Principes de morale rationnelle/1-3-1

Félix Alcan (p. 78-103).

CHAPITRE III

LE DEVOIR

I

La connaissance de la vraie nature du problème moral permet de fixer les justes déterminations de la notion du devoir. Sans doute nous ne sommes pas encore en mesure de donner une matière au devoir ; et celui-ci ne prend toute sa réalité qu’autant qu’on lui assigne un objet, qu’on l’attache à une fin déclarée bonne : c’est à tort, ainsi qu’on l’a vu, que M. Rauh parle d’un devoir d’être logique qui existerait par lui-même, comme si la morale pouvait être intéressée à ce qu’on demeurât d’accord avec soi-même quand il s’agit de mal faire ; et lorsque M. Fouillée déclare que le fait de déduire de la raison et de ses exigences l’idée du devoir ne résout pas le problème moral, il est dans le vrai. Mais d’autre part le même M. Fouillée n’est pas en droit de prétendre que ce devoir ainsi déduit — le devoir-faire, comme il l’appelle — n’a rien de commun avec le devoir dont la morale nous entretient, et que les spéculations auxquelles on se livrera sur son compte demeureront vaines[1].

C’est contre Renouvier que M. Fouillée soutient cette dernière thèse. Renouvier représentait que du moment que nous sommes raisonnables et que nous nous croyons libres, un devoir-faire existait pour nous ; que ce devoir-faire était l’essence même du devoir, cette pierre angulaire de la morale ; que les animaux, n’étant pas raisonnables, ne songeaient pas à opposer une telle idée à leurs passions dominantes[2]. M. Fouillée objecte que le raisonnement de Renouvier vaudrait non seulement pour la morale, mais pour tous les arts, qu’ainsi il méconnaît ce qu’il y a de spécifique dans la morale, qu’il ne « fonde » nullement celle-ci : « pour être peintre ou architecte, il faut que l’homme soit doué d’intelligence, afin de concevoir des plans divers de tableau ou d’édifice ; il faut aussi qu’il se croie libre, en ce sens tout empirique qu’il s’attribuera le pouvoir de réaliser l’idée qui aura prévalu dans son intelligence. Là aussi, il y a un meilleur entre plusieurs possibles, conséquemment un parti rationnel à prendre, un devoir-faire. Dira-t-on que ces arts sont des applications de la moralité, du devoir ? »

Cette argumentation est loin d’être probante. Il est certain, sans doute, que si l’architecte se sert de son intelligence, de sa raison, uniquement pour choisir les meilleurs moyens de réaliser le plan auquel il s’est arrêté, ou même pour choisir un plan qui réponde le mieux possible à tel but qu’il s’est proposé, il n’y aura dans tout cela rien de moral. Les arts, en tant que tels, supposent données de certaines fins, et ne nous enseignent pas autre chose que des procédés pour atteindre ces fins ; la morale, elle, cherche à déterminer la valeur des différentes fins — et c’est pourquoi tous les arts, toutes les pratiques relèvent, en définitive, de la morale —. Mais la façon dont Renouvier aborde la morale ôte-t-elle à celle-ci ses caractères spécifiques pour la confondre avec les techniques ? pas le moins du monde. Elle ne mériterait ce reproche que si, faisant découler la morale, le devoir, de notre caractère d’être raison nables, on ne savait voir que certaines des exigences de la raison, celles-là que les arts, par une limitation tout arbitraire, se préoccupent de satisfaire à l’exclusion des autres. Et peut-être l’analyse de Renouvier n’a-t-elle pas été assez pénétrante ni assez précise, comme celle de Spencer, comme celle de Kant et d’autres philosophes encore. Sa méthode néanmoins est correcte : de cela seul que nous nous trouvons sans cesse en présence d’alternatives à résoudre, et que, en même temps, nous sommes doués de raison, l’existence du devoir résulte pour nous ; et il nous suffira — n’est-ce pas là après tout une espèce de tautologie ? — de savoir comment notre raison parle et agit en nous pour apprendre ce qu’est au juste le devoir.

C’est un besoin que nous éprouvons, par cela même que nous sommes raisonnables, de pouvoir justifier tous nos actes ; le devoir n’est rien que la traduction de ce besoin : il participera donc de la nature du besoin rationnel pratique. Mais quelle est cette nature ? Si nous examinons les choses sans subir l’influence d’aucun préjugé religieux, métaphysique ou autre, nous sommes obligés de constater que le besoin rationnel pratique est un besoin comme les autres ; il n’est pas pareil aux autres tout à fait ; il a des caractères propres qu’il est très important de noter ; mais enfin ce n’est qu’un besoin, c’est-à-dire une aspiration de notre être, où l’on ne trouvera rien de mystérieux, rien non plus d’absolu.

Ainsi, quand la morale nous dira que nous devons, dans telle circonstance, agir de telle façon, il ne faudra pas mettre dans ce devoir je ne sais quoi d’inexplicable qui nous dépasserait et qui nous contraindrait, d’une manière incompréhensible, à nous courber. La formule « tu dois faire ceci » signifie simplement : si tu veux agir en être raisonnable, il te faut suivre telle ligne de conduite. L’impératif moral est un impératif hypothétique, en un certain sens du moins, en ce sens qu’il correspond à une force qui agit en nous, et qu’il n’a de réalité que si cette force — qui est une force naturelle — est présente et agit réellement en nous, que dans la mesure où elle agit.

