Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (tome 1p. 1-38).


CHAPITRE I.

DE LA SCIENCE ET DES MÉTHODES DE LA SCIENCE.

§ 1. — La connaissance positive des Phénomènes naturels dérive de l’observation directe. Les plus anciennes conceptions abstraites des lois de la nature ne sont que les points d’attente de l’Expérience. La Logique et les Mathématiques ne sont que des instruments pour faciliter l’acquisition de la science et ne sont pas elles-mêmes des sciences.

Lorsque le premier homme eut assisté pendant plusieurs jours (ne fût-ce qu’une seule semaine) au lever et au coucher du soleil et qu’il se fût aperçu que son lever était invariablement accompagné de la présence de la lumière, tandis que son coucher l’était aussi invariablement de son absence, dès ce jour il acquit les premiers et grossiers éléments d’une connaissance positive, c’est-à-dire de la science. Étant donnée la cause, c’est-à-dire le lever du soleil, il lui eût été impossible de concevoir que l’effet ne dût pas en résulter. En continuant ses observations il apprit à remarquer qu’à certaines saisons de l’année le corps lumineux semblait traverser certaines parties du ciel et qu’alors il faisait constamment chaud, qu’il poussait sur les arbres des feuilles auxquelles succédaient les fruits, tandis que pendant d’autres saisons ce même corps lumineux semblait occuper d’autres parties du ciel et qu’alors les fruits disparaissaient et que les feuilles tombaient, semblant ainsi des signes précurseurs du froid de l’hiver. Ce fut pour lui une nouvelle connaissance ajoutée à celles qu’il possédait déjà, et avec elle vint la prévoyance et le sentiment de la nécessité de l’action. S’il voulait subsister pendant la saison du froid, il ne le pouvait qu’en s’y préparant pendant la saison chaude, et c’est là un principe aussi parfaitement compris par les Esquimaux nomades des bords de l’Océan Arctique que des savants les plus éclairés et les plus éminents de l’Europe et de l’Amérique.

Les premières idées d’un tel homme durent être celles d’espace, de quantité et de forme. Évidemment le soleil était très-éloigné, tandis que, parmi les arbres, les uns se trouvaient placés à une certaine distance et les autres à la portée de la main. La lune était un corps d’une espèce unique, tandis que les étoiles étaient innombrables. L’arbre était d’une taille élevée et l’arbuste petit. Les collines étaient hautes et s’élançaient vers un point culminant, tandis que les plaines étaient basses et plates. Nous avons là tous les concepts à la fois les plus abstraits, les plus simples et les plus évidents. L’idée d’espace est la même, soit que nous considérions la distance qui existe entre le soleil et les étoiles qui l’environnent ou celle qui existe entre les montagnes et nous. Il en est de même du nombre et de la forme, qui s’appliquent aussi facilement aux sables du rivage de la mer qu’aux arbres gigantesques de la forêt, ou aux divers corps que nous voyons se mouvoir à travers les espaces de la voûte céleste.

En second lieu vint le désir ou plutôt le besoin de comparer les distances, les nombres et les quantités, et le moyen d’arriver à ce résultat se trouva mis à sa portée dans un mécanisme que lui fournit la nature, mécanisme toujours à sa disposition : son doigt ou son bras lui donna la mesure de la grandeur et son pas celle de la distance ; l’étalon auquel il compara le poids se trouva dans quelqu’un des produits les plus ordinaires répandus autour de lui. Il arrive toutefois que dans une foule de cas la distance, la vitesse, les dimensions échappent à une appréciation directe, et c’est ainsi que naît le besoin d’inventer un moyen pour comparer les quantités éloignées et inconnues avec celles qui, placées près de nous, peuvent être déterminées ; c’est l’origine des mathématiques ou de la science par excellence, ainsi appelée par les Grecs, parce qu’ils lui furent redevables de presque toutes les connaissances positives qu’ils possédèrent.

La table de multiplication donne au cultivateur le moyen de déterminer le nombre de jours contenu dans un nombre donné de semaines, et au marchand le nombre de livres que renferme sa cargaison de coton. À l’aide de sa règle, le charpentier détermine la distance qui existe entre les deux bouts de la planche qu’il travaille. La ligne de sonde fournit au marin le moyen de constater la profondeur de l’eau qui entoure son navire, et, grâce au baromètre, le voyageur détermine la hauteur de la montagne dont il a gravi le sommet. Ce sont là tout autant d’instruments pour rendre plus facile l’acquisition de nos connaissances, et l’on peut aussi considérer comme tels les formules mathématiques, à l’aide desquelles le savant peut déterminer la grandeur et la pesanteur de corps placés par rapport à lui à une distance de plusieurs milliards de lieues ; et c’est ainsi qu’il peut résoudre d’innombrables questions qui sont pour l’homme du plus haut intérêt. Ces instruments sont la clef de la science, mais on ne doit pas les confondre avec la science elle-même, bien qu’on les ait compris souvent dans la liste des sciences, et même tout récemment dans l’ouvrage si connu de M. Auguste Comte.

Que cela ait jamais pu avoir lieu, il faut l’attribuer à ce fait que tout ce qui appartient réellement à la physique est discuté sous le titre de mathématiques, ainsi qu’on le voit lorsqu’il s’agit de ces lois importantes dont nous devons la découverte à Kepler, à Galilée et à Newton. Qu’un corps poussé par une force unique se meuve en ligne droite et avec une vitesse constante et que l’action et la réaction soient égales et contraires, ce sont là des faits à la connaissance desquels nous sommes arrivés par suite d’investigations dirigées dans un certain sens ; mais ces faits une fois acquis ne sont que des faits purement physiques, obtenus à l’aide de l’instrument auquel nous appliquons la dénomination de mathématiques et qui, pour nous servir des expressions de M. Comte, « n’est qu’une immense extension de la logique naturelle à un certain ordre de déductions[1]. »

La logique elle-même n’est qu’un autre instrument inventé par l’homme pour lui permettre d’acquérir la connaissance des lois de la nature. La terre apparaît à ses yeux comme une surface plane, et cependant il voit chaque jour le soleil se lever à l’Orient et se coucher à l’Occident avec la même régularité ; c’est là un fait dont il peut inférer qu’il en sera toujours ainsi, mais dont il ne peut acquérir la certitude que lorsqu’il se sera rendu compte des causes qui l’ont produit. Un certain jour il voit le soleil s’éclipser, un autre jour la lune cesse de donner sa lumière, et il veut savoir pourquoi ces phénomènes ont lieu, quelle loi régit les mouvements de ces corps. Une fois en possession de cette connaissance ; il peut prédire à quel moment ils cesseront de nouveau d’éclairer le monde, et déterminer à quelle époque le même fait a dû se passer dans les temps anciens. Tantôt la glace ou le sel se fond, tantôt le gaz fait explosion ; un autre jour les murailles des cités sont ébranlées dans leurs fondements et leurs débris jonchent le sol ; il cherche à savoir ce qui a produit ces catastrophes, à connaître les rapports des causes et des effets. Dans ces efforts pour obtenir la réponse à toutes ces questions, il observe et enregistre des faits, et il les systématise dans le but d’en déduire les lois en vertu desquelles ces faits se produisent ; c’est alors qu’il invente les baromètres, les thermomètres et d’autres instruments pour l’aider dans ses observations ; mais le but final de tous ses efforts consiste toujours à obtenir une réponse aux questions suivantes : Quelle est la cause de tous ces faits ? Pourquoi la rosée tombe-t-elle sur la terre tel jour et non pas tel autre ? Pourquoi le blé pousse-t-il abondamment dans tel champ et manque-t-il tout à fait dans tel autre ? Pourquoi la houille brûle-t-elle et pourquoi le granit est-il incombustible ? Quelles sont en un mot les lois établies par le Créateur pour le gouvernement de la matière ? Les réponses à ces questions constituent la science, et les mathématiques, la logique et tous les autres mécanismes en usage ne sont que des instruments employés par l’homme pour résoudre ces mêmes questions.

En discutant le sujet de la mécanique rationnelle sous le titre de Mathématiques, M. Comte avertit ses lecteurs « qu’ici nous rencontrons une confusion perpétuelle entre les points de vue abstraits et concrets ; logiques et physiques, entre les conceptions artificielles nécessaires pour fonder les lois générales d’équilibre de mouvement, et les faits naturels fournis par l’observation qui doivent former la base même de la science[2]. » Ceci revient à dire que les faits naturels fournis par l’observation, devenant plus nombreux, il devient nécessaire de chercher à perfectionner le mécanisme à l’aide duquel on doit les étudier, et ce qui démontre qu’il en est ainsi dans l’exemple auquel M. Comte fait allusion, c’est qu’il admet que la science dont il traite « est fondée sur quelques faits généraux, que nous fournit l’observation et dont nous ne pouvons donner d’explication d’aucune espèce[3]. » De même que nous franchissons successivement les diverses portes de la science, nous passons aussi de serrures simples à de plus compliquées, et qui exigent de nouvelles gardes dans les clefs qui doivent ouvrir ces serrures ; mais la clef n’est toujours qu’une clef et ne peut devenir une serrure, lors même que les combinaisons en seraient cinquante fois plus multipliées que celles des clefs fabriquées jusqu’à ce jour par les Bramah, les Chubbs ou les Hobbs, et lors même qu’il faudrait employer des années d’études avant d’arriver à savoir s’en servir.

On verrait alors se former ce qu’on pourrait appeler la science de la clef, mais cela ne constituerait aucune partie de la science véritable. « Lorsque d’Alembert, pour nous servir des propres paroles de M. Comte, fit cette découverte, à l’aide de laquelle toute recherche sur le mouvement d’un corps ou d’un système quelconque pouvait se convertir tout d’abord en une question d’équilibre, » il ne fit qu’ouvrir une nouvelle combinaison dans la clef qui devait nous aider à pénétrer dans le sanctuaire de la nature, et reculer ainsi les limites de cette branche de la science qui traite des propriétés de la matière et des lois qui la régissent, et qui est connue sous le nom de science physique.

§ 2. — Les sciences se développent en passant de l’abstrait au concret, des masses aux atomes, du composé au simple. Les vérités particulières se répandent avec leurs sujets dans toute l’étendue de l’univers, les lois de la nature étant partout identiques et dans toutes leurs applications.

Les mathématiques abstraites précédèrent naturellement la physique, par cette raison qu’elles étaient uniquement le produit de la logique et reposaient sur ces premiers principes qui, dans leurs éléments, sont tellement, à peu de chose près, intuitifs, qu’au moment où le jeune écolier commence l’étude de la géométrie, il lui semble qu’il possède déjà la notion d’une foule de choses qu’on lui présente alors comme science. C’est ce qui explique aussi pourquoi la morale, la poésie, les beaux-arts et la métaphysique étaient dans un tel état de progrès chez les Grecs, tandis que la science de la mécanique y existait à peine.

