genres de recherches on ne s’appuie généralement que sur l’observation et l’expérience, ce que bien des gens ne font peut-être que par imitation et sans savoir pourquoi ; aussi s’écartent-ils souvent de cette excellente méthode, et même se fâchent-ils contre ceux qui cherchent à l’éclairer et à montrer pourquoi elle est bonne.

Nos anciens logiciens ne nous ont donc donné que des règles bien fausses ou du moins bien inutiles, pour nous guider dans la forme de nos raisonnemens. Voyons s’ils ont été plus heureux pour nous apprendre à éclaircir les idées qui en sont le fonds : car c’est-là l’essentiel.

Le seul conseil qu’ils nous aient donné à cet égard est, lorsque nous sommes embarrassés, de définir les idées qui nous occupent ou sur lesquelles nous disputons. Cet avis est bon, mais ils l’ont gâté : 1o. en prétendant qu’une idée est bien définie, quand on a trouvé ou cru trouver ce qui l’a fait être d’un tel genre et ce qui la distingue de l’espèce la plus voisine ; 2o. en distinguant des définitions de mots et des définitions de choses ; 3o. en prétendant que les définitions sont des principes, et que par conséquent on n’en doit pas disputer. Je crois au contraire que les définitions ne sont pas des principes, que si elles étaient des principes il faudrait discuter très soigneusement si ces principes sont vrais ou faux, que toute définition est ou doit être l’explication de l’idée, et par conséquent la détermination de la valeur du signe qui la représente, et qu’enfin il est toujours fort inutile de chercher et souvent impossible de trouver ce qui la fait précisément être de tel genre ou de telle espèce.

Que mettrai-je donc à la place de tous ces principes que j’ose réprouver ? Une seule observation que me fournit l’étude attentive de nos facultés et de nos opérations intellectuelles, et celle de la formation de nos idées. La voici :

Je remarque que toutes nos idées viennent de nos sensations ; que nous n’avons plus d’idées parfaitement simples ; que toutes sont des groupes d’idées réunies en vertu des jugemens que nous avons portés des premières ; que tous nos jugemens consistent à voir, et toutes les propositions par lesquelles nous les exprimons consistent à dire, que l’idée sujet de ces jugemens et de ces propositions renferme l’idée qui lui est attribuée ; et que dans tous nos raisonnemens ce premier attribut devient le sujet d’un second, le second d’un troisième, le troisième d’un quatrième, et ainsi de suite aussi long-temps qu’il est nécessaire de chercher des idées intermédiaires entre la première et la dernière, en sorte que la dernière est comprise dans la première, si le raisonnement est juste, et que si le contraire arrive, le raisonnement est faux et sa conclusion erronée ; c’est-à-dire en d’autres termes, que nos raisonnemens sont toujours ce que dans l’école on appelait des sorties ; et effectivement la première figure du fameux syllogisme dans laquelle, sans trop savoir pourquoi, on plaçait le fondement de la justesse de toutes les autres, n’était rien autre chose qu’un sorite que l’on bornait toujours à trois termes, afin qu’il eût la mine d’être un syllogisme.

Je conclus de ces réflexions, qu’il n’y a rien du tout à dire sur la forme de nos raisonnemens ; car ils n’en ont qu’une réelle. Elle leur est donnée par la nature de nos facultés intellectuelles, et il nous est impossible de leur en faire prendra véritablement une autre, quoique souvent elle soit masquée par des tournures elliptiques ou oratoires.

Quant aux idées, c’est-à-dire au sujet et à la matière du raisonnement, je ne connais d’autre précaution nécessaire à prendre que celle de les former avec soin, d’examiner souvent si nous ne les altérons pas, et si elles sont bien toujours les mêmes sous le même signe. Et lorsque nous avons sujet d’en douter ou de suspecter leur justesse première, ou bien lorsque nous voyons les autres ne les pas bien saisir, ou en tirer des conséquences contraires aux nôtres, il n’y a pas d’autre moyen que d’en faire, non pas une définition pédantesque et arbitraire, mais une revue aussi scrupuleuse et une exposition de leurs parties composantes aussi détaillée que cela est possible. Cela détermine également la valeur e l’idée et celle de son signe. On sent bien que cette revue et cette exposition ne peuvent jamais être absolument complètes. Pour que cela fût, il faudrait peut-être à propos d’une seule de nos idées, faire repasser sous nos yeux presque toutes celles que nous avons jamais formées, tant elles sont toutes étroitement enchaînées et liées entre elles. Mais il faut que cette revue et cette exposition dont je parle portent principalement sur les points douteux et sur ceux qui ont trait à la recherche ou à la dispute qui nous occupe.