Cette conception conduit, entre autres conséquences, à supprimer la notion d’immoralité, qui est généralement reçue ; et c’est là un point qui aidera à la bien saisir. Appelons moralité — nous conformant en cela à l’usage — la qualité de l’agent dans les déterminations duquel la raison a une part, soit d’ailleurs que cette raison le pousse à des actes réellement bons, soit même qu’il n’en soit pas ainsi : cette moralité est quelque chose de réel, qui varie d’un individu à l’autre avec l’influence plus ou moins grande du motif rationnel. Mais si la notion de la moralité doit être conservée, celle de l’immoralité, entendue non pas comme l’absence de moralité, ou comme l’efficacité insuffisante de la raison, mais comme le contraire de la moralité, n’a aucun fondement et est même absurde : car elle implique l’idée — idée nullement appuyée sur les faits et proprement dépourvue de signification — de je ne sais quelle autorité que les prescriptions de la raison posséderaient et qui subsisterait même alors que la raison ne se fait pas entendre, qui déborderait du moins la puissance réelle, la vertu agissante de la raison.

Bref, le devoir n’existe que parce que la raison est une force qui s’exerce en nous, une force naturelle, qui s’oppose aux autres forces psychiques, ou qui se compose avec elles ; il n’est plus rien dès qu’on le sépare de la raison, ou que dans celle-ci on prétend voir autre chose que son efficacité. Toutefois, si cette thèse est de la plus haute importance, il y a lieu d’autre part d’indiquer et de marquer le plus fortement possible les caractères par lesquels le besoin moral se distingue des autres besoins, et qui donnent au concept du devoir, si l’on peut ainsi parler, sa physionomie propre.

Le premier de ces caractères distinctifs du besoin moral, c’est que ce besoin existe, plus ou moins vivement senti, chez tout le monde, qu’il existe du moins à l’état latent, et qu’il agit ou qu’il peut être éveillé à tout moment. Les autres besoins, au contraire, sont souvent éprouvés par certains individus, et non par d’autres, ils sont sentis à de certains moments, et point dans l’intervalle de ces moments. Seule peut-être l’aspiration tout à fait générale de notre sensibilité vers le plaisir, son aversion pour la peine, pourrait, relativement au point qui nous occupe, être mise à côté du besoin moral[3].

Le sentiment du devoir est toujours présent et agissant chez tous les hommes, on peut, du moins, l’éveiller à tout instant ; en outre, ce sentiment prend d’autant plus de force que la réflexion s’attache davantage à l’idée qui y correspond.

Et sans doute quelque chose d’analogue peut être dit de tous les sentiments. On voit souvent la force des sentiments s’accroître à mesure que l’attention se fixe davantage sur les objets auxquels ils se rapportent ; on voit même dans les états anormaux, quand ces sentiments sont devenus des passions, l’individu dépenser toutes ses énergies à les satisfaire, ne plus vivre que pour eux. Une différence demeure cependant entre la façon dont les sentiments ordinaires sont renforcés par l’attention et ce que l’on observe d’analogue pour le sentiment moral. L’attention avive les sentiments ordinaires en se concentrant sur l’objet auquel ces sentiments se rapportent, et cet objet est toujours un objet déterminé : celui par exemple qui a dans le cœur une charité ardente verra son zèle redoubler quand il attachera sa pensée aux souffrances de ses semblables ; au lieu que lorsqu’il s’agit du sentiment du devoir, le devoir se présentât-il à nous comme déterminé par rapport à de certaines circonstances, cependant c’est la considération de la notion tout à fait générale, abstraite du devoir qui renforcera notre disposition morale. En sorte que l’on pourrait dire que le sentiment moral a de la réalité, de l’efficacité, avant même de nous avoir poussés à une action plutôt qu’à une autre, que le devoir existe avant d’avoir été spécifié.

J’arrive au troisième des caractères propres du devoir, qui est de beaucoup le plus important : c’est à savoir la souveraineté du devoir. Les sentiments ordinaires sont plus ou moins forts, et c’est tout ce que l’on peut en dire ; ils se combattent les uns les autres ; dans un moment donné l’un d’eux l’emportera sur ceux avec lesquels il était en concurrence, empêchant qu’il ne leur soit donné satisfaction ; ceux-là alors, s’ils sont durables, ne pourront qu’attendre leur revanche. Le sentiment moral, lui, entre en lutte avec les autres sentiments ; mais même lorsqu’il est vaincu il conserve sur eux une certaine supériorité : d’une certaine façon, tous les sentiments lui sont subordonnés. C’est que la raison, de qui le sentiment moral procède, a pour fonction de critiquer, de juger toutes nos actions ; nous devons lui rendre compte de toutes nos actions, ce pendant qu’elle, elle ne devra de compte à personne : car il faudrait qu’elle se critiquât elle-même, ce qui est absurde.

Ceci nous permet de compléter, de rectifier si l’on veut, ce qui a été dit plus haut du caractère hypothétique de l’impératif moral. En affirmant ce caractère hypothétique, je voulais m’élever contre la conception qui voit dans l’idée du devoir autre chose que la traduction d’un besoin purement naturel de notre être, qui attribue au devoir une sorte de vertu transcendante. Mais s’il est vrai que le devoir ne fait qu’exprimer un besoin de l’esprit, il reste que ce besoin nous pousse à justifier tous les autres besoins, ou plutôt les actes par lesquels nous cherchons à satisfaire ceux-ci, tandis que lui-même ne comporte aucune justification. La raison se demande si nous devons obéir aux impératifs hypothétiques ordinaires, aux impératifs, par exemple, de la prudence ou de la charité ; mais la question n’aurait aucun sens qui consisterait à examiner si nous devons obéir à la raison.