À défaut d’observations positives, des hommes adonnés aux spéculations de la pensée regardèrent au dedans d’eux-mêmes et inventèrent des théories qui furent présentées au monde comme des lois ; mais ainsi qu’on l’a dit avec beaucoup de raison, « l’homme ne peut trouver, en matière de science et de religion, que des choses fausses, et toutes les vérités qu’il découvre ne sont que des faits ou des lois qui émanent du Créateur. » Les hommes du moyen âge, les philosophes des écoles enseignaient des théories qui avaient été découvertes par les Grecs, leurs devanciers, et il était réservé à Bacon d’enseigner cette philosophie qui amène à rechercher la vérité au sein même des faits naturels et non des idées spéculatives des hommes. Depuis l’époque où vivait Bacon jusqu’à nos jours, il y a eu tendance perpétuelle à substituer des observations et des inductions scrupuleuses aux rêves des théoriciens ; de même que la doctrine cartésienne des tourbillons avait disparu devant la découverte de la gravitation, de même le phlogistique imaginaire de Stahl et les cosmogonies plutonienne et neptunienne ont cédé la place aux découvertes de la science moderne. L’un, depuis longtemps, a été remplacé par l’oxygène de Lavoisier, et les autres n’ont pu se maintenir aussitôt qu’elles ont été réfutées par les observations des géologues, dont la branche de science ne remonte guère au delà du siècle actuel.

En physique, ainsi que cela a eu lieu partout, la partie la plus abstraite et la plus générale a précédé, dans son développement, la partie concrète et spéciale. L’astronomie, ou la science des lois qui régissent les corps extérieurs à notre planète, fut étudiée à une époque très-reculée ; les pâtres de la Chaldée avaient observé avec soin les mouvements des corps célestes, et les Babyloniens avaient calculé les éclipses, des milliers d’années avant l’ère chrétienne. Le puits de Syène fournit à Ératosthène les observations nécessaires pour déterminer le méridien terrestre ; et bien des siècles avant Copernic, Archimède enseignait le double mouvement que la terre accomplit autour de son axe et autour du soleil. La durée précise de l’année solaire avait été déterminée par Hipparque, en même temps que les observations faites par les Mexicains et celles des Étrusques conduisaient, à cet égard, si près du même résultat que la différence entre les uns et les autres n’était que de 10 minutes.

Les mouvements des corps célestes furent donc ainsi de bonne heure étudiés et compris ; toutefois il était réservé à Newton de découvrir pour quelle raison la pomme détachée de l’arbre tombe sur la terre ; à Franklin de découvrir l’identité de la foudre et de l’électricité ; à Cavendish la composition de que nous respirons ; à Black l’existence du calorique latent, et aux savants même de nos jours les lois en vertu desquelles nous voyons et nous entendons. Le grand ouvrage de Laplace sur la mécanique céleste fut le produit de cette même époque qui assistait à la naissance d’une science nouvelle, ayant pour objet de déterminer la composition du globe sur lequel nous vivons et nous accomplissons nos mouvements, et dont nous tirons notre subsistance de chaque jour. C’est ainsi qu’à mesure que nous nous rapprochons davantage de l’homme, de ses actes ordinaires et de ses desseins, nous trouvons les plus grands retardements dans ces connaissances positives acquises de si bonne heure, si l’on se reporte à la méthode à suivre dans les efforts qu’il a fallu faire pour les acquérir. L’étude de l’histoire conduit inévitablement à admettre avec Buffon cette opinion : « Que quelque puissant intérêt que nous ayons à nous connaître, il est probable que nous connaissons toute chose beaucoup mieux que nous-mêmes ; » et avec Rousseau cette croyance : « Qu’il faut beaucoup de philosophie pour observer les faits qui se passent tout près de nous ».

Si nous passons, des lois plus abstraites et plus générales qui régissent les mouvements des corps éloignés de nous, à celles qui déterminent la composition de la matière qui nous environne d’une façon immédiate, nous apercevons de nouvelles lois, mais toutes subordonnées à celles que nous avons d’abord obtenues et en harmonie avec elles. Après la physique qui s’occupe des masses, la chimie s’occupe des éléments dont elles se composent, éléments tous sujets aux mêmes lois qui régissent ces masses elles-mêmes. Les atomes, résultats de l’analyse de Cavendish, obéissent à la loi de la gravitation aussi bien que la terre, les satellites de Jupiter et Jupiter lui-même. « La distinction entre la chimie et la physique, dit M. Comte, est beaucoup moins facile à établir que celle qui existe entre la chimie et l’astronomie ; et, ajoute-t-il, c’est une distinction à l’égard de laquelle il devient plus difficile de se prononcer, à mesure que de nouvelles découvertes révèlent des rapports plus intimes[4]. »

Le lecteur se convaincra facilement qu’il en est ainsi, s’il réfléchit aux développements considérables que les sciences physiques doivent aujourd’hui aux travaux de Cavendish, de Priestley, de Black, de Davy, de Lavoisier, de Fourcroy, de Gay-Lussac et d’autres chimistes éminents.

Dans un autre passage de son admirable tableau des progrès et des développements graduels de la science, M. Comte démontre ainsi la relation intime qui existe entre la physique d’une part, la chimie et la physiologie de l’autre.

« Grâce à la série importante des phénomènes électro-chimiques, la chimie devient, en quelque sorte, un prolongement de la physique ; et à son autre extrémité, elle établit les bases de la physiologie par suite de ses recherches dans le domaine des combinaisons organiques. Ces relations sont tellement réelles qu’il est arrivé souvent, que des chimistes non exercés à la philosophie de la science sont demeurés incertains si tel ou tel sujet particulier se trouvait compris dans le cercle de leur science, ou devait appartenir, soit à la physique, soit à la physiologie[5]. »

Quant à présent, M. Comte pense « que la dépendance directe de la chimie à l’égard de l’astronomie, n’est que très-faible ; mais qu’au moment où arrivera le développement de la chimie concrète, c’est-à-dire l’application méthodique des connaissances chimiques à l’histoire naturelle du globe, les considérations astronomiques se feront jour, sans nul doute, là même où il semble aujourd’hui qu’il n’existe aucun point de contact entre les deux sciences. La géologie, bien qu’encore peu avancée, nous fait pressentir la nécessité future et comme un vague instinct de ce qui existait probablement dans les esprits au siècle de la théologie, lorsqu’on s’était, chimériquement et toutefois obstinément, attaché à cette idée, d’unir l’astrologie et l’alchimie. En réalité, il est impossible de concevoir les grandes opérations qui s’accomplissent à l’intérieur du globe comme radicalement indépendantes de ses conditions planétaires[6]. »

Si nous laissons les masses dont s’occupe la physique pour passer aux atomes dans lesquels elles se résolvent par suite de l’analyse chimique, nous trouvons immédiatement ces atomes se disposant eux-mêmes en formes organisées et vivantes, et constituant les sujets plus spéciaux de la physiologie végétale, animale et humaine, dont M. Comte définit ainsi les relations avec la chimie :

« La physiologie, dit-il, dépend de la chimie à la fois comme point de départ et comme moyen principal d’investigation. Si nous séparons les phénomènes de la vie, proprement dits, des phénomènes de l’animalité, il est clair que les premiers, dans le double mouvement intérieur qui les caractérise, sont essentiellement chimiques. Les opérations qui résultent de l’organisation ont un caractère particulier ; mais, à part ces modifications, elles sont nécessairement soumises aux lois générales des effets chimiques. Lors même qu’on étudie les corps vivants sous un point de vue uniquement statique, la chimie est d’un usage indispensable, en ce qu’elle nous permet de distinguer avec prévision les divers éléments anatomiques de toute espèce d’organisme[7] ».

Plus loin, en traitant de la biologie, il s’exprime ainsi :

« C’est à la chimie que la biologie est par sa nature le plus immédiatement et le plus complètement subordonnée. En analysant le phénomène de la vie, nous avons vu que les actes fondamentaux, qui, à raison de leur perpétuité, caractérisent cet état, consistent dans une série de compositions et de décompositions, et qu’ils sont conséquemment d’une nature chimique. Bien que dans les organismes les plus imparfaits les réactions vitales soient profondément distinctes des effets chimiques ordinaires, il n’en est pas moins vrai que toutes les fonctions de la vie organique, proprement dite, sont nécessairement régies par les lois fondamentales de composition et de décomposition qui forment le sujet de la science chimique. Si nous pouvions concevoir, en parcourant toute l’échelle des êtres, la même séparation de la vie organique, par rapport à la vie animale, que nous n’apercevons que dans les végétaux, le mouvement vital n’offrirait que des conceptions chimiques, à l’exception des circonstances essentielles qui distinguent cet ordre de réactions moléculaires. Selon moi, la source générale de ces différences importantes doit être recherchée dans le résultat de chaque conflit chimique, qui ne dépend pas uniquement de la simple composition des corps entre lesquels il a lieu, mais qui est modifié par leur organisation propre, c’est-à-dire par leur structure anatomique. La chimie doit évidemment fournir le point de départ de toute théorie rationnelle de nutrition, de sécrétion, en un mot de toutes les fonctions de la vie végétale, considérées isolément ; chacune de ces fonctions est régie par l’influence des lois chimiques, sauf en ce qui concerne les modifications spéciales appartenant aux conditions organiques[8]. »

Toutefois, ce n’est pas seulement à la chimie que se relie la physiologie. Quelque éloignée de l’astronomie que paraisse cette dernière branche des connaissances, le rapport entre elles « est plus important, dit M. Comte, qu’on ne le suppose généralement. Je conçois, dit-il, en quelque façon comme plus qu’impossible de comprendre la théorie de la pesanteur et ses effets sur l’organisme, isolée de la considération de la gravitation générale. Je conçois en outre, et plus particulièrement, qu’il est impossible de se former une idée scientifique des conditions de l’existence vitale, sans tenir compte de l’agrégation des éléments astronomiques caractérisant la planète qui est le siège de cette existence vitale. Nous verrons plus complètement, dans le volume suivant, de quelle façon l’humanité est affectée par ces conditions astronomiques ; mais nous devons examiner rapidement ces rapports.

