Principes d’économie politique/III-I-I-V

V

ÉVOLUTION DU DROIT DE PROPRIÉTÉ QUANT À SES ATTRIBUTS.


Le droit de propriété se reconnaît à deux attributs caractéristiques : la perpétuité et la libre disposition. Privé de l’un ces deux caractères, il ne sera plus qu’un droit de possession ou d’usufruit.

La perpétuité du droit de propriété ne veut pas dire autre chose évidemment sinon qu’il doit durer autant que la chose évidemment sinon qu’il doit durer autant que la chose qui en fait l’objet. Précisément parce qu’il est dans l’essence de la propriété de reposer sur une chose (res), sa durée se mesure à celle de son objet et non à celle de son titulaire. Pour beaucoup de choses dont l’existence est brève, comme les objets de consommation, le droit du propriétaire sera éphémère. Mais il en est dont la durée est fort longue : il en est une, une seule, dont la durée est éternelle ou du moins n’a d’autres limites que celle des révolutions géologiques, c’est la terre, et il en résulte que le droit du propriété sur la terre a, par ce seul fait, un caractère sui generis et entraîne des conséquences économiques qui sont, comme nous le verrons, d’une importance capitale. D’autres choses ont acquis de nos jours, par une sorte de fiction, une quasi-perpétuité : ce sont les capitaux ou valeurs mobilières sous la forme, par exemple, de rentes perpétuelles sur l’État.

À la perpétuité du droit de propriété se lie nécessairement l’hérédité, car quand le propriétaire est mort et pour autant que l’objet dure, il faut bien que quelqu’un le remplace. Il est vrai qu’aussi longtemps que la propriété a été familiale — le titulaire étant une personne morale perpétuelle, elle aussi, la famille — il n’y avait jamais d’interruption. Si la propriété passait en apparence du père aux enfants, c’était par continuation et non par succession proprement dite. Du jour où la propriété est devenue individuelle, la dévolution faite aux enfants de plein droit, imposée au père ou même parfois imposée aux enfants[1], et encore de nos jours ce qu’on appelle dans tout pays la succession ab intestat attribuée aux plus proches parents, n’est pas autre chose que la survivance de l’antique propriété familiale.

Au point de vue de la répartition des richesses, la perpétuité de la propriété jointe à l’hérédité vont évidemment entraîner cette conséquence que beaucoup d’hommes se trouveront propriétaires de richesses qu’ils n’ont pas produites, mais que l’on peut simplement présumer avoir été le produit du travail de leurs ancêtres dans un passé p]us ou moins obscur. Et le principe optimiste que chacun en ce monde touche l’équivalent des produits de son travail reçoit une forte entorse.

L’autre attribut essentiel du droit de propriété c’est, nous l’avons dit, le droit de libre disposition. Le droit de propriété est défini par le Code civil français « Le droit de jouir et de disposer des choses de la façon la plus absolue ». Dans cette définition, comme tous les étudiants droit, c’est le droit de disposer, jus abutendi, comme dit avec plus de force le droit romain, qui est le seul attribut caractéristique du droit de propriété caractéristique du droit de propriété.

Mais ce droit « de disposer à son gré de sa chose » — et qui confère à la propriété ce caractère absolu qui lui paraît si inhérent que sans lui nous ne la reconnaîtrions plus — n’a pas toujours existé. Ce n’est que peu à peu que la propriété s’est ainsi élargie : à ce point de vue elle a accompli la même évolution progressive que quant à son objet. Et le titre de gloire des Romains, au point de vue juridique, c’est justement de lui avoir conféré ce caractère souverain qu’elle n’avait point eu jusqu’alors — et que d’ailleurs elle devait perdre en partie sous l’influence des lois germaniques, pour le regagner dans notre droit moderne issu de la Révolution.

Voici, autant qu’on peut le conjecturer, dans quel ordre la propriété s’est enrichie successivement de ses attributs essentiels :

1o Le premier vraisemblablement a été le droit de faire valoir son bien, c’est-à-dire de l’exploiter par le travail d’autrui, le plus souvent autrefois travail d’esclaves, éventuellement travail d’hommes libres salariés. C’était l’attribut le plus noble puisqu’il permettait de se dispenser d’un travail personnel.