Si l’on remarque, en même temps, que l’usage de la raison accompagne nécessairement la prise de conscience de soi-même, on comprendra mieux que l’obéissance à la raison, c’est la prise de possession de soi-même, et on donnera au devoir tout son sens. Cette idée se rencontre à tout instant chez les moralistes, exprimée d’une manière ou de l’autre, que l’accomplissement plus ou moins parfait du devoir marque le soin plus ou moins grand que l’on prend de soi-même, qu’être moral, c’est « rester fidèle à soi », c’est « conserver son moi réel »[4]. Que de fois n’a-t-il pas été dit, encore, que nous n’étions vraiment hommes qu’à la condition de suivre notre raison ! Cette dernière formule, toutefois, demande à être bien entendue, et elle a servi souvent, notamment chez les philosophes de l’antiquité, à résumer une théorie inacceptable. Si nous devons suivre notre raison de préférence à telle autre de nos facultés, ce n’est pas parce que la raison est la faculté qui nous distingue des autres êtres ; le devoir ne s’attache pas à la notion de ce qui nous est propre ; ce qui confère à la raison son autorité, c’est le fait que nous ne pouvons pas nous connaître sans qu’aussitôt elle agisse en nous, et que plus nous devenons conscients — plus notre moi prend de réalité, en quelque sorte, par l’exercice de la réflexion —, plus elle acquiert d’empire sur notre conduite[5].


Dans ce qui précède, il a été pris pour accordé que la raison était une force agissante, qu’elle pouvait avoir une part dans nos déterminations. Des conceptions, cependant, se sont fait jour sur ce point qui diffèrent notablement de la mienne. On connaît la théorie de Kant. Pour lui, le devoir est un fait de la raison, un principe à priori, et néanmoins apodictiquement certain, de cette raison en tant que pratique. Mais comment un principe rationnel aurait-il une influence sur le sentiment ? comment déterminerait-il, ou contribuerait-il à déterminer des actions ? cela est impénétrable à la raison spéculative, déclare Kant ; c’est une chose incompréhensible. Et toutefois cette influence du principe pratique de la raison est certaine, pour Kant ; la réalité du principe ne faisant pas de doute, ne faut-il pas que ce principe ne demeure pas impuissant ? Ainsi la loi morale donnera naissance à des sentiments, et tout d’abord au sentiment du respect, lequel n’a rien de « pathologique », autrement dit, qui ne saurait être rapporté ni au plaisir ni à la douleur, mais qui procède uniquement de la représentation de la loi. Et en même temps l’existence du principe pratique rationnel impliquera la liberté de l’agent moral, liberté qui ne s’exercera pas dans le monde des phénomènes — car là tout est soumis à un déterminisme rigoureux —, et dont par conséquent il sera impossible de montrer des manifestations empiriques, mais qui appartiendra du moins au moi nouménal[6].

Dans cette théorie de Kant, négligeons ce qui a trait au sentiment du respect, ou encore à la dualité du déterminisme des phénomènes et de la liberté nouménale. Ne considérons que l’essentiel de la théorie ; demandons-nous s’il est incompréhensible que le motif rationnel puisse avoir une action sur nous.

À vrai dire, il y aurait moyen de donner à une assertion pareille un sens acceptable ; mais ce serait en l’interprétant d’une manière que Kant aurait énergiquement repoussée. Ce qui est vrai, c’est que la raison n’a pas par elle-même de contenu, que la matière de la vie morale, par suite, devra venir d’ailleurs. Mais ce qui demeure, contre Kant, c’est que, une fin étant posée à laquelle nous nous intéressons, l’accord de cette fin avec les exigences de la raison — accord sur lequel je ne m’explique pas ici, et qui sera défini plus loin — nous fera naturellement la rechercher davantage : c’est que le motif rationnel, s’il n’agit pas seul, s’il doit se combiner avec un motif d’une autre sorte, agit cependant et influe sur notre conduite, d’une façon qui n’a rien de mystérieux.

Que si l’on voulait rechercher les causes pour lesquelles Kant s’est formé cette conception qu’on vient de voir, on en trouverait plusieurs. Il y a d’abord l’opinion que Kant avait adoptée, à la suite de la plupart des psychologues du XVIIIe siècle, que l’homme est mû uniquement par l’attrait du plaisir et l’aversion pour la peine. Une telle opinion paraît à Kant incompatible avec la croyance à une efficacité naturelle du motif rationnel : quelque fin que la raison nous fasse rechercher, le motif rationnel, pour autant qu’il agira, qu’il ajoutera quelque chose à la force attractive dont cette fin peut être pourvue par ailleurs, n’aura rien de commun, pense Kant, avec l’attrait du plaisir.

D’autre part, la façon dont Kant se représentait le déterminisme devait l’empêcher d’admettre que la raison eût une action dans le monde des phénomènes. La notion que Kant avait du déterminisme, il l’avait puisée dans l’étude de la physique, de la mécanique, des mathématiques surtout ; et l’idée qu’une action pût résulter, même pour partie, de la préférence donnée par la raison de l’agent à cette action sur l’action contraire, cette idée ne paraît guère s’accorder avec un tel déterminisme : on peut dire que plus l’enchaînement des faits est conçu conformément aux exigences de la raison spéculative, plus il est difficile de croire que la raison pratique intervienne dans la production de ces faits.

