Principes d’économie politique/II-2-VI-q-IV

IV

DE LA PART DE VÉRITÉ CONTENUE DANS LA THÈSE PROTECTIONNISTE.


Nous ne voyons finalement dans le système protectionniste que deux arguments — suffisants, il est vrai, pour le justifier au moins à titre de mal nécessaire.

Le premier, c’est qu’un pays par cela seul qu’il a droit à la vie a le droit et le devoir de développer tous les organes de vie économique qui sont en lui, à l’état patent ou à l’état latent agriculture, industrie, commerce. Il ne doit pas évidemment violenter la nature pour produire du vin en Angleterre ou des oranges en France, mais il doit s’efforcer de tirer le parti le plus complet et le plus diversifié possible de son sol, de son climat, des caractères de sa population. Il ne doit pas se résigner à devenir un simple rouage d’un mécanisme universel, mais conserver et développer ses originalités et ses vertus natives[1]. Seulement reste à savoir si le libre-échange, par la rude discipline qu’il inflige à l’industrie et à l’agriculture, n’est pas mieux propre que le protectionnisme à développer dans un pays des ressources inconnues. C’est une question qu’on ne saurait trancher dogmatiquement et pour laquelle chaque pays doit consulter son tempérament et sa situation et s’inspirer de sa destinée.

La seconde raison c’est que le déplorable état de guerre imminente ou du moins de paix armée qui caractérise l’Europe à la fin de ce siècle, crée une situation anormale et peut justifier temporairement le système protectionniste. Puisque nous vivons à une époque si barbare que chaque pays se croit à la veille d’une déclaration de guerre générale il est naturel que chacun d’eux se préoccupe de sauvegarder les industries indispensables à sa sécurité. Or ces industries indispensables, ce n’est pas seulement telle ou telle fabrique d’armes ou de biscuits, c’est la houille sans laquelle les trains ne pourraient marcher ni par conséquent la mobilisation s’effectuer, c’est le fer, ce sont les chevaux, c’est le blé, la viande, le drap, le cuir, tout ce qui est nécessaire pour entretenir et faire vivre des millions d’hommes en temps de guerre. Étant donnée la forme actuelle de la guerre qui arme la population tout entière et met en jeu toutes les ressources économiques de la nation, il n’est pour ainsi dire plus une seule industrie dont on puisse dire qu’elle soit inutile à la défense nationale.

Seulement il faut bien se dire :

1° Que même dans les cas où la protection doit être acceptée comme une nécessité ; elle est toujours une nécessité fâcheuse, parce qu’elle constitue une charge pour le pays qui est forcé d’y recourir et lui impose des sacrifices considérables. Les protectionnistes n’aiment pas à faire cet aveu et bernent le pays par la perspective de gains imaginaires. Mais à quoi bon ? un pays hésite-t-il à s’imposer des sacrifices égaux ou plus lourds encore quand il s’agit de sauvegarder sa suprématie politique, militaire, maritime ou coloniale ? Pourquoi n’y consentirait-il pas aussi pour sauvegarder sa suprématie industrielle ou commerciale, qui est d’une importance au moins égale au point de vue de son existence nationale et de ses destinées ? Les droits protecteurs et les guerres de tarifs valent ce que valent la paix armée et la guerre à coups de canon : ils ne sont pas moins onéreux, mais ils peuvent être non moins nécessaires à l’existence d’un peuple qui réclame sa place au soleil. Je ne sais quel économiste américain faisait le compte qu’une certaine filature avait coûté plus cher à son pays qu’un croiseur cuirassé : ― qu’importe, si cette filature a fait autant et plus que le croiseur pour servir au dehors les intérêts du pays ?

2° Que si la protection peut être employée avec efficacité pour protéger telle ou telle industrie déterminée ― parce qu’elle détourne en ce cas vers cette branche de la production le travail et le capital ― elle devient une duperie quand elle prétend protéger toutes les industries à la fois, car, puisque la protection implique toujours une charge, il est vraiment absurde de charger tout le monde au profit de tout le monde. Malheureusement, si, illogique que soit ce programme, c’est celui auquel on finit par aboutir pour ne pas faire de jaloux.

3° Enfin et surtout que puisque la protection constitue une charge, qu’elle est un mal, nous ne devons pas nous résigner à y voir un état définitif. Il ne faut l’accepter qu’avec la pensée de préparer son abolition graduelle[2]. C’est au libre-échange qu’il faut regarder comme à l’état désirable et dont nous devons chercher à nous rapprocher. En attendant, les traités de commerce, par les freins qu’ils imposent aux prétentions excessives, par la réciprocité d’intérêts qu’ils établissent, par la solidarité qu’ils finissent par créer entre les nations contractantes, paraissent la politique la plus sage qu’on puisse pratiquer[3].

  1. Nous comprenons très bien, par exemple, que les colonies australiennes, qui approvisionnent de laine le monde entier, s’appliquent à la transformer elles-mêmes en drap, au lieu de l’envoyer en Angleterre pour se la faire réexpédier manufacturée. De même, si notre colonie d’Algérie transformait sur place son alfa en papier, au lieu de l’expédier brut en Angleterre, ou si notre colonie du Sénégal pouvait transformer ses arachides en huile, ce serait un grand gain non seulement pour elles, mais pour le monde entier, car il n’y a pas de travail plus stérile que celui qui consiste à transporter d’un bout du monde à l’autre un poids mort et des matériaux inutiles : c’est un vrai travail de Sisyphe, puisque tout transport et trafic inutile constitue une déperdition de travail.
  2. M. Walras, dans l’article précité (p. 291), tout en admettant la supériorité théorique du régime du libre-échange, subordonne aussi sa réalisation à l’avènement de la paix universelle. Mais il la subordonne aussi à deux autres conditions qui nous paraissent plus contestables : 1° l’abolition des impôts indirects ; 2° la nationalisation du sol. Sur ce dernier point il nous semble au contraire que le libre-échange, en supprimant ou en limitant la rente du propriétaire foncier, serait le plus efficace correctif aux privilèges de la propriété foncière et rendrait superflue la nationalisation du sol (Voy. au liv. III, La nationalisation du sol).
  3. On a beaucoup discuté dans ces derniers temps sur les avantages et les inconvénients des traités de commerce. Les traités de commerce offrent l’avantage :
    1° D’assurer la fixité des tarifs pendant une période de temps connue,