« Les données astronomiques propres à notre planète sont naturellement statiques et dynamiques. L’importance biologique des conditions statiques devient de suite évidente. Personne ne met en doute l’importance pour l’existence vitale de la masse de notre planète, en comparaison de celle du soleil, qui détermine l’intensité de pesanteur ; ni l’importance de sa forme qui règle la direction de la force ; ou de l’équilibre fondamental et des oscillations régulières des fluides qui couvrent la plus grande partie de sa surface, et à laquelle se lie si étroitement l’existence des êtres vivants ; ou de ses dimensions qui servent de bornes à la reproduction illimitée des espèces, et notamment de l’espèce humaine ; ou de sa distance du centre de notre système, qui détermine principalement sa température. Tout changement soudain dans l’une quelconque de ces conditions modifierait considérablement les phénomènes de la vie. Mais l’influence des conditions dynamiques de l’astronomie sur l’étude de la biologie est encore plus importante. Sans les deux conditions, et de la fixité des pôles comme centre de rotation, et de l’uniformité de la vitesse angulaire de la terre, il y aurait une perturbation continuelle des milieux organiques, qui serait incompatible avec la vie. Bichat avait remarqué que l’intermittence de la vie animale, proprement dite, est subordonnée, dans ses périodes, à la rotation diurne de notre planète ; et nous pouvons étendre l’observation à tous les phénomènes périodiques qui se manifestent dans un organisme quelconque, dans l’état normal ou dans l’état pathologique, en faisant toutefois la part des influences secondaires et transitoires. En outre, il y a toute raison de croire que, dans chaque organisme, la durée totale de la vie et de ses principales phases naturelles dépend de la vitesse angulaire propre à notre planète. En effet, nous sommes autorisés à admettre que, toutes choses égales d’ailleurs, la durée de la vie doit être plus courte particulièrement dans l’organisme animal, à mesure que les phénomènes vitaux se succèdent plus rapidement. Si la terre devait tourner beaucoup plus vite, la série des phénomènes physiologiques en serait accélérée proportionnellement, et, conséquemment, la vie serait plus courte ; de telle sorte que la durée de la vie peut être regardée comme dépendante de la durée du jour. Si la durée de l’année devait changer, la vie de l’organisme en serait de nouveau affectée. Mais une considération encore plus frappante, c’est que l’existence vitale est absolument enchaînée à la forme de l’orbite de la terre, ainsi qu’on l’a déjà observé. Si cette ellipse devait devenir, au lieu de presque circulaire, aussi excentrique que l’orbite d’une comète, le milieu atmosphérique et l’organisme subiraient tous deux un changement funeste à l’existence vitale. C’est ainsi que la faible excentricité de l’orbite de la terre est une des principales conditions des phénomènes biologiques, presque aussi nécessaire que la rotation immanente de la terre ; et tout autre élément du mouvement annuel exerce une influence plus ou moins marquée sur les conditions biologiques, bien qu’elle ne soit pas aussi considérable que celle que nous avons avancée. L’inclinaison du plan de l’orbite, par exemple, détermine la division de la terre en climats, et conséquemment, la distribution géographique des espèces vivantes, animales et végétales. Et réciproquement, par suite de l’alternative des saisons, cette inclinaison influence les phases de l’existence individuelle dans tous les organismes ; et l’on ne peut douter que la vie serait affectée si la révolution de la ligne des nœuds s’accomplissait plus rapidement ; de telle sorte que son état d’immobilité presque complète a quelque valeur biologique. Ces considérations font voir combien il est nécessaire aux biologistes de se renseigner exactement, et sans aucun intermédiaire, sur les éléments réels particuliers à la constitution astronomique de notre planète. Une connaissance inexacte ne suffirait pas. Les lois des limites de variation des divers éléments, ou, au moins, une analyse scientifique des principales bases de leur fixité, sont indispensables pour les recherches biologiques, et l’on ne peut les obtenir qu’en acquérant la connaissance des conceptions de l’astronomie, géométriques et mécaniques.

« Il peut sembler d’abord anormal, et cela peut paraître une atteinte au système encyclopédique des sciences, que l’astronomie et la biologie soient aussi directement et éminemment unies, tandis qu’il existe entre elles deux autres sciences. Mais tout indispensables que sont la physique et la chimie, l’astronomie et la biologie sont par leur nature les deux branches principales de la philosophie naturelle. Se complétant réciproquement, elles renferment dans leur harmonie rationnelle le système général de nos conceptions fondamentales. Le système solaire et l’homme sont les termes extrêmes dans lesquels nos idées se renfermeront éternellement. Le système d’abord et l’homme ensuite, conformément à la marche positive de notre raison spéculative ; et l’inverse dans les opérations actives, les lois du système déterminant celles qui régissent l’homme et demeurant inaltérables par lui. Entre ces deux pôles de la philosophie naturelle s’interposent les lois de la physique, comme une sorte de complément des lois astronomiques, et, à leur tour, celles de la chimie, comme un préliminaire immédiat des lois biologiques. Telle étant la constitution rationnelle et indissoluble de ces sciences, on voit clairement pourquoi j’ai insisté sur la subordination de l’étude de l’homme à celle du système, comme étant le principal caractère philosophique d’une biologie positive. »

Si nous passons maintenant à la branche plus concrète et plus spéciale de connaissances, qui traite des rapports de l’homme avec ses semblables et avec la terre dont il tire ses moyens de subsistance, nous trouvons la chimie qui en jette les fondements, lorsqu’elle « abolit l’idée de destruction et de création[9] » et qu’elle établit comme certains les faits suivants : que la consommation des subsistances n’est qu’un pas nécessaire vers leur reproduction ; que, dans toutes les opérations agricoles, l’homme ne fait que fabriquer une machine qui l’entretient pendant qu’il est occupé à cette fabrication ; que plus il consacre de temps et d’intelligence au développement des forces productives de la terre, plus aussi sa puissance de consommation doit être considérable, et que plus la consommation des subsistances suit rapidement la production de celles-ci, plus la reproduction des éléments indispensables pour de nouveaux approvisionnements sera considérable. Ces aperçus relatifs à l’effet du principe ainsi établi ne paraissent pas s’être présentés à l’esprit de M. Comte  ; mais il démontre clairement la relation directe qui existe entre la chimie et la science sociale, lorsqu’il dit à ses lecteurs : « Qu’avant qu’on connût aucune matière ou produit gazeux, beaucoup de phénomènes frappants doivent avoir suggéré inévitablement l’idée de l’annihilation ou de la production réelle de la matière dans le système général de la nature. Ces idées ne pouvaient céder devant la véritable conception de décomposition et de composition jusqu’au moment où nous avons décomposé l’air et l’eau, puis analysé les substances végétales et animales, et terminé par l’analyse des alcalis et des terres, montrant ainsi le principe fondamental de la perpétuité indéfinie de la matière. Dans les phénomènes vitaux, l’examen chimique, non-seulement des corps vivants, mais encore de leurs fonctions, tout imparfait qu’il est à cette heure, doit jeter une vive lumière sur l’économie de la nature vitale, en démontrant qu’il ne peut exister aucune matière organique radicalement hétérogène pour une matière inorganique, et que les transformations vitales sont sujettes, comme toutes les autres, aux lois générales des phénomènes chimiques. »

Il n’est guère possible d’étudier ces faits sans arriver à croire à l’universalité des lois qui régissent la matière, quelque forme que cette matière puisse revêtir ; argile, houille, fer, froment, ou homme ; qu’elle soit condensée sous la forme de chaînes de montagnes, ou d’immenses agglomérations d’hommes. Nous ne pouvons concevoir aucun corps sans pesanteur, et il nous serait impossible d’en imaginer un seul qui ne fût pas soumis à la loi de composition des forces. La chimie et la physiologie, plus concrètes et plus spéciales que la physique, fournissent de nouvelles lois, mais toujours subordonnées à celles qui gouvernent les masses d’où proviennent les atomes dont on s’occupe dans ces branches des connaissances humaines. La chimie concourt au développement de la physique, en même temps que les recherches du physiologiste posent constamment de nouvelles questions et favorisent ainsi le progrès de la science chimique. Chacune d’elle prête son aide et le reçoit à son tour.

La racine, la tige, les branches, les feuilles et les fleurs de l’arbre obéissent au même système de lois. Une eau colorée appliquée à la racine change la couleur de la fleur, et si la racine cesse d’absorber des sucs nourriciers, l’arbre périt. Cet arbre est semblable à l’arbre de la science dont la racine existe dans la physique, en même temps que sa tige se partage en divisions basées sur l’observation et l’expérience, et qu’il nous reste à trouver les feuilles, les fleurs et le fruit dans les branches mêmes de la science qui sont moins susceptibles de démonstration.

On ne peut guère mettre en doute aujourd’hui que cela ne soit vrai, en ce qui concerne les parties les plus abstraites et les plus générales de la science dont nous avons voulu surtout parler.

Pourrions-nous donc mettre en doute que nous trouverons un résultat identique, en ce qui concerne ces sciences plus concrètes et plus spéciales qui traitent de l’homme dans ses rapports avec le


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monde matériel, de l’homme dans ses rapports avec ses semblables, de l’homme comme être capable d’acquérir la puissance sur les diverses forces naturelles destinées à son usage, et responsable envers ses semblables et envers son Créateur de l’emploi convenable des facultés dont il a été si merveilleusement doté ? Si la racine, la tige et les branches obéissent aux mêmes lois, ne trouverons-nous pas que les fleurs et le fruit de l’arbre de la science leur sont soumis également, et le diagramme placé en regard de cette page ne représentera-t-il pas avec une très-grande exactitude la relation existante entre les diverses branches des connaissances et l’ordre successif de leur développement.

§ 3. — Distributions et divisions des connaissances par Bacon. Racines et branches de l’arbre de la science.

« Les distributions et les divisions de la science, dit Bacon, dans son Novum Organum, ne sont pas semblables à plusieurs lignes qui se rencontrent à un angle, et ne se touchent que par un point ; mais aux branches d’un arbre aboutissant à une tige, laquelle a une certaine dimension et une somme d’intégrité et de continuité, avant d’arriver à la cessation de continuité et à la division en branches et mères-branches. Conséquemment, ajoute Bacon, il est à propos, avant d’aborder la première distribution, de créer et de constituer une science universelle sous le nom de Philosophia prima, ou philosophie sommaire, qui nous servira de voie principale ou commune, avant d’arriver à cet endroit où les voies se séparent et se partagent. »

Préoccupé de l’ordre et de la division des sciences, et engagé ainsi qu’il l’était à les présenter au lecteur dans l’introduction de son ouvrage, Bacon n’a pas tenu son engagement : « La première partie de cette Introduction, qui comprend la division des sciences, nous manque, » dit son éditeur. Il nous soumet, à la place, une étude proportionnée à l’élucidation que le texte lui a paru exiger plutôt qu’un essai destiné à combler la lacune existante.

On parle généralement des diverses branches de la science naturelle ; mais cette expression figurée comporte avec le sujet un parallélisme plus complet, puisqu’un arbre a non-seulement des branches, mais encore des racines. Celles-ci sont, à proprement parler, des branches souterraines constituant la base et le soutien de l’arbre, et fournissant la subsistance vitale de l’arbre qui se développe par, et avec ces racines elles-mêmes. Sa tige, ses branches, ses fleurs et ses fruits sont un aliment transformé, fourni par les racines, et les allusions que présente la figure sont bien en harmonie avec l’histoire naturelle du sujet que nous voulons développer.