Mais la cause principale de l’erreur où Kant est tombé, c’est sa conception du devoir, où il voit un principe rationnel sans doute, mais en même temps absolu, supérieur en quelque sorte et extérieur à notre moi, je veux dire à ce moi que nous connaissons, qui, pensant et agissant, sait ce qu’il pense et comment il agit. Comment faire d’un tel principe une force psychologique essentiellement pareille aux autres, se composant avec celles-ci ? c’était lui ôter le caractère que je viens d’indiquer, caractère sans lequel il semblait à Kant que le devoir perdait toute son autorité et cessait d’exister.

Ainsi Kant commence par postuler l’autorité absolue du principe moral ; et c’est de là que résulte pour lui l’impossibilité d’accepter que ce principe agisse au milieu des autres forces psychiques, et comme elles. Mais cette marche renverse l’ordre logique. Tout d’abord, il faut demander aux faits comment le principe moral se comporte ; c’est à eux de dire ce qu’il est ; et l’on devra rejeter toute conception, si séduisante soit-elle, si fortement qu’elle paraisse s’imposer à l’esprit, qui ne s’accordera pas avec eux. Or les faits, si on les envisage sans parti pris, nous montrent que la raison nous aide à nous déterminer à ces actions qui lui paraissent les meilleures, qu’elle a une influence sur notre activité. Et Kant lui-même n’a pas pu le nier toujours. Il a dit quelque part qu’on ne saurait dans l’expérience montrer une seule action à laquelle on pût assigner comme cause la pure volonté du bien ; mieux que cela : sa théorie demande que toutes nos actions, en tant qu’elles prennent place dans la suite des phénomènes, soient expliquées par des antécédents « pathologiques », sans rapport avec les principes de la raison. Mais il arrive aussi à Kant de parler en pédagogue, en psychologue : quand par exemple, dans sa Méthodologie de la raison pure pratique, Kant entreprend de prouver que les lois « objectivement pratiques » de la raison pure sont « subjectivement pratiques », il est assez apparent que les preuves qu’il fournit n’ont pas trait à une influence de ces lois sur le moi nouménal, mais à leur influence sur le moi que nous connaissons, que ce sont des preuves toutes tirées de l’observation.

Faut-il maintenant rechercher quelle est la mesure de l’efficacité du motif rationnel, si la part que ce motif a dans nos déterminations est grande ou petite ? Une telle recherche serait des plus malaisées, à cause de la difficulté qu’il y aurait à séparer le motif rationnel des motifs, des mobiles multiples qui se mêlent ou même qui se combinent avec lui. Dans un chapitre précédent, il a été parlé des succédanés de la moralité rationnelle, de tous ces sentiments qui concourent à nous faire accomplir les actions recommandées par la raison. Les sentiments que j’énumérais étaient des sentiments qui pouvaient apparaître sans que la moralité rationnelle existât le moins du monde. À ces sentiments il convient d’ajouter les sentiments que la conception même du devoir rationnel suscite, et qui renforcent l’action du besoin de la raison.

Kant a parlé à plusieurs reprises de l’humiliation que nous éprouvons quand nous pensons au devoir, du sentiment que nous avons de la supériorité de la « loi objective » de la raison sur les impulsions « pathologiques »[7]. Bien que les expressions qu’il emploie ne soient pas toutes très justes, il est certain que nous trouvons souvent un rapport — même en faisant abstraction de toute idée de sanction — entre la façon dont la raison pratique agit sur nous et l’influence qu’exercent sur nous les hommes dont nous reconnaissons la supériorité.

Est-il besoin d’indiquer, encore, que la notion du devoir, prise dans sa généralité, devient chez certains l’objet d’un amour pareil à celui que nous inspirent les personnes, qu’il peut devenir même de l’enthousiasme ? Kant a combattu cet enthousiasme moral, où il voit une forme du fanatisme ; c’est qu’il ne veut pas que la vertu soit fondée sur autre chose que sur la raison. Il n’en est pas moins vrai que la conception du devoir rationnel n’ira pas sans faire naître, plus ou moins fort sans doute, le sentiment que je disais.

D’autre part, il arrive que nous nous fassions un point d’honneur de remplir les devoirs que notre conscience nous prescrit ; et c’est ce qui explique le fait que l’on obéit d’autant plus volontiers à sa conscience, parfois, que l’accomplissement du devoir est plus difficile ou plus pénible.

Enfin il faut tenir compte aussi du sentiment d’affranchissement que nous éprouvons quand nous avons obéi à la raison. Cette raison est nôtre, et la suivre, c’est proprement nous libérer de toute servitude. L’indépendance à l’égard des penchants est la source d’un contentement immuable, a dit Kant — dont le seul tort ici est d’appeler ce contentement « intellectuel » — ; et c’est là, écrit-il ailleurs, une riche compensation pour les sacrifices auxquels la morale peut nous condamner[8].

On le voit, les sentiments sont nombreux qui viennent se fondre avec le sentiment rationnel du devoir. Ces sentiments sont distincts du sentiment moral rationnel ; mais ils sont provoqués par celui-là, qui en détermine la formation par une sorte d’attraction exercée sur des éléments préexistants. Et c’est là l’explication d’un fait au premier abord contradictoire, à savoir que d’une part, comme le montre l’observation la plus familière, les hommes obéissent d’autant mieux à la raison que sont plus forts en eux les sentiments analysés ci-dessus, et que d’autre part, comme Kant l’a fait remarquer[9], la représentation du devoir a d’autant plus d’influence sur nous qu’elle est plus pure.




