Principes de morale rationnelle/0-0-1

Félix Alcan (p. v-viii).

PRÉFACE


L’ouvrage que je présente au public est sorti de méditations laborieuses et persévérantes.

Le problème moral m’a obsédé depuis mon initiation à la philosophie. Il est le problème auquel toute recherche philosophique doit aboutir, sous peine de demeurer incomplète ; il est le seul problème de la philosophie qui ait son importance en lui-même, et dont on ne puisse pas se désintéresser.

Pendant de longues années je n’ai pas cessé, au milieu d’occupations et de travaux multiples, de chercher à me faire une doctrine morale qui me contentât. La méthode que j’employais consistait principalement dans l’étude critique des auteurs. Par l’étude des auteurs on se libère des préjugés, on découvre les difficultés et l’on élargit ses vues. Le seul danger de cette étude, c’est qu’elle risque de vous faire pencher vers la scolastique et le verbalisme, vices très ordinaires chez les philosophes. et dont n’ont pas su se préserver quelques-uns mêmes des maîtres de la pensée philosophique. Mais contre ce danger il n’est pas impossible de se prémunir, si l’on vivifie perpétuellement l’étude et la critique des auteurs par la réflexion sur soi-même, si l’on évite de perdre un seul instant le contact avec la réalité, si l’on n’oublie jamais le caractère sérieux des questions examinées : et à cela je me suis toujours appliqué de tout mon soin.

À vrai dire, toutefois, le travail auquel je revenais sans me lasser était un travail sans espoir. Une sorte d’instinct m’inclinait, tout au moins dans l’ordre des questions sociales, vers une certaine solution des problèmes de la pratique : c’est lui qui a inspiré mes ouvrages sur L’utilité sociale de la propriété individuelle et sur La responsabilité pénale. Mais j’étais loin d’adhérer pleinement à cette solution ; elle ne se présentait pas à moi accompagnée d’une justification qui m’obligeât à m’y rallier sans réserve[1].

Un jour est venu cependant où, contrairement à mon attente, une systématisation s’est faite dans mes idées qui a déterminé dans mon esprit la conviction. Et je ne veux pas dire que la coordination systématique des idées garantisse la vérité d’une doctrine philosophique ; souvent cette coordination n’est obtenue que par l’élimination arbitraire de certaines des données du problème, par une simplification fautive de la réalité étudiée. Mais du moins la coordination systématique des idées est-elle une condition nécessaire à laquelle toute doctrine philosophique doit satisfaire, pour mériter son nom. Et dans l’espèce il me semblait que le système où j’étais parvenu ne laissait échapper aucun des éléments de la vérité.

L’exposition d’une doctrine philosophique présente de grandes difficultés.

Deux méthodes sont ici possibles.

La première consisterait à retracer la marche par laquelle l’auteur est arrivé à se constituer sa doctrine. Cette méthode, disons-le tout de suite, sera la plupart du temps impraticable. Avant d’arriver à se fixer, la pensée d’un philosophe, si celui-ci est un esprit libre, s’il n’a pas été guidé par la préoccupation d’aboutir à la justification d’une croyance préalable, d’un préjugé, cette pensée aura erré dans les directions les plus diverses, attirée successivement d’un côté et de l’autre par le hasard des lectures, par telles variations du ton affectif de la vie, ou par d’autres circonstances également fortuites. Et l’indication précise de tous ces flottements de la pensée ne saurait présenter, en soi, un grand intérêt. D’autre part l’élaboration d’une doctrine ne s’opère pas entièrement dans la pleine lumière de la conscience ; elle s’opère pour partie à l’insu du philosophe, qui se trouve tout à coup mis en possession de résultats inattendus, inespérés : c’est ainsi, même, que se font les progrès décisifs dans la découverte de la vérité, dans la coordination des idées. Mais alors, l’exposé de la formation d’une doctrine contiendra des hiatus : et comment un exposé pareil pourrait-il emporter la conviction du lecteur ?

C’est donc la méthode de l’exposition systématique qu’il faut nécessairement adopter. Toutefois, l’application n’en est pas aisée, loin de là, et cette application peut être faite de différentes façons. Cela tient au caractère particulier des problèmes que la philosophie a à résoudre. Dans ces problèmes les données ne sont pas, comme en géométrie par exemple, des éléments séparables et

  1. Dans L’utilité sociale de la propriété individuelle (Paris, Société nouvelle de librairie, 1901), si je considère l’institution de la propriété individuelle d’un point de vue purement utilitaire, c’est pour limiter l’objet de mes recherches ; et j’ai soin de dire en concluant (§ 337) que peut-être il y a lieu, si l’on veut formuler un jugement complet sur la propriété, de la considérer encore de certains autres points de vue. Dans La responsabilité pénale (Paris, Alcan, 1902) je propose une théorie utilitaire de la peine, mais c’est parce qu’il m’a semblé que les autres théories se fondent sur des conceptions absurdes ou vaines. Mes articles sur L’idée de justice distributive (Revue de métaphysique et de morale, novembre 1901) et sur La superstition des principes (Revue de métaphysique, janvier 1903) sont de tous mes travaux antérieurs ceux où l’utilitarisme est le plus nettement affirmé ; mais la justification de cet utilitarisme y demeure très sommaire et très imparfaite.