La racine centrale ou racine pivotante, ainsi que peut le voir le lecteur, représente la matière, avec ses qualités essentielles d’inertie, d’impénétrabilité, de divisibilité, et de force attractive. Les branches latérales représentent, d’une part, les forces mécaniques et chimiques, et de l’autre les forces végétales et animales, et, de ces racines qui servent à la subsistance de l’être, part la tige homme, ainsi composée quant à sa constitution naturelle. L’âme étant la vie occulte de l’organisation, ne peut se représenter, bien qu’elle se manifeste par son évidence propre dans les fleurs et les fruits, ou les émotions et les pensées qui dérivent de ses facultés.

Nous avons maintenant la tige, c’est-à-dire l’homme « possédant une certaine dimension et une certaine somme d’unité et de continuité, avant d’arriver à se discontinuer et à se diviser » dans les divers embranchements de ses divers genres d’activité. Ces branches sont ses fonctions, qui se ramifient dans toutes leurs différences spéciales d’application. La première branche du côté matériel est la physique, ainsi qu’on l’a représenté dans la figure. Ses ramifications sont l’histoire naturelle et la chimie — les masses et les atomes ; et les rejetons sont la mécanique et la dynamique chimique, l’une étant l’action des masses et l’autre celle des atomes.

La branche principale, du côté vital de l’arbre, et qui s’élève un peu au-dessus de la physique, doit être nécessairement l’organologie, qui forme d’abord une branche secondaire, la science des êtres végétaux, ou la phytologie, et d’où naît la physiologie végétale ; et secondairement la science des êtres animaux, ou la zoologie qui conduit à la biologie, ou la science de la vie.

Si nous suivons la tige dans l’ordre naturel du rang et du développement successif, nous voyons qu’elle nous présente la science sociale, qui se divise en jurisprudence et économie politique, en même temps que, du côté correspondant, la branche principale, la psychologie, se ramifie en éthique et en théologie ; et enfin l’arbre est couronné à son sommet par l’intuition, qui est comme la branche matérielle, et l’inspiration qui est comme la branche vitale. Ces sciences, placées au point le plus élevé et que nous avons nommées en dernier lieu, sont exactement la source de l’autre science ou des autres sciences auxquelles Bacon fait allusion, et qu’il place au-dessus de la métaphysique lorsqu’il s’exprime en ces termes : « Quant au point culminant, la loi suprême de la nature, nous ignorons si les recherches de l’homme peuvent y atteindre, » c’est-à-dire de façon à coordonner et à disposer dans un ordre méthodique ses enseignements.

Dans ce plan de la science des choses, il n’y a place ni pour la logique, ni pour les mathématiques, sciences qui régissent respectivement l’esprit et la matière. Aucune d’elles n’appartient à l’histoire naturelle, toutes deux n’étant que de simples instruments qui servent à étudier la nature.

Historiquement, les branches placées à la cime de l’arbre de la science, comme celles de tous les autres arbres, sont les premières produites ; bientôt paraissent les branches placées immédiatement au-dessous, mais qui viennent plus tard à maturité, les instincts de religion et de raison apparaissant dans toute leur vigueur dès l’enfance des races. La science sociale, la métaphysique, se développent, la première nécessairement, et la seconde spontanément, aussitôt que les sociétés se forment et que s’éveille la réflexion ; et elles donnent bientôt naissance à des fleurs et à des fruits ; c’est-à-dire à la musique, à la poésie, aux beaux-arts, à la logique, aux mathématiques et à ces généralités de la vérité spéculative qui sont les produits de l’imagination et de la réflexion. La correspondance entre la figure choisie et les faits à éclairer nous semble complète.

Avec le temps, les branches les plus rapprochées de la terre, plus matérielles dans leur substance et plus dépendantes de l’observation, acquièrent du développement dans leur plus grande diversité d’usage. Les sciences qui s’appliquent à la substance, aux objets naturels, croissent et se ramifient d’une façon presque indéfinie ; la philosophie physique et l’organologie, dans leurs dépendances, poussant, pour ainsi dire, dans toutes les directions suivies par l’observation et l’expérience, d’abord dominées par l’ombre des branches spéculatives placées au-dessus d’elles, mais toujours vivifiées par certaines branches spéculatives ; tandis qu’à leur tour elles reconnaissent ce service en leur fournissant une force substantielle, en modifiant et corrigeant leur développement à mesure qu’il a lieu.

Telle est l’histoire de la science et telle est l’explication de ses divisions, de sa succession et de sa coordination successives ; elle représente la nature composée de l’homme, les sources de ses facultés et l’ordre de leur développement.

§ 4. — L’enfance des sciences est purement théorique ; à mesure qu’elles arrivent à l’état de connaissance positive, les lois remplacent les hypothèses. Les mathématiques servent à régler leur développement, les choses éloignées s’étudient à l’aide de celles qui sont rapprochées de nous, le passé et l’avenir à l’aide du présent. La méthode pour découvrir est la même dans toutes les branches de la science. Auguste Comte en niant ce fait, ne trouve ni philosophie dans l’histoire, ni science sociale.

L’homme cherche à dominer la matière, et, par cette raison, il désire acquérir la connaissance des lois qui ont été établies pour la régir. Pour que la matière soit soumise à une loi, il est indispensable qu’il existe une succession régulière et uniforme de causes et d’effets, dont la nature puisse s’exprimer en quelques propositions ; de telle façon qu’en observant les causes nous puissions prédire les effets, ou qu’en observant avec certitude ceux-ci nous puissions affirmer que celles-là ont préexisté.

Dans les premiers âges de la société les théories abondent, et il en est ainsi, par cette raison qu’à défaut de connaissance, presque tous les faits qui se présentent « sont regardés comme accidentels, ou attribués à l’intervention directe de puissances mythologiques, dont les qualités sont conçues assez vaguement pour faire que l’idée des événements, dépendant de leur action, s’écarte à peine une fois de celle de faits absolument fortuits, et qui ne peuvent se ramener à l’ordre et à la règle ; » et c’est ainsi que les Grecs, au temps d’Homère, sollicitaient le secours de divinités imaginaires qui étaient excitées à agir par les mêmes sentiments et les mêmes passions que celles qui dirigeaient leurs adorateurs ; exactement comme agit aujourd’hui le pauvre Africain qui fait ses offrandes de vin de palmier, de rhum, de blé ou d’huile au bloc de bois ou de pierre, au serpent alligator, ou à l’amas de chiffons dont il a fait son idole. Cependant, avec le temps on arrive à comprendre la succession régulière des effets et des causes, et à chaque phase du progrès la théorie tend à disparaître, laissant la place à la science ; avec celle-ci arrive pour l’homme la puissance de diriger à son profit les forces de la nature. À chaque phase nouvelle il acquiert une nouvelle preuve de l’universalité des lois naturelles, preuve nouvelle de ce fait, que là où des exceptions paraissent exister, elles sont plutôt apparentes que réelles et ne peuvent que prouver la règle, lorsqu’on les a analysées avec soin et complètement comprises ; ainsi que nous le voyons pour la fumée, lorsqu’elle s’élève dans l’air, contrariant en apparence cette grande loi, en vertu de laquelle toute la matière dont la terre se compose tend vers son centre[10].

Prouver l’universalité de la loi, et par là même établir l’unité de la science, c’est ce qui semblait avoir été d’abord l’intention de M. Comte, au livre duquel nous avons emprunté les citations précédentes ; livre servant de préambule, et qui semblait destiné à former la base d’un ouvrage spécialement consacré à la science sociale. Il a paru depuis ; mais là, aussi bien que dans toutes les parties du livre publié antérieurement et qui traitait de l’homme et de ses actes, M. Comte a ignoré à dessein la méthode mathématique, à laquelle les branches les plus anciennes et les plus développées de la science ont de si larges obligations. Cette manière de procéder paraît avoir résulté de ce qu’il a regardé les mathématiques comme une science, et non comme un simple instrument pour acquérir les connaissances scientifiques. Ainsi, en traitant de la chimie, il nous dit « que toute tentative pour rapporter les questions chimiques aux doctrines mathématiques doit être considérée, aujourd’hui et toujours, comme profondément irrationnelle, comme étant contraire à la nature des phénomènes[11] ». Quelles sont donc ces doctrines ? Sont-elles plus que de simples formules adaptées aux circonstances particulières du cas à examiner ? Assurément non. Le géomètre nous dit que tout entier est égal à toutes ses parties, et que les parties qui forment la moitié d’un objet quelconque sont égales entre elles ; ce sont là des axiomes d’une application universelle également vrais, par rapport à tous les corps, qu’ils soient traités par le chimiste, le sociologue ou celui qui mesure la terre, mais qui n’impliquent aucune question de doctrine quelconque.

Souvent M. Comte parle des mathématiques comme étant, ce qui est évidemment vrai, « un instrument d’une admirable efficacité, » mais si ce n’est qu’un instrument, il ne peut pas plus être considéré comme une science qu’une clef ne peut devenir une serrure.