Les considérations qui viennent d’être développées conduisent à une conception de la liberté qu’il n’est pas indispensable à mon dessein d’exposer, mais que je veux néanmoins indiquer brièvement.

Tout d’abord, je noterai que la notion de liberté a un rapport étroit avec les exigences de la raison. Notre liberté se manifeste lorsque l’idée qu’un certain acte est meilleur rationnellement nous incline à le préférer[10].

S’écarte-t-on de cette conception, la liberté ne peut plus être conçue que comme une liberté d’indifférence. Mais qu’est-ce que cette liberté d’indifférence ? un pouvoir qui serait en nous de choisir, parmi les alternatives pratiques qui se présentent sans cesse, indépendamment de l’influence des motifs et des mobiles ; ou plutôt — car le mot de pouvoir n’est pas du tout à sa place ici — c’est une part qui appartiendrait, dans la production de nos actes, au hasard aveugle, c’est l’inintelligibilité partielle de ces actes — si tant est qu’un compromis soit concevable entre l’intelligibilité et l’inintelligibilité —. Et qu’y a-t-il là dedans qui puisse mériter le nom de liberté ?

Les faits, d’ailleurs, ne démontrent pas, et ne sauraient en aucune façon démontrer la réalité de la liberté d’indifférence. On peut interpréter la chose de diverses façons, on peut par exemple, avec Kant, l’expliquer par des formes à priori que l’esprit porterait en lui pour les imposer au donné et qui excluraient rigoureusement toute indétermination dans l’objet de la connaissance, on peut aussi s’abstenir de toute spéculation de ce genre. Ce qui est certain, c’est que, s’il y a des actions humaines, comme il y a des phénomènes physiques, dont nous ne tenons pas les causes, jamais nous ne constaterons que des actions ont été accomplies sans avoir été produites par des causes. Et cela parce que, considérant une action, jamais nous ne pourrons nous flatter d’en savoir tous les antécédents, ainsi qu’il nous faudrait faire pour établir qu’aucun de ces antécédents n’a pu la produire. Quant à dire que l’observation interne nous fait atteindre la liberté d’indifférence comme une puissance qui serait en nous, c’est une thèse insoutenable, puisqu’il ne s’agit pas ici d’une puissance véritable, et que parler d’une intuition que nous aurions de l’indétermination de nos actes à venir, cela ne présente aucun sens.

La liberté ne peut pas consister dans ce que l’on appelle la liberté d’indifférence, dans la non-motivation des actes ; il ne reste donc plus, si l’on veut que la notion de liberté conserve une signification et puisse avoir une réalité, qu’à donner le nom de liberté à une certaine sorte de motivation, à savoir la motivation par la raison. L’homme sera libre dans la mesure où il obéira à la raison, et surtout à la raison considérée dans toutes ses exigences, autrement dit à la morale[11]. C’est ce que beaucoup de philosophes, à toutes les époques, ont vu, ou soupçonné. Très nombreux en effet sont ceux qui ont établi un rapport étroit entre la notion de liberté et la morale. Toutefois dans l’établissement de ce rapport des erreurs ont été commises, dont les principales sont au nombre de deux : l’une consiste à fonder la liberté sur des vues à priori, non sur l’observation ; l’autre, qui parfois découle de celle-là, consiste à regarder la liberté comme une puissance qui déborderait les faits où elle se manifeste, et à la tenir pour inconciliable avec le déterminisme. Sur l’une et l’autre de ces erreurs il convient de nous arrêter un peu.

Parmi ceux qui, rattachant la liberté à la morale, ont eu le tort de fonder la liberté sur des spéculations à priori, il faut citer les philosophes « intellectualistes ». Socrate, Platon, Leibnitz n’ont reconnu de liberté à l’homme que la « liberté de perfection » ; pour eux, l’homme n’est libre qu’autant que son activité est dirigée vers des fins bonnes, et il est d’autant plus libre qu’il s’approche davantage de la perfection. Mais ces mêmes philosophes déclarent, en outre, que l’homme fait nécessairement ce que sa raison lui représente comme le meilleur, que jamais il ne préfère sciemment le mal au bien. Par là ils se mettent en contradiction avec les faits, lesquels nous apprennent que nos actions ne sont pas toujours conformes à ce que notre raison nous recommande. C’est que leur théorie de la liberté ne procède pas de l’observation ; elle procède de cette idée à priori que nos actions sont déterminées uniquement par nos représentations, par des causes d’ordre intellectuel. Ils ont déduit la liberté au lieu de la constater : et cette méthode les a conduits à des affirmations erronées.

Mentionnerai-je encore la théorie de Kant ? Cette théorie est suffisamment connue. Kant estime que la liberté ne saurait être démontrée par la raison spéculative, que la notion de liberté, en outre, est incompatible avec les conditions de l’expérience : dans le monde des phénomènes, il n’y a pour la liberté aucune place. Cette liberté cependant, il la restaure — comme attribut du noumène, il est vrai — grâce à la considération des principes à priori de la raison pratique. C’est qu’en effet la raison pratique nous révèle l’existence du devoir, qu’elle nous présente comme absolu, inconditionnel ; elle nous dicte un impératif catégorique, et le fait qu’un tel impératif soit possible, que la raison pure puisse être pratique prouve que la volonté est libre.

