Principes logiques : Chapitre 4
Mme  Ve Courcier (p. 19-26).
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CHAPITRE QUATRIÈME.

De nos perceptions ou idées.

Je poursuis l’examen de ma propre existence, parce que c’est la seule dont je sois sûr directement et immédiatement. Elle consiste dans ce que je sens ; et je continue à l’observer abstractivement et séparément de l’existence de tout autre être, parce que je ne connais celle-ci que subséquemment et médiatement. Nous verrons ensuite comment nous découvrons cette seconde existence, en quoi elle consiste, ce que nous en savons, et ce que nous en devons penser. En attendant, néanmoins, je parlerai toujours des corps comme s’ils existaient réellement. C’est l’opinion commune ; et nous verrons bientôt qu’elle est fondée.

Toutes ces perceptions ou idées que nous ne faisons que sentir, et en conséquence desquelles ensuite nous jugeons et désirons, sont fort différentes entre elles.

Nous avons d’abord des sensations proprement dites, lesquelles ne sont que de simples impressions que nous recevons de tous les êtres qui affectent notre sensibilité, y compris notre propre corps ; telle est la perception de brûlure ou de piqûre. Nous avons des idées de ces êtres qui agissent sur nous, lesquelles sont composées de la réunion de toutes les affections qu’ils nous causent ; telle est l’idée d’un poirier ou d’un caillou. Nous avons de même des idées des propriétés, des actions, des qualités de ces mêmes êtres, lesquelles ne sont encore que les impressions que nous en recevons, considérées non dans nous, mais dans les êtres qui les produisent ; telle est l’idée de chaleur ou de pesanteur.

Toutes ces idées sont d’abord relatives à un seul fait. Elles sont individuelles et particulières. Nous les étendons ensuite à tous les faits qui se ressemblent, abstraction faite de leurs différences : elles deviennent générales et abstraites. Ainsi l’idée brûlure n’est plus celle d’une telle brûlure, mais de toutes les brûlures ; l’idée d’un arbre n’est plus celle d’un tel arbre, mais de tous les arbres ; l’idée de chaleur n’est plus celle de la chaleur d’un tel corps, mais de la chaleur de tous les corps chauds.

Ensuite nous établissons des degrés dans ces idées générales et abstraites, et nous formons des idées d’espèces, de genres, de classes, par des éliminations successives, de manière que moins elles conviennent à un grand nombre d’êtres, plus elles retiennent des particularités de chacun d’eux, et que plus au contraire elles s’étendent à une grande multitude, moins elles renferment des élémens propres à chaque individu : c’est ainsi que nous formons successivement les idées poirier, arbre, végétal, corps, et enfin être, qui étant la plus générale de toutes, ne comprend plus qu’une seule propriété commune à tous les êtres, celle d’exister, n’importe comment.

Tout cela n’a pas toujours, peut-être jamais, été vu bien clairement, et cependant cela pouvait l’être avec une légère attention, si les observateurs n’avaient pas été préoccupés de préventions antérieures.

Quoi qu’il en soit, voilà bien des sortes de perceptions différentes ; leur nombre et leur diversité a pu nous éblouir ; mais si nous ne sommes pas possédés de la manie incurable de substituer les hypothèses et les conjectures à l’observation, nous n’irons pas, pour expliquer la formation de ces idées, supposer ou qu’elles nous sont toutes données immédiatement et à chaque moment par une puissance surnaturelle, ou qu’elles existaient toutes à une époque que nous ne pouvons fixer, dans une portion de notre individu que nous ne pouvons déterminer, qui les a toutes oubliées, et qui se ressouvient de toutes à mesure que les occasions qui pourraient les produire les lui rappellent ; ou que, etc., etc. Heureusement il est inutile aujourd’hui d’insister sur de pareils rêves, qui ont rempli les têtes pendant tant de temps.

Il nous est aisé de voir, en nous regardant nous-mêmes, que toutes ces idées se forment facilement en nous, par les seules opérations de sentir et de juger ; que ce sont autant de composés et de surcomposés d’un petit nombre d’élémens primitifs, nos simples sensations, lesquelles, quoique assez peu diversifiées, fournissent une quantité vraiment infinie de combinaisons, à peu près comme trente ou quarante caractères suffisent à la formation de tous les mots imaginables de toutes les langues parlées possibles ; et ce qui complète la démonstration, c’est que dans cette multitude innombrable d’idées, il nous est absolument impossible d’en découvrir une qui n’ait pas son origine plus ou moins éloignée dans ces sensations, et qu’au contraire il nous est tout aussi impossible d’inventer une seule sensation ou un seul sens essentiellement différent de ceux dont nous sommes doués. Tout par nos sensations et rien sans elles, voilà notre histoire ; et notre manière constante de les élaborer, c’est de nous ressouvenir en conséquence de sentir, et de vouloir en conséquence de juger.

Les choses étant ainsi, voilà j’espère les actes de notre sensibilité bien éclaircis et notre existence intime bien reconnue, et reconnue avec autant de certitude dans ses détails que dans son ensemble. Mais qu’est-ce donc qui lie cette existence avec celle du reste de la nature ? Est-ce une illusion ? est-ce une réalité ? C’est, je pense, ce dont nous pouvons actuellement rendre compte. Quand nous nous voyons nettement nous-mêmes, c’est-à-dire nos moyens de connaître, nous pouvons voir nettement aussi ce que ces moyens sont capables de nous apprendre ; et on ne saurait trop le répéter, il n’y a pas d’autre manière d’y parvenir.