Cet instrument, ou la méthode mathématique, est toujours susceptible d’application quel que soit le sujet de nos investigations. Cette méthode est l’analyse, c’est-à-dire l’étude de chaque cause isolée tendant à produire un effet donné. C’est à cette méthode que nous devons toutes les découvertes de Copernic, de Kepler, de Newton et de leurs successeurs ; mais c’est également celle du chimiste qui commence par constater la force isolée de chacun des divers éléments des corps et finit en concluant la loi, de l’effet qui se produit. Le physiologiste analyse ce qui est connu, dans l’espoir de pouvoir en déduire ce qui reste encore inconnu, et il emploie toujours les formules qui appartiennent à la catégorie particulière des faits dont il s’occupe. Lorsqu’il s’applique à l’étude du squelette, il emploie les formules du physicien, mais lorsqu’il étudie la composition du sang, il a nécessairement recours aux formules du chimiste, dans lesquelles se trouve comprise toute la science empruntée à l’observation des savants qui l’ont précédé. C’est cependant cette méthode que repousse M. Comte, lorsqu’il traite de la science sociale, ainsi qu’on le verra par le passage suivant :

« Il ne peut exister d’étude scientifique de la société, soit dans ses conditions, soit dans ses mouvements, si on sépare cette étude en portions diverses, et qu’on en étudie les divisions isolément. J’ai déjà fait des remarques à ce sujet, relativement à ce qu’on appelle l’économie politique. Les matériaux peuvent être fournis par l’observation de diverses branches de connaissances ; et cette observation peut être nécessaire pour atteindre le but ; mais on ne peut l’appeler science. La division méthodique des études qui a lieu dans les simples sciences inorganiques est complètement irrationnelle, lorsqu’il s’agit de la science toute récente, et si complexe, de la société, et ne peut produire aucun résultat. Un jour viendra où une sorte de subdivision pourra être praticable et désirable ; mais il nous est impossible, quant à présent, de prévoir quel peut être le principe de cette classification : car le principe lui-même doit naître du développement de la science ; et ce développement ne peut avoir lieu autrement qu’au moment où nous aurons formé de la science un ensemble[12]. »

« Dans les sciences organiques, les éléments nous sont bien mieux connus que le tout qu’elles constituent ; de telle façon que, dans ce cas, nous devons procéder du simple au composé ; mais la méthode inverse est nécessaire dans l’étude de l’homme et de la société ; l’homme et la société, pris dans leur ensemble, nous étant mieux connus et étant pour nous des sujets d’étude plus accessibles que les parties dont ils se composent. Si nous explorons l’univers, c’est comme ensemble qu’il est impénétrable pour nous ; tandis qu’en examinant l’homme ou la société, la difficulté qui nous arrête consiste à pénétrer les détails. Nous avons vu dans notre tableau de la biologie, que l’idée générale de la nature animale est plus distincte pour nos esprits que la notion plus simple de la nature végétale ; et que l’homme est l’unité biologique ; l’idée de l’homme étant à la fois l’idée la plus complexe et le point de départ de la spéculation par rapport à l’existence vitale. Ainsi, si nous comparons les deux moitiés de la philosophie naturelle, nous trouverons que, dans un cas, c’est le dernier degré de composition, et dans l’autre le dernier degré de simplicité, qui dépasse le but que peuvent atteindre nos recherches[13]. »

Ceci semblerait être un retour à ce que M. Comte appelle ordinairement la période métaphysique de la science. Dans les siècles passés un philosophe aurait dit pareillement : « Ces masses de granit nous sont mieux connues que les parties dont elles se composent, et, en conséquence, nous bornerons nos recherches à résoudre cette question : Comment sont-elles arrivées à la forme sous laquelle elles existent, et à la position qu’elles occupent actuellement ? ». Sans l’analyse du chimiste, il nous eût été aussi impossible de pouvoir « pénétrer dans les détails » du bloc de pierre, et d’acquérir ainsi la connaissance de la composition des montagnes éloignées auxquelles il avait été emprunté, qu’il le serait aujourd’hui de pénétrer dans les détails des sociétés qui ont disparu, si nous ne vivions pas au milieu d’autres sociétés, composées d’hommes dotés des mêmes dons naturels, animés des mêmes sentiments et des mêmes passions dont nous avons observé l’existence chez les hommes des temps passés, et si nous n’étions pas également en possession des milliers de faits accumulés pendant les siècles nombreux qui se sont écoulés depuis cette époque. Ce sont les détails de la vie telle qu’elle est autour de nous, que nous avons besoin d’étudier, en commençant par l’analyse pour arriver à la synthèse, ainsi que fait le chimiste, lorsqu’il résout en atomes le morceau de granit et qu’il acquiert ainsi le secret de la composition de la masse. Lorsqu’il s’est assuré que ce morceau est composé de quartz, de feldspath et de mica, et qu’il s’est pleinement édifié à l’égard des circonstances sous l’empire desquelles le granit se présente dans le pays qui l’environne, il demeure complètement certain, que quelque autre bloc qui puisse se présenter, sa composition et son gisement dans l’ordre de formation seront les mêmes. Il procède constamment en partant de l’objet qui est proche et connu qu’il peut analyser et examiner, à celui qui est éloigné et inconnu qu’il ne peut ni analyser ni examiner, étudiant ce dernier au moyen des formules obtenues par l’analyse du premier. C’est ainsi que le géologue, en étudiant les dépôts terreux de la Sibérie et de la Californie, a pu prédire qu’on trouverait de l’or dans les montagnes de l’Australie.

Si nous voulons comprendre l’histoire de l’homme dans les siècles passés ou dans les pays lointains, nous devons commencer par l’étudier dans le présent, et le possédant ainsi dans le passé et le présent, nous devenons alors capables de prédire l’avenir. Pour atteindre ce but, il est nécessaire que nous en agissions avec la société, comme le chimiste avec le morceau de granit ; c’est-à-dire que nous la résolvions en ses diverses parties et que nous étudiions chacune d’elles séparément, en constatant comment elle se comporterait, si elle était abandonnée à elle-même, et comparant ce que serait son action indépendante, avec l’action que nous apercevons dans l’état de société ; — et alors, à l’aide de la même loi que mettent à profit le physicien, le chimiste et le physiologiste, la loi de la composition des forces, nous pouvons arriver à la loi de l’effet. Agir ainsi, ce ne serait pas cependant adopter la marche suivie par M. Comte, qui nous présente l’éloigné et l’inconnu, c’est-à-dire les sociétés des siècles passés, comme un moyen de comprendre les mouvements des hommes qui nous entourent, et de prédire ce qu’il adviendra des hommes de l’avenir. Malgré notre profonde considération pour M. Comte, nous devons dire que, suivre une telle marche, nous paraît équivalent à ceci : donner à ses lecteurs un télescope pour étudier les montagnes de la lune, dans le but de comprendre les mouvements du laboratoire.

La conséquence nécessaire de cette méthode à rebours et erronée, c’est qu’il est amené à des conclusions qui sont directement le contraire de celles auxquelles les instincts naturels aux hommes les amènent, et, en outre, directement opposées aux tendances de pensée et d’action à toutes les époques de civilisation avancée, dans le monde ancien ou moderne ; et comme conséquence nécessaire, il laisse ses lecteurs aussi ignorants sur l’intelligence des causes de perturbation qui existent aujourd’hui, ou sur le remède qu’il faudrait y appliquer, que le médecin qui bornerait l’étude de son malade à l’examen du corps en masse, abandonnant toute investigation sur l’état des poumons, de l’estomac ou du cerveau. Le système de sociologie de M. Comte n’explique pas le passé et ne peut, conséquemment, être d’aucun usage pour diriger l’avenir ; et la raison pour laquelle il n’atteint pas, et ne peut atteindre ce but, c’est que M. Comte a évité d’employer la méthode des sciences naturelles, la méthode philosophique, qui consiste à étudier ce qui est près de nous et connu, dans le but d’acquérir la puissance de comprendre ce qui est éloigné et inconnu ; méthode qui étudie le présent pour obtenir les connaissances à l’aide desquelles nous comprenons les causes des événements dans le passé et nous prédisons ceux qui découleront inévitablement, dans l’avenir, de causes identiques.

§ 5. — L’école anglaise des économistes ne reconnaît pas l’homme réel de la société, mais l’homme artificiel créé par son propre système. Sa théorie, ne s’occupant que des instincts les plus bas de l’humanité, regarde ses plus nobles intérêts comme de simples interpolations dans son système.

Si de la France nous passons à l’Angleterre, nous nous trouvons dans la patrie d’Adam Smith, dont les doctrines ont été répudiées, toutefois, par ses successeurs de l’école moderne qui emprunte son origine aux leçons de Malthus et de Ricardo. « La science sociale, ainsi que nous l’enseigne un de ses professeurs les plus distingués (et contrairement aux idées de M. Comte), est une science de déduction ; non pas, sans doute, ajoute-t-il, sur le modèle de la géométrie, mais sur le modèle des sciences physiques les plus élevées. Elle déduit la loi qui régit chaque effet des lois de causalité sur lesquelles l’effet repose ; non pas, toutefois, simplement d’après la loi d’une cause unique, comme dans la méthode géométrique, mais en considérant toutes les causes qui influent simultanément sur l’effet et fondant ces lois entre elles[14] ».

Telle est la théorie. Nous pouvons maintenant examiner ce qui se passe dans la pratique, en partant de cette théorie. « L’économie politique, dit le même auteur, considère l’espèce humaine comme occupée uniquement d’acquérir et de consommer la richesse, et elle cherche à démontrer quelle est la direction des efforts actifs vers laquelle elle serait poussée, vivant dans l’état de société, si ce motif, hormis dans la mesure où il est contrarié par les deux motifs contraires que nous avons signalés plus haut (la répugnance pour le travail et le désir de la jouissance actuelle de plaisirs coûteux) était le régulateur unique de toutes ses actions. Sous l’influence de ce désir, l’économie politique montre l’espèce humaine accumulant la richesse et employant cette richesse même à en produire de nouvelles, sanctionnant par un consentement réciproque l’institution de la propriété ; établissant des lois pour empêcher les individus d’empiéter sur les propriétés d’autrui par la force ou la fraude ; adoptant divers procédés pour accroître la productivité du travail ; plaçant enfin, d’un commun accord la division des produits sous l’influence de la concurrence… et employant certains expédients pour faciliter la répartition. Toutes ces opérations, bien qu’un grand nombre d’entre elles résultent réellement de plusieurs motifs, sont considérées par l’économie politique comme découlant uniquement du désir de la richesse… Non pas qu’aucun économiste ait été jamais assez absurde pour supposer que l’espèce humaine fût réellement ainsi constituée ; mais parce que c’est ainsi que la science doit être nécessairement étudiée[15]. »

« Dans un but d’utilité pratique, cependant, le principe des populations doit être nécessairement intercalé dans l’exposition ; et cela a lieu, bien qu’agir ainsi, implique, nous dit-on, le besoin de se départir de la stricte exactitude d’un système purement scientifique[16]. »

Cela fait, nous avons l’homme de l’économie politique, d’un côté influencé uniquement par la soif de la richesse, et de l’autre si complètement soumis à l’empire de l’appétit sexuel, qu’il est en tout temps disposé à s’y abandonner, à quelque degré que la satisfaction de cet appétit doive tendre à arrêter le développement de la richesse.

Qu’est-ce donc que cette chose à la recherche de laquelle il se livre si constamment ? Qu’est-ce que la richesse ? À cette question l’économie politique ne fournit pas de réponse ; car, jusqu’à ce jour, on n’a jamais établi en quoi elle consiste. Si l’on eût songé que la terre en formait une partie quelconque, on eût répondu, tout d’abord, qu’en vertu d’une loi importante de la nature, plus on faisait usage de la terre, et, en même temps, plus était considérable la quantité de travail appliquée à son amélioration, moins le fruit des efforts humains devait être considérable, plus la société humaine devait devenir pauvre et tendre à la pauvreté et à la mortalité ; et les preuves certaines d’un tel état de choses peuvent facilement se tirer de passages empruntés à des écrivains d’une grande autorité. Si l’on eût ensuite admis que la richesse pouvait se trouver dans le développement des facultés intellectuelles, on aurait pu fournir des preuves suffisantes, que non-seulement toute recherche dirigée dans ce sens serait vaine, mais encore qu’elle aurait pour résultat l’établissement de ce fait, que toute augmentation dans le nombre de ceux qui enseignent doit être accompagnée d’une diminution dans la quantité de richesse dont peut disposer la société. Ainsi déçu dans tous ses efforts, l’interrogateur, après avoir étudié attentivement tous les livres, répéterait encore sa question : qu’est-ce que la richesse ?