À dire vrai, il y a quelque incertitude dans la manière dont Kant exprime sa pensée sur cette question. En de certains passages, il semble presque poser la liberté comme le premier terme de sa déduction ; que par le moyen de l’impératif catégorique on puisse établir la liberté, et résoudre un problème qui demeurait mystérieux pour la raison spéculative, cela, dit-il, démontre la réalité de cet impératif catégorique. Mais dans ces passages, Kant s’écarte de sa propre doctrine. Il ne doute pas, en effet, du caractère catégorique de l’impératif moral, il ne conçoit pas qu’on en doute. Et c’est de cet impératif catégorique qu’il part, en réalité, pour démontrer la liberté. Si la liberté est première dans l’ordre de l’existence — elle est en quelque sorte l’essence de la volonté autonome, raisonnable —, c’est la loi morale qui est première dans l’ordre de la connaissance. Schiller résumait exactement la pensée de Kant quand il énonçait la formule célèbre : tu dois, donc tu peux.

La théorie de Kant sur les rapports du devoir et de la liberté n’est pas à rejeter complètement. Il est certain que la notion du devoir n’a de sens que si l’agent moral est libre — d’une manière, au reste, qu’il faudra préciser —. Imaginons que la raison ait des exigences pratiques, et que cette raison soit tout à fait inopérante : il y aura sans doute toujours une morale, c’est-à-dire qu’on pourra chercher à déterminer les exigences de la raison, les prescriptions qui en découlent pour la conduite ; et on tâchera d’amener les hommes, par des procédés en quelque sorte mécaniques qu’enseigneront la psychologie et la pédagogie, à observer ces prescriptions ; mais on ne pourra pas parler de devoir. Que la raison au contraire soit une force agissante, comme elle l’est effectivement, et le devoir sera réintégré dans la morale, le devoir étant l’idéal rationnel en tant qu’il est capable d’influer sur notre conduite.

Toutefois Kant a eu tort de commencer par affirmer le devoir, et par le revêtir de certains caractères, pour ensuite conclure du devoir à la liberté. Kant pose d’abord le devoir : c’est qu’il veut rechercher à quelles conditions une morale est possible, et que la possibilité de la morale ne fait pas de doute pour lui. Mais il faut examiner également si la morale est possible. Et alors, le devoir ayant besoin lui-même d’être critiqué, il ne sera pas licite de déduire la liberté du devoir par le moyen de cette remarque que sans la liberté, le devoir s’évanouit. Il y aura lieu de demander aux faits, et aux faits seuls si nous sommes libres ; après quoi on réglera sa conception du devoir sur ce qu’on aura constaté touchant l’existence ou la non existence, et sur la nature de la liberté. Au vrai, les choses se présenteront ainsi : nous sommes des êtres raisonnables, qui éprouvons, parce que raisonnables, un certain besoin de justifier nos actions à nos propres yeux ; mais la raison ne formule pas seulement des exigences, elle travaille aussi à les satisfaire — c’est là un fait que nous observons — ; et alors, comme conséquence, la notion du devoir surgit, avec la signification qui a été dite plus haut.

C’est aux faits qu’il appartient de nous apprendre si nous sommes libres. J’ajouterai qu’il faut leur poser la question directement, et non pas solliciter d’eux une réponse par un moyen détourné, comme celui auquel recourt M. Fouillée. M. Fouillée a cru pouvoir résoudre le problème de la liberté et démontrer l’existence de celle-ci en prenant comme point de départ la croyance des hommes à leur liberté. Nous nous croyons libres ; peu importe que tout d’abord cette croyance soit illusoire : l’idée de la liberté, du moment que nous l’avons, agit comme une force, tend à se réaliser ; et nous devenons libres par la vertu de cette idée.

Dans cette théorie, il y a quelque chose d’artificieux qui se laisse aisément percer. Dans quels cas, en effet, l’idée-force de la liberté interviendrait-elle ? Elle interviendrait toujours — M. Fouillée ne manque pas à le reconnaître — pour aider au triomphe de la raison, pour résister aux tendances que nous savons ne pas agir dans le sens du meilleur. Mais alors, de deux choses l’une. Ou bien la raison est agissante et efficace par elle-même : et alors, pour prouver la liberté, point n’est besoin du détour que M. Fouillée nous invite à faire. Ou bien la raison par elle-même est sans vertu : et alors on ne voit pas comment la croyance à la liberté, même jointe à l’aspiration vers la liberté, nous ferait libres réellement. M. Fouillée s’appuie sur la notion de l’idée-force ; or il est certain que lorsqu’une idée se présente dans la conscience qui est l’idée d’une fin réalisable, la conception même de cette idée ne va pas sans entraîner avec elle un commencement de réalisation ; mais s’il s’agit d’une fin non réalisable, il ne servira absolument de rien que nous concevions cette fin. En somme, ce qu’il y a lieu d’accorder à M. Fouillée est peu de chose : c’est à savoir qu’on ne peut être libre que si l’on croit à sa liberté. La conviction que vous êtes esclave de vos passions, que votre raison est impuissante paralysera cette raison. Mais si la croyance à la liberté peut être une condition nécessaire de celle-ci, elle est très éloignée d’être une condition suffisante. M. Fouillée s’est trompé en voulant démontrer la liberté au lieu de la constater directement dans les faits.