2o Le droit de donner paraît avoir été un des modes les plus anciens de disposer de la richesse — du moins pour les objets mobiliers — et antérieur même au droit de vendre (Voy. ci-dessus, p. 204). Et en effet, si le propriétaire a le droit de consommer une chose pour sa propre satisfaction, pourquoi n’aurait-il pas le droit de la faire consommer a un autre ? S’il peut la détruire, pourquoi ne pourrait-il pas la donner ? Le plus noble et le plus enviable privilège du droit de propriété n’est-ce pas de pouvoir en communiquer aux autres le bienfait ?

3o Les droits de vendre et de louer paraissent n’avoir apparu que beaucoup plus tard. Aristote, au ive siècle av. J.-C., déclare que c’est là un attribut nécessaire du droit de propriété, mais n’a pas l’air de dire que de son temps déjà cet attribut fût généralement reconnu. En effet, il y avait beaucoup de raisons pour qu’il ne le fût pas. D’abord tant que la propriété est sous la forme familiale et sous le sceau d’une consécration religieuse — ce qui était le caractère de la propreté antique — l’aliénation n’est pas possible et en tout cas constitue un acte impie de la part d’un membre quelconque de cette famille. De plus, la division du travail et l’échange n’existant pas encore, chaque famille se suffisant à elle-même, les objets mobiliers étant rares d’ailleurs, chacun les gardait et même parfois jusque dans son tombeau où on les enfermait avec lui. Dans ces conditions la vente ne pouvait être qu’un acte exceptionnel, anormal. Aussi quand elle commence à apparaître, nous la voyons entourée de solennités extraordinaires : c’est une sorte d’événement public. C’est ainsi que la mancipatio doit être faite en présence de cinq témoins qui représentent les cinq classes du peuple romain[2].

4° Le droit de léguer, qui a toujours été considéré comme l'attribut le plus important et le couronnement du droit de propriété parce qu’il prolonge ce droit au delà de la mort, a été encore plus lent à se greffer sur le droit de propriété[3]. Il s’est trouvé d’ailleurs en conflit avec le droit d’hérédité que nous avons rappelé tout à l’heure et il n’a pu être reconnu évidemment que du jour où la propriété s’est dégagée absolument de la forme familiale pour devenir individuelle. On croit que, même à Rome où la propriété individuelle a évolué avec tant de vigueur, le père de famille n’avait pas le droit de tester jusqu’à la loi des XII Tables (450 av. J.-C.)[4]. Et la solennité dont fut entouré cet acte, qui devait se faire en prenant à témoin (testamentum) le peuple rassemblé dans ses comices et qui répétait ainsi les formes de la promulgation des lois (uti pater legassit, jus esto, dit la loi des XII Tables, legassit, a fait la loi !) — dit assez clairement qu’il ne s’agissait pas d’un acte banal[5].

Désormais, par ces quatre attributs, voilà le droit de propriété définitivement constitué et il va agir avec une force irrésistible comme instrument de répartition.

Par l’hérédité, le don et le legs, opérant de concert, il va rendre la richesse indépendante du travail personnel en la transmettant à ceux qui n’ont pas travaillé, et aggraver, par l’effet du temps et de l’accumulation, les inégalités individuelles.

Par le prêt, le fermage, le loyer, il va créer une division des classes menaçante pour la paix sociale, celle des créanciers et des débiteurs, et inaugurer une façon nouvelle de vivre sans travailler, vivre de ses rentes.

Par le faire-valoir, il va créer une autre division de la société en deux classes, celle des salariés qui travailleront pour le compte d’autrui et celle des patrons qui prélèveront, en apparence du moins, les fruits de leur travail, et il va ainsi sournoisement préparer la lutte entre le travail et le capital.

Par la vente enfin, la propriété sur le produit va se transformer en propriété sur la valeur de ce produit : du même coup elle va subir toutes les oscillations de l’offre et de la demande, toutes les chances heureuses ou malheureuses, tous les jeux de la fortune et du hasard, et revêtir cette forme instable, aléatoire, qui caractérise la richesse dans les sociétés modernes.