En portant ensuite ses regards sur l’être qui se livre avec tant de persévérance à la poursuite de ce je ne sais quoi d’infini qui semble embrasser tant d’objets, et qui, cependant, exclut une si large part des choses que l’on considère ordinairement comme richesses, il voudra se convaincre lui-même si le sujet de l’économie politique est réellement cet être connu sous le nom d’homme. Il pourra peut-être se demander si l’homme ne possède pas d’autres qualités que celles qui lui sont attribuées. Cet homme est-il, comme les animaux qui paissent dans les champs, uniquement occupé de chercher sa subsistance et de trouver un abri pour son corps ? Comme les animaux, engendre-t-il des enfants uniquement pour satisfaire ses passions brutales et les laisse-t-il ensuite se nourrir et s’abriter comme ils le peuvent ? N’a-t-il pas des sentiments et des affections sur lesquels réagit le soin de sa femme et de ses enfants ? Ne possède-t-il pas le jugement pour l’aider à décider ce qu’il croit devoir lui être utile ou nuisible ? Il admettra qu’il possède ces qualités ; mais l’économiste lui assurera que sa science est uniquement celle de la richesse matérielle, à l’exclusion complète de la richesse qui consiste en affection et en intelligence et qu’Adam Smith tenait en si haute estime ; et c’est ainsi que l’investigateur, au bout de toutes ses recherches, découvrirait que le sujet de l’économie politique n’était pas réellement l’homme, mais un être imaginaire, mu dans ses actions par la passion la plus aveugle et consacrant toute son énergie à la poursuite d’un objet tellement indéfinissable par sa nature que, dans tous les livres en usage, il resterait à trouver une définition qu’un jury d’économistes consentît à admettre, définition qui, à la fois, embrasserait tout ce qui doit y être compris et rejetterait tout ce qui ne doit pas l’être.

La loi de la composition des forces exige que nous étudiions toutes les causes tendant à produire un effet donné. Cet effet, c’est l’Homme, l’homme du passé et l’homme du présent ; et le philosophe qui renonce à prendre en considération les sentiments, les affections et l’intelligence dont il a été doué, commet exactement la même erreur que celle où tomberait le physicien, si, ne considérant que la gravitation, il oubliait la chaleur ; et qu’il en conclût, qu’à une époque peu éloignée, toute la matière dont la terre se compose dût devenir une masse solide, dont auraient disparu les plantes, les animaux et les hommes. Telle est l’erreur de l’économie politique moderne, et l’on en voit les résultats dans ce fait, qu’elle nous offre à examiner un animal qui n’est qu’une simple brute, s’il faut trouver un nom pour lequel elle détourne le sens du mot HOMME, reconnu par Adam Smith comme exprimant l’idée d’un être fait à l’image de son Créateur.

C’est avec raison que Goëthe a posé cette question ? « Que sont tous nos rapports avec la nature, si en employant la méthode analytique, nous ne nous occupons que des parties matérielles, prises individuellement et que nous ne sentions pas le souffle de l’esprit qui imprime à chaque partie sa direction, et régit ou sanctionne toute déviation, à l’aide d’une loi inhérente ? » Et à notre tour, demanderons-nous, quelle est la valeur d’un procédé analytique qui choisit uniquement les parties matérielles de l’homme, celles qui lui sont communes avec la bête, et rejette celles qu’il partage avec les anges. Telle est la marche adoptée par l’économie politique moderne, qui non-seulement ne sent pas le souffle de l’esprit, mais qui ignore l’existence de l’esprit même et que l’on voit par conséquent définir, ce qu’il lui plaît d’appeler le taux naturel du salaire « le prix nécessaire pour permettre aux travailleurs, l’un dans l’autre, de subsister et de perpétuer leur espèce, sans augmentation ou diminution[17], » en d’autres termes le prix qui permettra à quelques-uns de s’enrichir et de voir leur espèce s’accroître, tandis que d’autres, exposés à tous les dangers, meurent de faim ou de soif. Tels sont les enseignements d’un système qui a conquis légitimement le nom de science sinistre, science dont l’étude a conduit Sismondi à poser cette question : « La richesse est-elle donc tout, et l’homme n’est-il donc absolument rien ? » Aux yeux de l’économie politique moderne, il n’est rien et ne peut être rien, puisqu’elle ne tient pas compte des qualités par lesquelles il se distingue de la brute, et qu’elle est amenée, conséquemment, à le regarder simplement comme un instrument à employer par le capital, afin de permettre au possesseur de ce capital d’obtenir une compensation pour l’usage qu’il en fait !

« Plusieurs économistes, a dit un économiste français distingué, choqué du caractère matérialiste donné à ce qu’on a appelé la science économique, s’expriment en des termes qui feraient croire que les hommes ont été faits pour les produits, et non les produits pour les hommes[18]. » Et c’est à une semblable conclusion que doivent arriver tous ceux qui commencent par la méthode de l’analyse, et finissent par l’exclusion de toutes les qualités élevées et distinctives de l’homme.

§ 6. — Toutes les sciences et toutes leurs méthodes se trouvent comprises dans la Sociologie. L’analyse conduit à la synthèse. La science est une et indivisible. Les relations économiques des hommes exigent des formules mathématiques pour les convertir en vérités systématiques. Les lois de la société ne sont pas établies d’une manière fixe. Les termes employés par les théoriciens ne sont pas suffisamment définis et sont équivoques.

Avec le progrès des connaissances, nous arrivons à passer graduellement du composé au simple, de ce qui est abstrait et épineux, à ce qui est clair et ce qui s’apprend facilement. Grâce à Descartes, nous sommes assurés que « toutes les idées simples sont vraies » et nous pouvons retrouver partout l’évidence de ce fait dans la magnifique simplicité et l’étendue merveilleuse des propositions de la science, propositions qui sont elles-mêmes le résultat d’une longue induction, conduisant à la connaissance de grandes vérités ; lesquelles ne sont pas perceptibles tout d’abord, mais qui, une fois proclamées, sont assez concluantes pour clore presque immédiatement et à jamais toute discussion à leur égard. La chute d’une pomme conduisit Newton à la loi de la gravitation, et c’est à la découverte de cette loi que nous devons l’étonnante perfection de l’astronomie moderne. L’identité bien établie de la foudre et de l’électricité a servi de base à la science, grâce au secours de laquelle nous avons pu disposer en maîtres des services d’une grande puissance naturelle, qui a remplacé tous les moyens imaginés par l’homme. Kepler, Galilée, Newton, Franklin, eussent échoué dans tous leurs efforts pour étendre le domaine de la science, s’ils avaient suivi la méthode adoptée par M. Comte, « dans sa tentative pour établir un système de science sociale. »

La méthode dont nous parlons remplace-t-elle entièrement la méthode à priori ? Parce que nous procédons d’après l’analyse, nous interdisons-nous nécessairement la synthèse ? En aucune façon. L’une est la préparation indispensable de l’autre. C’est par l’observation attentive de faits particuliers que M. Le Verrier fut conduit à cette grande généralisation scientifique : qu’une planète nouvelle et non observée jusqu’alors devait exister, dans une certaine région des cieux ; et cette planète y fut presque aussitôt découverte. C’est par suite de l’analyse attentive des diverses terres que Davy put annoncer ce fait si important, que toutes les terres ont une base métallique ; et c’est là un des plus grands exemples de généralisation que l’on puisse citer, l’un de ceux dont la vérité se confirme plus solidement de jour en jour. Goëthe a parfaitement défini les deux méthodes, lorsqu’il a dit « que la synthèse et l’analyse étaient la systole et la diastole de la pensée humaine et qu’elles étaient pour lui, comme une seconde manière de respirer, jamais isolée, soumise à un mouvement continuel de pulsation. Le vice de la méthode à priori, dit l’auteur auquel nous empruntons ce passage, lorsqu’elle s’écarte du droit chemin, ne consiste pas en ce qu’elle devance les faits et anticipe sur les conclusions tardives de l’expérience, mais en ce qu’elle se déclare satisfaite de ses propres sentences, ou ne recherche qu’une confrontation partielle et hâtive avec les faits : c’est ce que Bacon appelle notiones temerè è rebus abstractas, (les idées isolées inconsidérément des faits)[19]. »

Si la science est une et indivisible, la méthode pour étudier doit être, conséquemment, une. Qu’il en soit ainsi, en ce qui concerne toutes les branches de connaissances sur lesquelles repose la science sociale, c’est-à-dire la physique, la chimie et la physiologie, c’est ce qu’on ne peut guère mettre en doute aujourd’hui ; mais ce n’est que tout récemment qu’on a eu raison de croire que cette relation réciproque existait. À chaque nouvelle découverte, le rapprochement devient plus étroit, et en même temps que chacune d’elles a lieu, nous apercevons combien les faits acquis à toutes les branches les plus anciennes et les plus abstraites de nos connaissances se relient intimement à la marche progressive de l’homme vers cet état de développement auquel il semble avoir été destiné. De moment en moment, à mesure qu’il acquiert un empire plus étendu sur les diverses forces qui existent dans la nature, il devient capable de vivre en rapport plus immédiat avec son semblable, d’obtenir des quantités plus considérables de subsistances et de vêtements, d’améliorer ses modes de pensée et d’action, et de fournir une instruction plus profitable à la génération destinée à lui succéder. La connaissance qui conduit à de pareils résultats n’est que la base sur laquelle nous devons édifier nécessairement, lorsque nous entreprenons de fonder cette division plus élevée appelée science sociale ; et l’instrument qui a été employé avec tant de succès, pour jeter les fondations, ne peut qu’être reconnu également utile pour construire l’édifice lui-même.

