Principes d’économie politique/III-I-II-II

II

LE COMMUNISME.


Le partage est impossible ? Soit ! Alors ne partageons pas, puisque ni plus ni moins tout partage serait une cause d’inégalités nouvelles — et laissons tout en commun entre les membres de la Société comme entre les membres d’une même famille. Comme dans la famille aussi, chacun prendra suivant ses besoins. — Tel est en effet le plus simple et le plus antique aussi de tous les systèmes socialistes[1], mais il commençait à être très démodé et quelque peu ridicule quand, dans ces derniers temps, une école nouvelle l’anarchisme est venu lui rendre un certain éclat.

Ce n’est pas que l’école anarchiste ait pour principale préoccupation la communauté des biens. Son véritable but, c’est le développement intégral et sans aucun frein de l’individualité humaine, mais le communisme lui apparaît comme le seul moyen possible pour atteindre cette fin. Elle pense que la propriété individuelle, si restreinte qu’on la suppose, implique toujours une borne et une autorité chargée de faire respecter cette borne, que le fait de posséder privativement n’importe quoi sera toujours un obstacle dressé devant ceux qui ne possèdent rien et un moyen de les exploiter. Et voilà pourquoi le seul mode de répartition qu’elle admette, c’est, pour employer sa formule même qui fait image, « la prise au tas ».

Personne n’aura la naïveté de méconnaître que la formule « à chacun suivant ses besoins » ne fût la plus agréable[2], si les richesses étaient en quantité illimitée ou du moins surabondante et s’il n’y avait qu’à prendre « au tas » de la même façon que chacun puise à discrétion dans l’air atmosphérique ou dans l’eau des sources.

Malheureusement tel n’est point le cas ; la quantité de richesses est et sera vraisemblablement toujours en quantité insuffisante pour nos besoins ou nos désirs, puisque ceux-ci grandissent en raison même de la facilité que nous trouvons à les satisfaire. Donc le rationnement s’impose[3]. Dans la famille que l’on prend pour exemple, le rationnement est fait d’autorité par le père ou la mère de famille qui donne à chacun sa part. Mais quelle sera ici l’autorité chargée de cette tâche si délicate ? Il n’y en aura point, puisque le programme des nouveaux communistes, des anarchistes, c’est la suppression de toute autorité, de tout gouvernement, et leur devise « Ni Dieu ni maître ». Tout s’arrangera, assurent-ils, par des concessions amiables et le concours des bonnes volontés. Rien n’autorise évidemment une hypothèse si contraire à tout ce que nous savons de la nature humaine.

Cependant nous ne disons pas, comme on l’a fait a tort, que l’organisation communiste est absolument chimérique, puisqu’elle a certainement existé, sinon à l’origine de toutes les sociétés humaines, comme on l’a soutenu d’une façon un peu trop absolue, du moins à l’origine d’un grand nombre d’entre elles. Nous ne prétendons même pas que sa réalisation sur une petite échelle ne soit possible, puisque, sans parler même des communautés religieuses, nous voyons aux États-Unis des sociétés communistes qui comptent déjà près d’un siècle d’existence[4]. Si elles n’ont pas donné de résultats très considérables, elles ont cependant démontré par leur existence même que la communauté des biens n’est pas absolument incompatible avec le travail et la production. Les membres de ces sociétés sont en général des hommes assez laborieux. Sans doute on ne trouve pas là un stimulant égal à celui de la propriété individuelle, puisque chacun travaille et produit pour le compte de tous, au lieu de travailler et de produire uniquement pour soi : mais on oublie, quand on fait cette objection au système communiste, que dans nos sociétés modernes ce stimulant fait précisément défaut pour la très grande majorité des hommes, à savoir pour tous ceux qui, en qualité de salariés, ont à travailler uniquement pour le compte d’autrui. Mais une objection qui a plus de force c’est que les conditions indispensables à leur succès paraissent absolument incompatibles avec les tendances de nos sociétés modernes. Pour s’en convaincre, il suffit de rechercher quelles sont ces conditions, telles que nous pouvons les observer dans les quelques sociétés communistes qui ont réussi :

1o Il faut de très petites sociétés ne dépassant pas quelques centaines ou un millier de membres.

Ceci est généralement admis par les communistes eux-mêmes, car Fourier fixait le chiffre maximum de 1.500 personnes pour son phalanstère, Owen l’établissait entre 500 et 2.000, et pour les anarchistes, la base de l’organisation communiste est la Commune autonome avec suppression de l’État[5]. La raison en est fort simple : c’est qu’à mesure que le nombre des associés grandit, l’intérêt que chaque associé porte au succès de l’association diminue. Quand elle est très petite, chacun peut espérer bénéficier dans une mesure appréciable de ses efforts personnels, mais dans une société communiste qui comprendrait tous les Français, chacun ne serait intéressé que pour 1/38.000.000 : ce serait là une fraction trop infinitésimale pour stimuler le zèle de personne.

Or, l’évolution politique de nos sociétés modernes ne semble guère nous mener vers l’autonomie des communes et la suppression des États, mais bien au contraire vers la centralisation, l’extension des pouvoirs de l’État et l’exaspération du principe des nationalités ! — De plus, en ce cas, il y aurait des communes riches et des communes pauvres et l’inégalité des personnes serait remplacée par l’inégalité des groupes.