Parmi ces conséquences, il en est trois qui paraissent particulièrement choquantes au point de vue de la justice : la première, c’est l’extrême inégalité des fortunes ; — la seconde, c’est le privilège de l’oisiveté, conséquence de l’hérédité et de la rente ; — et la dernière, c’est le paupérisme. Examinons-les successivement.


  1. C’est ainsi qu’à Rome, même quand le droit de succession ab intestat proprement dit fut organisé, les membres de la famille appelés à hériter étaient désignés sous le nom de heredes necessarii — les héritiers forcés.
  2. Et il en est de même dans le droit germanique. La loi des Ripuaires au VIe siècle dit que la vente ne peut être faite que in mallo, c’est-à-dire dans l’assemblée du peuple.
  3. La liberté de tester implique la plus grande latitude qui, dans l’histoire de la civilisation, ait jamais été accordée à l'individu ». Summer-Maine, Études sur l’Histoire du Droit.
  4. En Grèce, d’après Fustel de Coulanges, le droit de tester date, pour Athènes, de Solon (VIe siècle), et pour Sparte, seulement du commencement du IVe siècle av. J.-C.
  5. Le droit de disposer de ses biens à sa mort, loin d’être lié à l’hérédité ab intestat, se trouve encore aujourd’hui, dans la plupart de nos législations modernes et notamment dans notre Code civil, en conflit avec elle. Ce conflit apparaît notamment dans le fait que certains héritiers dits réservataires ont droit à une portion de la fortune paternelle, nonobstant la volonté contraire du père de famille. Voilà donc deux idées — celle de la propriété individuelle progressivement élargie jusqu’à la liberté de tester et celle de l’antique propriété familiale avec conservation des biens dans les familles — qui entrent ici en lutte. On peut s’étonner qu’une législation issue de la Révolution de 89 ait voulu consacrer ce second principe qui a une origine féodale et aristocratique. Mais cette contradiction apparente s’explique par le fait que les législateurs du Code Napoléon n’ont vu dans la liberté de tester qu’un moyen de ressusciter le droit d’aînesse — crainte chimérique comme le prouve l’exemple des États-Unis — et au contraire dans la succession ab intestat obligatoire d’assurer l’égalité des parts entre les enfants.
    La liberté de tester doit être acceptée comme l’aboutissant logique et légitime de l’évolution du droit de propriété, mais l’hérédité ab intestat n’a plus aujourd’hui de raison d’être que comme interprétation raisonnable de la volonté du testateur quand il n’a rien dit. Il est naturel en effet de penser quand il s’agit de proches parents, enfants, époux, père, mère, ou même frère ou sœur, que si le décédé avait voulu les déshériter, il l’aurait dit expressément. S’il n’a rien dit, on peut présumer qu’il a voulu leur laisser ses biens.
    Il est vrai qu’on ne saurait oublier que tout propriétaire a des devoirs vis-à-vis de ses enfants, de ses père et mère, et de son conjoint — c’est-à-dire de ceux à qui il a donné la vie, de ceux de qui il l’a reçue, de celui ou celle avec laquelle il l’a partagée. Il y a là des obligations, au moins alimentaires, que toute législation lui impose pendant sa vie et que sa mort, bien loin de supprimer, ne fait qu’aggraver. Il est donc juste que la liberté de tester soit limitée par une certaine part assurée à ces catégories de personnes. Mais, comme le dit très bien Montesquieu « si la loi naturelle ordonne aux pères de nourrir leurs enfants, elle ne les oblige pas d’en faire leurs héritiers ».
    D’ailleurs quand il s’agit d’un cousin ou même d’un neveu il est absurde de faire le même raisonnement et d’interpréter le silence du défunt comme leur constituant un droit. Est-il utile de faire remarquer d’ailleurs qu’un semblable droit de succession ne peut en aucune façon stimuler l’activité productrice, et qu’il risque bien plutôt d’encourager la paresse par les « espérances »  » (c’est le mot consacré) qu’il fait naître ? L’héritage d’un oncle d’Amérique est un mode d’acquérir qui ne diffère guère de la loterie, et qui exerce une action non moins démoralisante sur celui qui en bénéficie que sur ceux qui l’envient.