Les mathématiques doivent être appliquées, dans la science sociale, ainsi qu’elles le sont maintenant, dans toutes les autres branches de recherches, et plus on se sert des mathématiques, plus la science sociale prend la forme d’une science réelle, et plus on démontre combien sont intimes les relations de celle-ci avec d’autres branches de nos connaissances. La loi de Malthus a été le premier exemple de l’application des mathématiques, et si elle s’était trouvée vraie, elle eût donné à l’économie politique une précision qui, jusqu’à ce jour, lui avait complètement fait défaut, en faisant dépendre directement le progrès de l’homme de la présence ou de l’absence de certaines forces sur le sol où il vivait. Il en a été de même de la célèbre théorie de la rente de M. Ricardo, en vertu de laquelle fut établi ce qu’il pensait être la division naturelle des produits du travail entre les travailleurs et les chefs d’industrie, ou les propriétaires du sol qui donnait ces produits. La méthode régulatrice de ces deux grandes lois était exacte, le fait seul de l’avoir adoptée a placé justement leurs auteurs au premier rang des économistes, et a donné à leurs ouvrages une influence que n’a jamais exercée aucun des auteurs qui ont écrit sur la science économique. Bien qu’ils soient tombés dans cette erreur dont nous avons parlé plus haut, qui consiste « à ne rechercher qu’une confrontation partielle et hâtive avec les faits » et que, conséquemment, ils aient fourni au monde des théories positivement contraires à la vérité, nous ne pouvons méconnaître quel avantage infini fût résulté pour le progrès de la science d’avoir les faits subordonnés à ces rapports, s’ils eussent été réels, ni de quelle importance il doit être d’avoir les faits réels, soumis à des rapports de cette nature, toutes les fois que cela est possible.

Prenons pour exemple la proposition suivante :

Dans la première période de la société, lorsque la terre est abondante et que la population est relativement peu considérable, le travail est improductif et sur le faible produit qui en résulte, le propriétaire du sol ou un autre capitaliste prélève une large proportion, n’en laissant qu’une très-mince au travailleur. Cette proportion plus large ne donne pourtant qu’une faible quantité, et le travailleur et le capitaliste sont pauvres tous deux ; et le premier à ce point qu’on l’a vu partout être l’esclave du second. Cependant la population et la richesse augmentant, et le travail devenant plus productif, la part du propriétaire du sol diminue en proportion, mais s’accroît en quantité. La part du travailleur augmente, non-seulement en quantité, mais aussi en proportion ; et plus a lieu rapidement l’augmentation de productivité de son travail, plus est considérable la proportion de la quantité augmentée qui lui reste en définitive ; et de cette façon, en même temps que les intérêts de tous deux sont dans une parfaite harmonie réciproque, il y a une tendance constante à l’établissement d’une égalité de condition ; l’esclave de la première période devient l’homme libre de la seconde.

Si l’on admet la vérité de notre assertion (et s’il en est ainsi, elle établit directement le contraire de ce qui a été avancé par Malthus et Ricardo), nous avons ici l’expression distincte d’un rapport mathématique entre les variations concomitantes de la puissance de l’homme et de la matière ; de l’homme représentant seulement ses propres facultés, et de l’homme représentant les résultats accumulés des facultés humaines s’exerçant sur la matière et les forces qui lui sont inhérentes. Le problème de la science sociale et celui qu’ont tenté de résoudre ces auteurs consiste à savoir quels sont les rapports de l’homme et du monde matériel extérieur. Ces rapports changent, ainsi que nous le voyons, les hommes, dans certains pays, devenant d’année en année et de plus en plus les maîtres, et dans d’autres pays, les esclaves de la nature.

De quelle manière arrive-t-il que ces changements s’accomplissent ? Il nous faut une réponse mathématique à cette question, et jusqu’à ce qu’elle soit donnée, ainsi qu’on croit qu’elle se trouve dans la très-simple proposition énoncée ci-dessus, l’économie politique ne peut avoir, avec la science sociale, d’autres rapports que ceux qui existent entre les observations des pâtres chaldéens et l’astronomie moderne.

On peut dire à peine que la science sociale ait une existence. Pour qu’elle pût exister, il serait nécessaire de posséder d’abord les connaissances physiques, chimiques et physiologiques qui nous permettraient d’observer comment il se fait que l’homme est capable d’acquérir la puissance sur les diverses forces destinées à son usage, et de passer de l’état d’esclave à celui de maître de la nature. « L’homme, dit Goëthe, ne se connaît qu’autant qu’il connaît la nature extérieure, » et il a fallu que les parties les plus abstraites et les plus générales de nos connaissances acquissent un haut degré de développement avant de pouvoir aborder avec fruit l’étude des parties éminemment concrètes et spéciales, et la science infiniment variable des lois qui régissent l’homme dans ses rapports avec le monde extérieur et avec ses semblables. La chimie et la physiologie sont toutes deux de date récente. Il y a cent ans, les hommes n’avaient aucune connaissance sur la nature de l’air qu’ils respiraient, et c’est dans cette période qu’Haller a jeté les fondements de la science physiologique de nos jours. En physique même, la doctrine d’Aristote, la doctrine des quatre éléments, régnait encore dans un grand nombre d’écoles, et probablement subsiste encore dans quelques régions placées aux confins extérieurs de la civilisation. Dans un tel état de choses, il ne pouvait guère se faire de progrès qui amenât à acquérir la connaissance de ce fait : combien il était au pouvoir de l’homme de forcer la terre à lui fournir les subsistances nécessaires pour une population constamment croissante ; et sans cette connaissance, il ne pouvait rien exister qui ressemblât à la science sociale.

La science exige des lois, et les lois ne sont que des vérités universelles, des vérités auxquelles on ne peut trouver d’exceptions. Celles-ci obtenues, l’harmonie et l’ordre remplacent le chaos, et nous arrivons, dans toute branche de la science, à reconnaître aussi bien les effets comme résultats naturels de certaines causes définies, et à prévoir la réapparition d’effets analogues lorsque des causes semblables se rencontreront, à les reconnaître aussi bien, disons-nous, que le premier homme lorsqu’il eut définitivement lié dans sa pensée la présence et l’absence de la lumière au lever et au coucher du soleil.

Y a-t-il, cependant, dans la science sociale une proposition dont la vérité soit admise universellement ? Il n’en existe pas une seule. Il y a cent ans on estimait que la force d’une nation tendait à s’accroître avec l’augmentation de sa population ; mais on nous enseigne aujourd’hui que cette augmentation entraîne avec elle la faiblesse au lieu de la force. Chaque année nous avons de nouvelles théories sur les lois de la population et de nouvelles modifications à celles qui ont vieilli ; et la question relative aux lois qui régissent la distribution des produits, entre le propriétaire du sol et celui qui l’occupe, se discute aujourd’hui avec autant de vigueur qu’il y a cinquante ans. Parmi les disciples de MM. Malthus et Ricardo, à peine en trouverait-on deux qui s’entendissent sur ce que leurs maîtres ont eu réellement l’intention d’enseigner. Un jour, on nous dit que la doctrine Ricardo-Malthusienne est morte, et le lendemain nous apprenons que douter de sa vérité est une preuve d’ignorance ; et cependant les personnes auxquelles nous devons toutes ces connaissances appartiennent à la même école d’économistes[20]. Les avocats les plus décidés de la suppression de toute entrave lorsqu’il s’agit du commerce des draps, se retrouvent parmi les adversaires les plus intraitables de la liberté, s’il s’agit du commerce de l’argent ; et c’est parmi les partisans les plus enthousiastes de la concurrence pour la vente des marchandises qu’on trouve les adversaires les plus décidés de la rémunération vénale du temps et des talents du travailleur. Les maîtres de la science qui se réjouissent de toute circonstance, tendant à augmenter le prix du drap et du fer, comme amenant l’amélioration de la condition humaine, se trouvent aux premiers rangs parmi ceux qui repoussent l’augmentation dans le prix attribué aux services du travailleur, comme tendant à diminuer le pouvoir de maintenir le commerce. D’autres qui professent le principe de la non-intervention du gouvernement, lorsqu’elle s’adresse à la diffusion des connaissances parmi le peuple, sont les défenseurs les plus résolus de la convenance de cette intervention, si elle s’adresse à des mesures qui amènent la guerre et la destruction. Tout n’est donc que confusion et rien n’est établi solidement. Il suit de là nécessairement que le monde regarde tranquillement ce spectacle, attendant le moment où les professeurs arriveront à s’entendre quelque peu, réciproquement, sur ce qu’il faut croire.

Pour obtenir ce résultat, il est indispensable qu’ils arrivent à comprendre le sens des diverses expressions d’un usage courant, et l’on n’a fait encore aucun pas vers ce but. « Le grand défaut d’Adam Smith, et de nos économistes en général, dit l’archevêque de Dublin, Whateley, c’est le manque de définitions. » Et, pour preuve de ce qu’il avance, il présente à ses lecteurs les définitions nombreuses et profondément différentes données par les professeurs les plus distingués, et relatives aux termes si importants de valeur, richesse, travail, capital, rentes, salaires et profit ; et Whateley démontre que, faute de conceptions claires, le même mot est employé par le même auteur, en certain cas, dans un sens complètement contradictoire avec celui qu’il lui donne dans un autre cas. Il pourrait, ainsi qu’il le dit avec beaucoup de vérité, ajouter à cette nomenclature une foule d’autres termes « que l’on emploie souvent sans plus d’explication, ou sans avoir l’air de se douter qu’ils en méritent plus que s’il s’agissait du mot triangle ou du chiffre vingt[21]. » Et, par suite, il arrive, ainsi que nous le démontrerons plus tard, que des mots qui ont la plus grande importance sont employés par des auteurs distingués comme étant complètement synonymes, lorsque, en réalité, ils expriment des idées non-seulement différentes, mais positivement contraires.

§ 7. — La science sociale, qui contient et concrète toutes les autres, attend encore son propre développement. Obstacles qu’elle rencontre. L’étude métaphysique de l’homme doit être remplacée par son étude méthodique. Les lois physiques et les lois sociales sont indivisibles dans l’étude de la société, tous les phénomènes de cet unique sujet ne formant qu’une seule science.

Les causes de l’existence d’un état de choses semblable s’expliquent facilement. Parmi toutes les autres sciences, la science sociale est la plus concrète et la plus spéciale, celle qui dépend le plus des branches plus anciennes et plus abstraites de nos connaissances, celle dans laquelle il est le plus difficile de recueillir et d’analyser les faits, et, par conséquent, la dernière qui fait son apparition sur la scène du-monde. Parmi toutes les sciences, c’est également la seule qui affecte les intérêts des hommes, leurs sentiments, leurs passions, leurs préjugés, et, conséquemment, la seule dans laquelle il est très-difficile de trouver des individus comparant des faits, uniquement dans le but d’en-déduire la connaissance qu’ils sont destinés à fournir. Traitant, ainsi qu’elle le fait, des rapports réciproques de l’homme avec ses semblables, il lui faut lutter partout contre les attaques des individus qui recherchent la jouissance du pouvoir et du privilège aux dépens des autres hommes. Le souverain tient en faible estime la science qui enseigne, à ses sujets, à mettre en doute qu’il exerce justement son pouvoir par la grâce de Dieu. Le soldat ne peut croire à une science qui songe à anéantir son métier, ni le partisan du monopole accepter volontiers les avantages de la concurrence. L’homme d’État vit en dirigeant les affaires de la société, et il n’a qu’un médiocre désir de voir les membres de cette société instruits sur la direction de leurs propres affaires. Tous ces individus tirent profit de l’enseignement du mensonge, et, conséquemment, regardent d’un œil défavorable ceux qui cherchent à enseigner la vérité. Le propriétaire du sol croit à une certaine doctrine, et son tenancier à une autre, et, en même temps, celui qui alloue le salaire envisage toutes les questions d’un point de vue directement opposé à celui où se place l’individu qui reçoit ce même salaire.