Cet examen fait, si nous rencontrons dans nos idées quelque chose de louche ou de faux, il faut suspendre toute conclusion et recourir à de nouvelles recherches, c’est-à-dire à de nouveaux faits, pour nous mettre en état d’aller plus loin, sans quoi notre conclusion serait au moins hasardée. Elle pourrait à toute rigueur n’être pas fausse, car d’une idée composée qui renferme des élémens faux et des élémens vrais on peut tirer des conséquences justes si elles dérivent légitimement de ces derniers élémens. On peut même d’un jugement faux tirer une conséquence qui soit juste, si sans qu’on s’en aperçoive, elle n’en découle réellement pas ; l’un et l’autre nous arrive très souvent ; mais, alors il n’y a pas de certitude ; et la vérité, si elle existe, n’est que l’effet d’un heureux hasard.

Tout cela se réduit à dire que toute notre certitude fondamentale consiste dans l’évidence de sentimens, laquelle nous acquérons par des observations et des expériences scrupuleuses et rigoureuses ; que notre certitude de déduction est toute aussi complète quand nous n’altérons pas la première par l’inexactitude de nos jugemens successifs ; et qu’il n’y a pas d’autre certitude pour nous ; ni d’autre cause d’erreur que les changemens imperceptibles qui se font à notre insu dans les idées que nous exprimons toujours par le même signe comme si elles étaient toujours les mêmes.

Je pourrais finir là, mais je dois encore ajouter quelques réflexions.

D’abord nous avons déjà remarqué en parlant des signes de nos idées, que chacun de nous apprend leur signification dans des circonstances différentes, et le plus souvent au hasard, et qu’ainsi il est difficile, pour ne pas dire impossible, que nous ayions appris à attacher tous exactement et précisément la même idée au même mot. Nous avons observé de plus, en parlant de nos jugemens, que nos idées s’altèrent très souvent dans nos têtes à notre insu, et qu’ainsi le mot qui les exprime change de signification dans notre bouche sans que nous nous en apercevions. Il faut ajouter ici que ce triste effet vient sur-tout des variations de nos sensations internés, de l’état général de nos individus, de l’embarras ou de la liberté des fonctions de nos organes, et qu’il est une conséquence inévitable de la différence des âges, des sexes, des tempéramens, de l’état de santé ou de maladie et des différentes espèces de maladie, des impressions habituelles et des sentimens et passions dominantes. Il est en effet impossible que le mot amour, par exemple, réveille exactement la même idée dans la tête d’un enfant ou d’un vieillard, d’une femme passionnée, ou timide, ou coquette, ou intéressée, d’un jeune homme libertin ou délicat, fatigué ou vigoureux. Par des raisons analogues quoique différentes, il ne se peut pas que le nom d’une science, le mot Chimie, par exemple, réveille les mêmes idées dans la tête d’un savant ou d’un ignorant, d’un homme bien élevé ou d’un rustre bien que ni l’un ni l’autre ne sache la Chimie, d’un homme même qui l’étudié pour l’amour de la science ou de l’humanité, ou seulement pour y chercher des occasions de gain. Ces exemples ne finiraient pas ; souvent les nuances sont très fines, mais toutes sont des causes d’erreurs et de dissentimens, et elles sont innombrables.