2° Il faut des sociétés soumises à une discipline très sévère. Il est facile en effet de prévoir a priori que la communauté de vie et l’égalité de traitement doit être incompatible avec tout empiétement des individus pour consommer plus que leur part, avec toute velléité d’émancipation pour se soustraire à leur tâche. Et l’expérience le confirme, car tous les établissements où règne la vie commune, couvents, casernes ou lycées, sont aussi ceux où l’obéissance est de rigueur[6]. Il est même à remarquer que, dans presque tous les cas, le sentiment religieux poussé jusqu’au fanatisme a été seul assez puissant pour maintenir dans ces communautés la discipline indispensable à leur existence. Toutes les sociétés communistes des États-Unis, hormis celle des Icariens qui n’a fait que végéter, sont des sectes religieuses, et les républiques des Jésuites du Paraguay — le seul grand exemple en somme, par son étendue et sa durée, qu’on puisse citer — constituaient une véritable théocratie.

Et dès lors la pratique du régime communiste, combinée avec l’idéal anarchiste qui implique l’abolition de toute discipline et de toute réglementation, paraît une véritable ironie.


  1. Les auteurs qui ont fait des théories plus ou moins communistes sont très nombreux, à commencer par Platon dans sa République, ou même Fénelon dans Télémaque ; — mais les plus récents et les plus connus sont : Gracchus Babœuf, Robert Owen et Cabet.
    Babœuf, qui se fit appeler Gracchus (parce qu’il croyait que le tribun de Rome qui fit voter les lois agraires était un socialiste partageux), fut le chef de la conspiration « des Égaux » sous le Directoire, et fut condamné à mort et exécuté en 1797. Il avait exposé tout un plan d’organisation sociale dans un programme qui commençait par ces mots « La nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance de tous les biens ».
    Owen, né en Écosse en 1771 et mort en 1857, ne fut pas un communiste révolutionnaire ni démocrate, mais paternaliste : il voulait que la réforme vînt d’en haut. Riche industriel, dans son usine de New-Lanark, il inaugura dès le commencement de ce siècle toutes les grandes institutions philanthropiques de notre temps : limitation des heures de travail, interdiction du travail pour les enfants, sociétés ouvrières coopératives, caisses d’épargne, magasins d’approvisionnements et jusqu’à des écoles laïques. Mais il ne s’en tint pas là, rêva l’organisation de sociétés communistes et essaya d’en fonder une aux États-Unis, sous le nom de New-Harmony, en 1826. La tentative échoua misérablement.
    Cabet, auteur d’un de ces nombreux romans imités de l'Utopie de Thomas Morus, l’Icarie, alla fonder en 1848 la société des Icariens, qui subsiste encore aujourd’hui, dans l’État d’Iowa. Son existence, fort agitée par des querelles intestines, a toujours été peu brillante.
    C’est à tort qu’on range Fourier parmi les communistes. En réalité, Fourier n’était communiste qu’en ce qui concerne la consommation et la production, nullement en ce qui concerne la répartition des biens. La vie commune dans le phalanstère n’était pour lui qu’un moyen d’organiser la production et la consommation dans des conditions plus économiques, mais n’avait nullement pour but d’établir l’égalité entre les hommes : elle devait laisser subsister au contraire, Fourier le déclare expressément, non seulement les inégalités qui résultent du travail et du talent, mais encore celles qui résultent de l’inégalité des apports en capitaux (Voy. ses Œuvres choisies que nous avons publiées dans « la petite bibliothèque » Guillaumin).
  2. Nous ne disons pas « la plus juste », comme on le dit généralement, car on ne voit pas pourquoi plus de besoins créerait plus de droit. Les sobres seraient toujours dupes à ce jeu-là. Le professeur Schmoller dit très bien « c’est une complète erreur de faire de nos besoins une règle de justice distributive, car nos besoins ont nécessairement un caractère égoïste : c’est le travail, le mérite, les actes, qui peuvent seuls servir au genre humain et par là fournir une règle de justice distributive (L’idée de justice).
  3. Les anarchistes supposent que tout rationnement deviendra inutile par suite de la surabondance des richesses ! (Voy. la note de la p. 386).
  4. Voy. Nordhoff, Communistic societies, et Richard Ely, The labor movement in America. — On en fonde chaque année quelques nouvelles. Les associations communistes déjà anciennes sont au nombre de 70 à 80, avec un personnel de 6 à 7.000 membres, et l’ensemble de leurs biens représente quelque chose comme 120 ou 150 millions de francs. Cela donnerait environ 20.000 francs par tête, proportion supérieure de beaucoup, nous le reconnaissons, à celle qu’un semblable calcul donnerait pour nos sociétés civilisées les plus riches (Voy. ci-dessus, p. 417).
    Il y a même une société anarchiste à Clousden Hill, près de Newcastle, et elle marche même fort bien. Mais elle n’a que deux ans d’existence.
  5. Et celles que nous voyons aux États-Unis sont très peu nombreuses. La plus considérable celle des Shakers, est subdivisée en plusieurs communautés dont la plus considérable, celle de Mount-Lebanon, comptait un peu moins de 400 personnes en 1876 (Nordhoff, Communistic societies). Celle de Clousden Hill ne compte que 27 personnes en tout.
  6. L’histoire de la république d’Icarie est riche en enseignements à ce point de vue : on voit les néophytes s’efforçant sans cesse de se soustraire à une règle qu’ils trouvaient insupportable et Cabet luttant vainement pour obtenir dans l’intérêt de la communauté, des pouvoirs dictatoriaux. Voy. Règlement de la colonie Icarienne, 1856 :… Art. 4. Agir par dévouement à la communauté… Art. 16. S’engager à exécuter le travail qui sera attribué par l’administration… Art. 26. n’avoir ni