La deuxième des erreurs concernant la liberté que je tenais à signaler est celle qui consiste à concevoir la liberté comme un pouvoir infini, ou tout au moins débordant les manifestations qu’on en peut observer dans l’expérience. C’est ainsi que l’on se représente la liberté à l’ordinaire. Puis, en face de cette liberté, on place le déterminisme, que l’on entend lui aussi dans un sens absolu, que l’on fait exclusif de toute contingence. Et alors on se voit obligé de choisir entre la liberté et le déterminisme ; à moins que l’on ne tienne la gageure — car c’en est une véritablement, quand on a défini la liberté et le déterminisme de cette façon — de les admettre à la fois l’un et l’autre, comme a fait Kant, qui affirme la liberté du moi nouménal et proclame en même temps la détermination rigoureuse de nos actions en tant que faits d’expérience, et M. Fouillée encore, qui se flatte, grâce à l’artifice qu’on a vu, d’introduire la liberté dans un univers où régnerait cependant un déterminisme absolu.

Kant conçoit la liberté comme dépassant les faits : quand un homme commet un vol, il se croit en droit de dire, « en jugeant d’après la loi morale », que l’action aurait pu ne pas être commise[12]. Et pourquoi Kant a-t-il adopté une telle conception ? C’est d’abord à cause de la méthode qu’il suit, parce qu’il s’applique à présenter les idées à l’état de pureté parfaite[13]. Il s’est fait une notion « pure » de la liberté, comme du déterminisme, comme du devoir, et cette notion pure est une notion absolue. Mais il y a un autre motif encore qui explique la manière dont Kant a compris la liberté ; et c’est que cette manière est la manière courante ; c’est que Kant veut, comme l’opinion commune, que la liberté puisse servir de fondement à l’imputation[14]. Kant ne sépare pas ces deux concepts que la conscience vulgaire unit étroitement : le devoir et la responsabilité ; nous sommes responsables de nos actes, pense-t-il, par cela même que nous avons des devoirs à remplir ; le devoir n’existe qu’en tant que la responsabilité l’accompagne ; et quelle responsabilité peut-il y avoir pour l’agent moral, si l’on n’admet pas que, lorsque cet agent agit mal, il eût pu bien agir ? La liberté ainsi entendue ne pourra que s’opposer au déterminisme. Et une autre conséquence sera que la liberté ne pourra plus être saisie comme un fait d’expérience — il est absurde de vouloir, avec le sens commun, que l’on puisse observer une puissance infinie par essence, plus étendue en tout cas que les actions toujours singulières où on prétendrait la saisir — ; sans même invoquer la théorie de Kant sur la causalité forme nécessaire et à priori de toute expérience, il apparaîtra qu’une liberté qui doit fonder l’imputation ne peut en aucune façon être perçue[15].

Il est inutile de multiplier les exemples pour montrer combien est répandue, parmi les philosophes, la conception de la liberté que je combats ici. Cette conception a exercé une influence même sur des auteurs qui l’ont rejetée, et qui se sont élevés contre elle avec force. Tel est le cas, à ce qu’il semble, de M. Bergson. M. Bergson a consacré à la question de la liberté des pages extrêmement pénétrantes, et l’on peut dire que nul philosophe n’a apporté, dans notre époque, une contribution plus importante que la sienne à l’étude de cette question. Il a dénoncé les sophismes contenus dans cette idée que l’on a généralement, quand une action a été accomplie, qu’une autre action aurait pu être accomplie en la place de celle-là[16]. Il a critiqué également le déterminisme tel qu’on le comprend d’ordinaire, et montré que ce déterminisme impliquait l’extension de la nécessité absolue des mathématiques à des ordres de faits où cette nécessité ne saurait plus régner. M. Bergson, en somme, croit à la liberté. Mais cette liberté, il la définit par l’imprévisibilité des actions où elle se manifesterait. Et on peut se demander si une liberté ainsi définie ne conserve pas une certaine parenté avec cette liberté d’indifférence que M. Bergson a sévèrement condamnée, avec la liberté infinie.

Je repousse donc le concept d’une liberté qui déborderait les faits. Il est absurde de croire, quand on a agi d’une certaine façon, qu’on aurait pu agir autrement. Et l’absurdité n’est pas moindre quand on applique le concept que je viens de dire au futur que quand on l’applique au passé ; il faut se garder de croire, quand on considère une alternative pratique qui se présente à nous, que la réalisation des deux partis de l’alternative est également possible. Une liberté qui déborderait les faits, et j’ajoute encore une liberté qui impliquerait la non-prévisibilité des actions, nous ramène à la liberté d’indifférence, appelle les mêmes objections que celle-ci. Nous sommes libres dans la mesure que les faits montrent ; nous sommes libres pour autant que la raison exerce d’influence réelle sur notre conduite, qu’elle contribue à orienter notre activité dans le sens de ce qu’elle nous a représenté comme le meilleur, qu’elle intervient comme une force agissante au milieu du jeu des autres forces psychiques.

La liberté ainsi entendue ne s’oppose pas au déterminisme. On pourra très bien concevoir qu’elle ait ses conditions inscrites dans le corps, qu’on trouve dans celui-ci la traduction du fait que, d’une manière générale, tel individu est plus libre qu’un autre, que chez un individu donné la raison a agi dans un certain cas et point dans un autre. On tiendra en même temps les actions humaines, toutes les actions, pour prévisibles ; on pensera qu’il n’est pas impossible en soi que l’on sache à l’avance quand la liberté se manifestera, et dans quelle mesure. Bref, on accordera tout ce que le déterminisme doit réclamer pour mériter son nom.