On sent bien que certaines classes d’idées y sont plus sujettes que d’autres. C’est-là ce qui constitue non pas le degré de certitude des différentes sciences, car dans toutes la certitude est également entière quand les raisonnemens sont justes ; mais il est plus difficile de les faire justes ces raisonnemens dans les unes que dans les autres. Les idées morales, par exemple, sont très exposées à être altérées à notre insu par la disposition de nos sentimens, nos caractères, nos âges et les degrés de notre expérience. Voilà pourquoi les sciences morales sont si difficiles, et pourquoi les opinions y sont si variables. Les sciences physiques et naturelles sont déjà accessibles à un moindre nombre de déceptions, mais elles n’en sont pas exemptes. Les sciences mathématiques, au contraire, en sont presque entièrement à l’abri. Dans quelque disposition d’esprit que nous soyons, il nous est impossible, si nous y donnons l’attention suffisante, de ne pas apercevoir l’exactitude ou l’inexactitude d’un calcul ou d’une équation, ou d’un raisonnement sur une proposition de géométrie, parce que ces idées sont trop différentes de toute autre pour qu’elles puissent s’y mêler, et pour que nos affections les altèrent.

Ceci m’amène à une autre observation ; j’avoue que contre une opinion assez répandue et qui était encore plus générale autrefois, je ne pense pas que l’étude des Mathématiques soit plus propre qu’une autre à rendre l’esprit juste. Je ne dirai pas à l’appui de ma manière de voir, qu’il y a des mathématiciens qui l’ont très faux quoiqu’ils ne se trompent pas sur les objets de leur science ; car où ne se trouve-t-il pas des esprits faux ? Mais je remarquerai que ce que l’on appelle assez improprement les Mathématiques[2] [je ne parle ici que des mathématiques pures], consiste dans la science des calculs arithmétiques et algébriques, et dans celles des propositions de géométrie, c’est-à-dire dans la connaissance des combinaisons que l’on peut faire des idées abstraites de quantité, et dans celles des conséquences que l’on peut tirer des propriétés abstraites de l’étendue. Or, on raisonne mieux et plus sûrement dans ces deux sciences que dans les autres, simplement parce que cela est plus facile, parce quelles sont moins sujettes à l’erreur, parce qu’elles sont moins exposées aux causes imperceptibles de déception. Elles ne fournissent donc pas plus d’occasions d’apprendre à s’en garantir, je dirai même qu’elles en fournissent moins. J’irai plus loin, la science des quantités nommément est d’une monotonie absolue ; elle ne s’occupe que d’un seul genre d’idées et toujours comparées sous un rapport du même genre ; c’est ce qui fait, comme nous l’avons déjà vu, qu’elle peut se servir d’une véritable langue à part, ayant non-seulement des signes, mais sa syntaxe particulière, qui consiste dans les règles du calcul, ce qui constitue une véritable langue ; car pour le dire en passant, ce que l’on appelle mal à propos la langue particulière des autres sciences, n’est qu’une nomenclature, et elles se servent toujours de la syntaxe des langues parlées. La langue numérique et algébrique en est toute différente. Je sais qu’il y a souvent beaucoup d’esprit et même du génie à bien user de toutes les ressources qu’elle offre, c’est-à-dire à la bien écrire, mais ses règles sont si sûres, que si l’on pouvait les apprendre par cœur, sans y rien comprendre, pourvu qu’on ne les oubliât pas, une première proposition étant écrite, on pourrait arriver à sa dernière conséquence sans savoir ce qu’on fait et sans se tromper, et c’est peut-être ce qui arrive quelquefois à peu de chose près. Ce n’est assurément pas là le moyen de former le raisonnement. Ajoutez que ne donnant lieu à aucune observation ni à aucune expérience, elle ne saurait habituer à porter à ces opérations la précaution et la sagacité qui y sont nécessaires. Aussi voit-on de très grands calculateurs avoir de la propension à ne pas faire un examen assez attentif des données dont ils doivent partir. Alors plus ils poussent loin leurs spéculations, plus ils s’égarent, sans toutefois jamais se tromper dans leurs calculs, parce que cela ne se peut pas en en suivant les règles. La géométrie pure est tout-à-fait dans le même cas pour ce qui regarde l’observation et l’expérience. À la vérité ses raisonnemens quand elle est traitée par la méthode qu’on appelle encore suivant moi mal à propos synthétique, ses raisonnemens, dis-je, se font dans les langues parlées, ils exigent les précautions ordinaires et ils sont rigoureux ; mais encore une fois, c’est parce qu’ils sont faciles, et s’ils deviennent fatigans, ce n’est que par leur longueur.