C’est ici que nous nous trouvons en face d’une difficulté contre laquelle, ainsi que nous l’avons déjà dit, aucune autre science n’a eu à lutter. L’astronomie, pour se frayer sa voie, et arriver à la hauteur merveilleuse où nous la voyons aujourd’hui, n’a rencontré qu’une opposition momentanée de la part des écoles, par la raison qu’aucun individu n’était intéressé personnellement à continuer d’enseigner la révolution du soleil autour de la terre. Pendant un certain temps les professeurs, laïques et spirituels, se montrèrent disposés à nier le mouvement de celle-ci ; mais le fait demeura prouvé et l’opposition cessa. Il en fut de même également lorsque la géologie enseigna, pour la première fois, que la terre existait depuis bien plus longtemps qu’on ne l’avait cru jusqu’alors. Les écoles qui représentaient le passé agirent alors ainsi qu’elles l’avaient fait du temps de Copernic et de Galilée, dénonçant comme hérétiques tous les individus qui mettaient en doute l’exactitude de la chronologie admise ; mais bien qu’il se soit écoulé peu de temps depuis cette époque, l’opposition a déjà disparu. Les Franklin, les Dalton, les Wollaston, les Berzelius, ont poursuivi leurs recherches sans redouter les attaques ; car il était peu probable que leurs découvertes dussent faire tort à la bourse des propriétaires de terres, des marchands ou des hommes d’État. La science sociale, cependant, se trouve encore la plupart du temps entre les mains des hommes des écoles, et partout soutenue par ceux qui tirent profit de l’ignorance et de la faiblesse du peuple.

Les hommes qui occupent des chaires, en Autriche et en Russie, ne peuvent enseigner ce qui est défavorable aux droits divins des rois, ou favorable à l’accroissement de la puissance populaire. Les doctrines des écoles françaises varient de temps à autre, selon que le despotisme cède devant le peuple ou le peuple devant le despotisme. L’aristocratie territoriale de l’Angleterre s’est montrée satisfaite le jour où Malthus la convainquit que la pauvreté et la misère des classes populaires résultaient, nécessairement, d’une grande loi émanant d’un Créateur qui n’est que sagesse et bienveillance, et l’aristocratie industrielle n’est pas moins satisfaite lorsqu’elle voit établi (au moins le pense-t-elle) ce fait, que les intérêts généraux du pays doivent être favorisés par des mesures qui ont pour but la production d’une quantité abondante de travail à bon marché, c’est-à-dire mal rétribué.

Le système de l’union américaine étant fondé sur l’idée d’une égalité politique complète, nous serions peut-être autorisés à attendre de nos professeurs quelque chose de différent, sinon même de meilleur ; mais dans ce cas nous serions généralement désappointés. À quelques faibles exceptions près, nos professeurs enseignent la même science sociale que celle qui est enseignée à l’étranger par les hommes qui vivent de l’inculcation dans les esprits des droits divins de la royauté ; et ils démontrent que les individus doivent se gouverner par eux-mêmes à l’aide de livres où leurs élèves apprennent : que plus la tendance vers l’égalité augmente, plus augmente aussi la haine entre les diverses classes dont la société se compose. La science sociale, telle qu’on l’enseigne dans les collèges de l’Amérique du nord et de l’Europe, se trouve aujourd’hui au niveau de la chimie dans la première partie du siècle dernier, et elle demeurera telle, aussi longtemps que ceux qui l’enseignent continueront à ne regarder qu’au dedans d’eux-mêmes et à inventer des théories au lieu de porter leurs regards au dehors, sur le laboratoire de l’univers, pour rassembler des faits dans le but de découvrir des lois. En l’absence de ces lois, ils répètent constamment des phrases qui n’ont aucun sens réel et qui tendent, ainsi que Goëthe le dit avec tant de vérité, « à ossifier les organes de l’intelligence, » non-seulement d’eux-mêmes, mais encore de leurs auditeurs[22].

L’état dans lequel existe aujourd’hui la science sociale est celui que M. Comte appelle ordinairement l’état métaphysique, et elle continuera à y demeurer, jusqu’au jour où ceux qui l’enseignent ouvriront les yeux pour reconnaître ce fait, qu’il n’existe qu’un système de lois destiné à régir toute la matière, sous quelque forme que celle-ci se présente ; charbon de terre, arbre, cheval ou homme, et qu’il n’y a également qu’une manière d’en étudier toutes les divisions. « La feuille, dit un écrivain moderne, est à la plante ce qu’un petit monde est au vaste univers, la plante en miniature ; une loi commune les régit toutes deux, et conséquemment toutes les dispositions que nous trouvons dans les parties dont se compose la feuille, nous devons nous attendre à les retrouver dans les parties de la plante, et vice versa. » Il en est de même de l’arbre de la science avec ses nombreuses branches ; ce qui est vrai de sa racine ne peut être qu’également vrai de ses feuilles et de son fruit. Les lois de la science physique sont également celles de la science sociale ; à chaque effort que nous tentons pour découvrir la première, nous ne faisons que nous frayer la route pour découvrir la dernière. « Les générations successives de l’espèce humaine, dit Pascal, à travers le cours des âges, doivent être regardées comme un seul homme, vivant toujours et apprenant sans cesse. » Et parmi les hommes qui ont le plus largement contribué à la fondation d’une véritable science sociale, il faut ranger les maîtres éminents auxquels nous avons de si grandes obligations pour le merveilleux développement de la physique, de la chimie et de la physiologie dans les siècles passés et de nos jours.

L’homme moderne est donc celui qui possède le plus de cette connaissance des actes sociaux, nécessaire pour comprendre les causes des effets si variés enregistrés dans les pages de l’histoire, et pour prédire ceux qui résulteront dans l’avenir des causes existant aujourd’hui. L’homme des premiers âges du monde ne possédait guère de la science que l’instrument nécessaire pour l’acquérir, et ce qu’il en acquérait était d’un caractère purement physique et très-limité dans ses proportions. L’homme de nos jours n’est pas seulement en possession de la science physique, et dans une proportion prodigieuse si on la compare à celle qui existait il y a un siècle ; mais il y a ajouté les sciences chimique et physiologique qui, alors, étaient à peine connues, et il a prouvé que les lois qui régissent les premières et en même temps les plus abstraites, sont également celles qui régissent les sciences plus concrètes et spéciales. Si donc cette idée de Pascal est vraie, que nous devons considérer la succession indéfinie des générations humaines comme un seul homme, ne doit-il pas arriver que les lois de toutes les branches les plus anciennes et les plus abstraites de la science se trouvent également vraies, en ce qui concerne la science éminemment concrète et spéciale qui embrasse les rapports de l’homme en société ; et qu’en conséquence, il sera démontré que toutes les sciences n’en forment qu’une seule dont les parties diffèrent, comme les couleurs du spectre solaire, mais produisant ainsi que le rayon du soleil, lorsqu’on ne l’a pas décomposé, une seule lumière blanche et éclatante.

Démontrer que les choses se passent ainsi, tel est l’objet du présent ouvrage.

  1. V. Aug. Comte, Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 33.
  2. V. Aug. Comte, Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 107.
  3. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 107.
  4. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 216.
  5. Ibid. t. I, p. 298.
  6. Ibid. t. I, p. 299.
  7. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 300.
  8. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 379.
  9. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 305.
  10. Nous devons concevoir l’étude de la nature comme destinée à fournir la vraie base rationnelle de l’action de l’homme sur la nature ; parce que la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est la prévoyance, et cette connaissance seule, peut nous conduire, dans la vie active, à modifier l’une par l’autre à notre profit. En un mot, la science engendrant la prévoyance, la prévoyance engendrant l’action, telle est la formule simple qui exprime la relation générale entre la science et l’art. Auguste Comte.
  11. Comte. Tome Ier, page 299.
  12. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, tome II, page 81.
  13. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, tome II, page 82
  14. John Stuart Mill. Système de logique, liv. VI, chap. 8.
  15. John Stuart Mill, ibid.
  16. Le même, ibid.
  17. Ricardo
  18. Droz. Économie politique.
  19. Wetsminster Review, octobre 1852. Art. sur Goëthe considéré comme savant.
  20. Nous croyons que ce principe (le principe de la rente, de Ricardo) domine, à la longue et qu’il est la principale cause de la décadence des nations. — Nous croyons que la loi de population sur laquelle Malthus a, le premier, appelé l’attention publique est fondée en fait. (Le Spectateur de Londres, 18 novembre 1854).
        Personne, excepté un petit nombre de simples écrivains, ne se préoccupe aujourd’hui de Malthus à propos de la population, ou de Ricardo à propos de la rente. Cependant leur erreur peut encore s’attarder quelque temps dans les Universités, archives convenables des doctrines surannées. (L’Économiste de Londres, même date.)
        En réalité, ce phénomène dont l’annonce souleva tant de clameurs contre Malthus, me parait incontestable. (Bastiat. Harmonies économiques.)
        La théorie de la rente donnée par Ricardo me semble demeurer intacte. (Michel Chevalier. De la monnaie.)
        L’Essai sur le principe de population fut réellement, et nous devons le reconnaître, une révélation. (Journal des Économistes, octobre 1854.)
  21. Whateley. Éléments de logique.
  22. Le païen, l’idolâtre, celui qui ignore même l’existence de l’Église catholique, rendent un culte à leurs troncs d’arbre et à leurs blocs de pierre, et au lieu de les regarder comme des signes qui ne font que représenter ce que l’esprit humain, dans son état intellectuel, ne peut exprimer autrement de ses sentiments religieux, prend les signes pour les choses mêmes qu’ils représentent et les adorent comme des réalités. Et nous, pareillement, nous adorons nos propres signes, les mots. Que l’homme s’impose la tâche d’examiner l’état de ses connaissances sur les sujets les plus importants, divins ou humains, et il se convaincra qu’il n’est lui-même qu’un pur admirateur de mots ; il trouvera des mots sans idée, ou dépourvus de sens dans son esprit, vénérés, devenus des idoles, des idoles qui ne diffèrent de celles qui sont sculptées en bois ou en pierre qu’en ce qu’elles sont tracées sur du papier blanc avec l’encre de l’imprimeur. (Laing. Chronique des rois de la mer. Dissertation servant d’introduction, chap. II.)