Toutefois, il faudra prendre garde de ne pas comprendre le déterminisme d’une façon qui contredise, qui rende impossible la liberté, fait d’expérience. Il faudra que le déterminisme ne soit pas conçu comme excluant toute contingence, mais que la contingence au contraire soit mise au cœur du déterminisme. Il faudra que l’on se représente cette contingence comme croissant, d’une certaine manière, à mesure que, parcourant l’échelle des sciences, on s’éloigne des mathématiques pour se rapprocher de la psychologie ; que l’on admette que les modes suivant lesquels les différentes sortes de phénomènes se déterminent sont variables. Je ne veux pas développer ici à nouveau des thèses qui ont été magistralement exposées par M. Boutroux, par M. Bergson ; je me bornerai à une brève remarque. Quand je disais, tantôt, que la liberté avait sans doute ses conditions inscrites dans le corps, j’employais le mot de traduction : cette traduction, dirai-je maintenant, n’est intelligible que pour celui qui possède le langage de l’original. Faisons un instant cette supposition absurde d’un être qui connaîtrait tout ce qui se passe dans un cerveau, et qui ne saurait pas ce que c’est que l’activité psychique : cet être n’aurait aucune idée des phénomènes psychologiques dont il verrait l’accompagnement matériel. Les faits physiologiques qui se déroulent dans le cerveau ne prennent leur sens complet que lorsqu’ils sont éclairés par l’expérience interne. Ce qu’on voit dans le corps, et qui correspond à la liberté ne peut être compris que si l’on sait par ailleurs ce qu’est la liberté, que si l’on a constaté la réalité de celle-ci. Et ainsi, dire que la liberté de l’âme s’exprime dans le corps, ce n’est nullement nier la liberté, ce n’est nullement se contredire.

En résumé, il faut abandonner à la fois la conception d’une liberté débordant l’expérience, et celle d’un déterminisme absolu. Cette conclusion où nous aboutissons, je n’ai pas voulu y arriver pour concilier la liberté et le déterminisme, pour servir tels intérêts pratiques ou spéculatifs. C’est l’examen des faits qui oblige à rejeter les deux notions que je disais. Ce sont les faits également qui nous révèlent l’existence de la liberté telle qu’elle a été définie tantôt, en même temps qu’ils nous conduisent à adopter l’idée d’un déterminisme universel nullement incompatible avec cette liberté.

  1. Critique des systèmes de morale contemporains, pp. 89-91 (III, 2) ; cf. Le devoir-faire et le devoir, Revue de métaphysique, 1904, pp. 259-260.
  2. Voir La science de la morale, Paris, Ladrange, 1869, I, 1, 1.
  3. Je dis que nous sommes toujours attires vers le plaisir : je ne dis pas — qu’on veuille bien le noter — que nous préférons toujours le plaisir à la peine, ou le plaisir plus grand au plaisir moins grand.
  4. Les formules que je cite sont de M. Höffding.
  5. M. Gourd (Le sacrifice, Revue de métaphysique, 1902 ; v. pp. 137-138) dit que la morale n’est pas un objet d’obligation ; seulement, une fois acceptée, cette morale nous impose l’obligation. Dans cette façon de s’exprimer, il y a quelque chose d’un peu tautologique. Ce qu’il faut dire, c’est que la morale n’a d’autorité, de valeur, qu’autant que la raison agit en nous ; mais quand la raison agit, nous constatons que cette action présente des caractères particuliers.
  6. Voir la Critique de la raison pratique, 1re partie, I, 3.
  7. Critique de la raison pratique, 1re partie, I, 3, pp. 133-135, 141.
  8. Voir pp. 214-215 (1e partie, II, 2, § 2), p. 273 (2e partie).
  9. 2e partie (p. 272).
  10. De ceci, il résulte que les infirmités morales sont au nombre de deux : l’une, c’est l’absence du sens moral, c’est-à-dire l’impuissance à concevoir le meilleur — ce qui est meilleur rationnellement — comme tel ; l’autre c’est l’absence de la liberté, c’est-à-dire la non-efficacité de la raison.
  11. M. Evellin (voir le Bulletin de la Société française de philosophie, 1903, pp. 118 sqq.) trouve la manifestation de la liberté dans l’effort. Cette liberté qui se révélerait dans l’effort est elle une liberté d’indifférence ? La théorie de M. Evellin prêterait le flanc, dans ce cas, aux objections indiquées ci-dessus. Que si au contraire M. Evellin écarte la liberté d’indifférence, la liberté ne serait pas autre chose que la disposition — purement naturelle — à dépenser toute sa vigueur, à se donner tout entier pour obtenir le résultat que l’on poursuit. Mais le tigre qui tend tous ses muscles, qui concentre toutes ses forces quand il se prépare à bondir sur sa proie, peut-on dire qu’il est plus libre que tel autre animal moins énergique ? Si l’on veut trouver un rapport entre la liberté vraie, qui est la liberté rationnelle, morale, et l’effort, ce ne sera que le rapport suivant : celui qui est plus capable d’effort, celui-là, quand sa raison lui aura fait décider d’agir d’une certaine façon, pourra mieux, par la concentration qu’il saura opérer de ses énergies, assurer l’exécution de la décision prise, le triomphe définitif et complet de la volonté raisonnable.
  12. Raison pratique, p 173 (1re partie, I, Examen critique).
  13. Voir Raison pratique, Conclusion (p. 294).
  14. P. 174.
  15. P. 170.
  16. Essai sur les données immédiates de la conscience (Paris, Alcan, 1889, III, pp. 133 sqq.).