J’expliquerai ici, en passant, pourquoi je n’aime pas ces mots de méthode synthétique et analytique. C’est qu’il n’y a aucune opération intellectuelle où on ne compose et décompose des idées, où il n’y ait synthèse et analyse. Je ne vois pas, par exemple, pourquoi on dit toujours l’analyse algébrique, et même souvent l’analyse au lieu de l’algèbre. L’algèbre n’est point une méthode, c’est une langue écrite, on se sert de cette langue comme d’une autre pour composer et pour décomposer. Très souvent quand on résout une équation dans ses élémens, c’est pour en reconstruire une ou plusieurs autres, il y a donc là composition et décomposition. Je conçois que l’on dise analyse chimique, quand l’opération consiste à décomposer une substance, et synthèse, au contraire, quand il s’agit de former de toutes pièces un nouveau composé. Mais la science se compose de tout cela, et l’on ne peut pas dire qu’elle emploie plutôt la méthode analytique que la méthode synthétique. Quant à la prétendue méthode synthétique que les géomètres croient employer quand ils démontrent une nouvelle proposition par des raisonnemens suivis à la manière ordinaire, c’est un véritable abus de mots ; s’ils partent de propositions antérieurement prouvées, ils font une déduction comme toutes les autres et ne construisent rien ; si, comme il ne leur arrive que trop, ils parlent d’axiomes ou maximes générales, peut-être vraies, mais qu’ils n’aient pas pris la peine de prouver, ou de définitions qui ne fassent pas connaître la génération de l’idée définie, ils n’ont fait que la moitié du chemin, ils n’ont rien composé, ils n’ont que déduit, et non-seulement leur synthèse n’est pas une méthode, mais leur marche n’est pas rigoureuse comme ils le croient, et donne même une très mauvaise habitude à l’esprit en l’accoutumant à se contenter de ne pas commencer par le commencement. En un mot, décomposer est un acte de l’esprit, et composer en est un autre ; nous avons besoin de tous deux à tout moment. Mais il n’y a point de méthode purement analytique ou synthétique. Revenons aux sciences.

L’étude des sciences physiques et naturelles, et particulièrement celle de la Chimie, me paraît être de toutes la plus propre à former un bon esprit, c’est-à-dire à donner de bonnes habitudes à notre intelligence. En Chimie, les faits sont nombreux et variés, ils exercent la mémoire ; ils sont compliqués et souvent difficiles à démêler, cela développe la sagacité et accoutume à l’attention. Ils fournissent matière à beaucoup de déductions et à tirer des conséquences multipliées, cela forme le raisonnement. Mais en même temps comme les objets sont toujours là, on a recours fréquemment à l’expérience et à l’observation, soit pour ne pas s’égarer dans le cours de la déduction, soit pour en vérifier le résultat quand elle est achevée. C’est-là vraiment l’emploi de la bonne méthode, qui encore une fois n’est ni analytique ni synthétique, ou, si l’on veut, toutes deux successivement quand il le faut.

