Principes logiques : Chapitre 2
Mme  Ve Courcier (p. 8-13).
◄  Ch. 1
Ch. 3  ►

CHAPITRE DEUXIÈME.

De notre existence. Qu’elle consiste dans ce que nous sentons.

Il suit de ce que nous venons de dire, premièrement, que la Logique ne peut consister que dans l’étude de notre intelligence, puisque ce sont les procédés de notre intelligence qu’il s’agit d’examiner et de juger ; secondement, que son premier soin doit être de chercher quelle est la première chose dont nous sommes sûrs, afin de passer de celle-là à toutes celles qui en dérivent nécessairement, et qui, par conséquent, seront certaines aussi. Or, ces deux conditions nous ramènent également à l’étude de nous-mêmes ; car où trouverons-nous ce premier fait, si ce n’est au-dedans de nous ? Essayons donc de descendre dans notre intérieur. Qu’y trouvons-nous ? le sentiment. Nous n’existons que parce que nous sentons ; nous n’existerions pas si nous ne sentions pas. Notre existence consiste à la sentir dans les différentes modifications qu’elle reçoit, et en même temps nous sommes bien sûrs de sentir ce que nous sentons. Ainsi la première chose que nous savons, c’est notre propre existence, et nous la savons indubitablement.

Voilà un premier fait certain. Voilà la première de toutes les certitudes. Voilà un premier pas de lait, et c’est Descartes qui l’a fait. Après être convenu avec lui-même de regarder comme douteux tout ce qu’il avait pu jamais savoir et connaître, il a dit : je doute, je sens que je doute, je suis sûr de douter, ou du moins de croire douter : mais douter, ou seulement croire douter, c’est sentir, c’est penser quelque chose ; et penser ou sentir c’est exister ; je suis donc sûr d’être, d’exister un être pensant. Par là, le premier entre tous les hommes, il a trouvé le véritable commencement de toute Logique ; et depuis lui, tout ce qu’on a fait de véritablement important dans cette science, a consisté à ruiner l’hypothèse des idées innées, que lui-même avait crée imprudemment[1] ; à voir plus en détail que lui nos diverses opération intellectuelles, et à connaître comment elles nous apprennent l’existence des êtres qui ne sont pas nous. Mais Descartes, tout de suite après un si beau commencement, s’est égaré, parce qu’il a sauté des intermédiaires ; ceux qui l’ont suivi n’ont pas encore procédé avec assez, de rigueur. Reprenons donc la route qu’il a ouverte au moment où il y est entré, et suivons-la pas à pas, comme il aurait dû faire lui-même, sans nous embarrasser de le suivre, et encore moins aucun autre guide.

Je suis sûr de sentir, et mon existence consiste à sentir. Ainsi je suis plus immédiatement assuré de mon existence que de celle de toute autre chose quelconque. Commençons donc par examiner cette existence directement et séparément de toute autre, et voyons ce que nous pourrons remarquer dans la sensibilité qui la constitue.

Il s’agit uniquement ici d’observer notre sensibilité, ses actes, c’est-à-dire ses différents modes, qui constituent nos différentes manières d’exister, et les conséquences qui résultent de ces manières d’être ; et il n’est nullement question de découvrir quel est l’être qui est doué de cette sensibilité, ni quelle est sa nature, son commencement, sa fin ou sa destination ultérieure. Ces dernières recherches peuvent faire partie de la Métaphysique, qui est du ressort de la Théologie, mais elles sont étrangères à l’Idéologie, laquelle seule appartient à la Logique. D’ailleurs on sent bien que nous ne devons pas nous en occuper d’abord ; car notre sensibilité, comme tout autre objet, ne se manifeste à nous que par ses effets. Pour remonter à ses causes, il faut auparavant la connaître, et pour la connaître, il faut étudier ses effets. Si ensuite je veux tenter la découverte des causes de ma sensibilité, ce sera en me servant des procédés que l’étude de cette même sensibilité m’aura fait reconnaître pour être les meilleurs. Ainsi cette recherche sera une application de la Logique, et non pas une partie de la Logique elle-même.

  1. Cette supposition n’est formellement établie ni dans les Essais de Philosophie, ni dans les Méditations, ni dans les Principes de Philosophie, qui sont les trois ouvrages dans lesquels Descartes a expressément et dogmatiquement exposé sa doctrine ; mais elle l’est positivement dans ses Notes contre le programme de Le Roi. Voyez ses lettres, tome Ier. Lettre 99e, et ailleurs. Ayant fait de la pensée et de l’étendue deux substances, il a été obligé de dire que la pensée, dès qu’elle est créée, pense toujours, et que par conséquent il y a des idées antérieures et étrangères aux sensations ; que l’étendue est toujours pleine, et qu’ainsi il n’y a pas de vide. De ces deux assertions, l’une a gâté toute sa métaphysique et l’autre toute sa physique ; et tout cela, pour avoir voulu déterminer la nature du principe pensant, tandis qu’il ne fallait qu’en observer les effets.