La Physiologie serait encore très propre à former un bon esprit. Elle a, comme la Chimie, l’avantage d’habituer à des observations délicates, et à des raisonnemens fins, fréquemment mis à l’épreuve par de nouvelles expériences. On peut même ajouter qu’elle est supérieure à la Chimie par l’objet dont elle s’occupe, car, comme l’a si bien dit Pope, l’étude de nous-mêmes est de toutes la plus importante pour nous. De plus, en comprenant, comme on le doit, dans la connaissance de nos organes et de leurs fonctions, la connaissance du centre sensitif et de nos fonctions intellectuelles, la Physiologie[3] nous apprend directement quels sont nos moyens de connaître, leur force et leur faiblesse, leur étendue et leur limite et leur mode d’action. Ainsi elle nous fait voir comment nous devons nous en servir, et elle est réellement la première des sciences et l’introduction à toutes les autres. Mais la nature vivante nous est encore si peu connue, elle nous présente tant de mystères impénétrables jusqu’à présent, elle nous montre tant de points obscurs ou imparfaitement éclairés, elle donne si rarement lieu à des explications complètement satisfaisantes, que je craindrais qu’en s’y livrant un esprit encore peu formé, au lieu de s’habituer à l’opiniâtreté des recherches et au courage du doute, ne s’accoutumât au contraire à se contenter de connaissances imparfaites, et à se livrer à des conjectures hasardées. La Physiologie, en un mot, est encore une science trop difficile pour servir de préparation et pour ainsi dire d’apprentissage. Il faut se contenter d’en connaître les principaux résultats pour s’en servir comme de guides, mais n’aspirer à en reculer les bornes que quand l’esprit est dans toute sa force.

Ce qui résulte de tout ceci, à mon avis, c’est que nous devons toujours partir des impressions que nous recevons, c’est-à-dire des faits ; les examiner avec attention pour n’y rien voir que ce qui y est, apporter le plus grand soin à nous former d’après ces faits des idées composées qui en soient des conséquences exactes, et prendre toutes les précautions possibles pour que ces idées une fois déterminées ne s’altèrent point à notre insu dans nos têtes pendant le cours de nos déductions. C’est-là, suivant moi, la seule bonne méthode ; on l’appellera comme on voudra ; et c’est aussi la seule conclusion de cet écrit, qui n’est que l’exposé sommaire des principes logiques les plus importans, ou, si l’on veut, le récit des principaux faits relatifs à l’intelligence humaine, car c’est-là dire la même chose de deux manières différentes.

P. S. Si après les explications précédentes, quelqu’un avait encore de la peine à croire que la perpétuelle et imperceptible variabilité de nos idées est la cause suffisante de toutes nos erreurs, et qu’il ne saurait y en avoir d’autre, je le prierais de donner quelques momens d’attention à ce que j’ai dit à ce sujet dans ma Logique, et sur-tout je l’inviterais à relire l’immortel ouvrage du savant profond et judicieux que j’ai cité ci-dessus. Je me persuade que l’étude attentive de l’histoire physiologique de nos sensations et des modifications qu’elles éprouvent, ainsi que nos dispositions morales, par l’effet varié, continuel ou accidentel des âges, des sexes, des tempéramens, des maladies et des habitudes de tout genre, ne lui laisserait aucun doute à cet égard. Je n’ai fait ici que tirer quelques conséquences de ce magnifique tableau de la nature humaine, qui pourrait encore en fournir bien d’autres, et qui est également, pour toutes les branches de nos connaissances, une source de lumière dans laquelle on ne saurait trop puiser.

FIN.
  1. Les vrais titres de gloire de Condillac sont, suivant moi, ses Traités des Sensations, des Animaux et des Systèmes, et ses beaux morceaux sur l’Histoire de l’Esprit humain. Je mettrais encore au même rang, le premier de ses ouvrages, le Traité de l’origine des Connaissances humaines, malgré ses nombreuses imperfections ; parce que c’est la première fois que l’on a réellement essayé de donner une base solide à toutes nos connaissances, en les fondant sur l’examen détaillé de nos facultés et de nos opérations intellectuelles.
  2. Le mot mathématique ne signifie que choses apprises, et qu’est-ce qu’on n’apprend pas, si ce n’est ce qu’on invente ?
  3. Ce que l’on appelle l’Idéologie, n’est, ne doit être et ne peut être qu’une partie et une dépendance de la Physiologie, qui ne devrait pas même avoir un nom particulier, et que dorénavant les physiologistes ne pourront pas se dispenser de traiter. Car lorsqu’ils négligent ce point, ils rendent toutes leurs autres explications incomplètes, comme le fait bien voir l’admirable ouvrage intitulé : Rapports du physique et du moral, dans lequel Cabanis a réellement posé les vraies bases de toutes nos connaissances philosophiques et médicales.