Principes d’économie politique/II-2-V-IV

IV

COMMENT ON RÉUSSIT À SUPPRIMER MÊME LA MONNAIE DE PAPIER.

Si la monnaie de papier a l’avantage d’économiser la monnaie métallique, ce n’est, comme on peut le voir, qu’au prix de graves inconvénients et même de grands dangers. Si donc on pouvait trouver quelque moyen d’économiser la monnaie métallique sans recourir à ce dangereux expédient, ce serait, certes, un grand bienfait.

Or, ce moyen existe : il est à la fois beaucoup plus radical et beaucoup plus inoffensif. Il consiste non point à remplacer un instrument des échanges coûteux par un autre qui ne coûte rien, mais simplement à supprimer tout instrument d’échange.

Voici comment il faut comprendre ce mécanisme :

En premier lieu, on remplace la vente au comptant, c’est-à-dire l’échange de marchandises contre du numéraire, par la vente à terme, c’est-à-dire par l’échange d’une marchandise contre une créance. La vente à terme en effet n’est pas autre chose que cela : je vous livre ma marchandise et je reçois en échange une promesse de payer représentée par un billet ou une lettre de change[1].

En second lieu, une fois ces créances créées, on s’occupe de les éteindre par quelque mode autre que le paiement proprement dit en espèces métalliques. Or, la science du droit nous enseigne divers procédés pour atteindre ce but, par exemple la compensation, en vertu de laquelle deux créances s’éteignent lorsque deux personnes se trouvent réciproquement créancières et débitrices l’une de l’autre, ou la confusion, lorsqu’une même personne se trouve à la fois créancière et débitrice, — ou la novation, lorsqu’une créance se trouve éteinte par la création d’une créance nouvelle.

La complication extrême des rapports sociaux et le fait que chacun de nous, ou du moins chaque producteur, se trouve tour à tour acheteur et vendeur, rend beaucoup plus facile qu’on ne pourrait l’imaginer à première vue l’emploi de ces divers modes d’extinction de créances.

C’est tout d’abord dans le commerce international, dans l’échange de pays à pays, que l’on a appris à recourir au crédit et à se passer de monnaie. Les difficultés et les dangers de transporter à de grandes distances de grosses quantités de numéraire, ont inspiré aux Lombards, croit-on, l’idée de la lettre de change. Voyons comment on s’y prend dans la pratique pour atteindre ce résultat. Supposons que les commerçants français aient vendu pour 10 millions fr. de vins à l’Angleterre : ils ont vendu à terme, c’est-à-dire qu’au lieu de toucher de l’argent, ils ont tiré pour 10 millions fr. de lettres de change sur leurs débiteurs anglais. Supposons que les compagnies de houille anglaises aient de leur côté vendu 10 millions fr. de houille aux manufacturiers français et aient tiré valeur égale de lettres de change payables sur la France. Quand les manufacturiers français voudront régler leurs achats, enverront-ils 10 millions en espèces ? Non ils se feront céder tout simplement par les vendeurs de vin les 10 millions d’effets payables en Angleterre (il ne leur sera pas difficile de se les procurer, car, comme nous le verrons, il y a des gens appelés banquiers qui ont précisément pour industrie de faire le commerce des lettres de change, c’est-à-dire de chercher le papier payable sur l’étranger pour le céder à ceux qui en ont besoin), et ils enverront alors à leurs créanciers les compagnies houillères, au lieu des 10 millions d’espèces, la valeur correspondante en créances, en leur disant « Faites-vous payer par vos compatriotes ». Ainsi feront ceux-ci, et on aura évité l’absurdité de faire traverser la Manche en sens inverse par deux courants de numéraire.

Il est vrai que notre exemple suppose deux pays réciproquement créanciers et débiteurs l’un de l’autre pour une somme précisément égale, hypothèse peu vraisemblable. Mais si elle ne se réalise pas directement, on arrivera tout de même au même résultat par un détour. Admettons que la France ait acheté 10 millions de thé à la Chine et ne lui ait rien vendu[2]. La compensation semble dès lors impossible, et ne faudra-t-il pas, en ce cas, que la France envoie ces 10 millions en espèces à la Chine ? Ce n’est peut-être pas nécessaire. Si nous Français, n’avons rien vendu à la Chine, il y a bien d’autres pays de par le monde qui lui ont vendu et qui sont, en conséquence, ses créanciers. Nous n’avons qu’à nous tourner vers ceux-ci et à nous faire céder leurs créances : devenus par là créanciers nous-mêmes de la Chine, rien ne nous sera plus facile que d’opérer avec elle la compensation. Par exemple, il est possible que l’Angleterre ait vendu à la Chine 10 millions d’opium ; en ce cas la France n’aura qu’à se faire céder cette créance (en style technique, elle n’a qu’à acheter à Londres du papier payable sur Shanghai ou Hong-Kong). Mais, dira-t-on, de toutes façons il restera à la France 10 millions à payer que ce soit à L’Angleterre ou à la Chine, il n’importe guère ? Cela importe beaucoup, au contraire, car il suffit que la France se trouve elle-même créancière pour 10 millions de l’Angleterre (par exemple, à raison de vins qu’elle lui aura vendus) pour que les échanges entre les trois pays se trouvent ainsi réglés sans bourse délier.

Sans ces ingénieuses combinaisons, le commerce international serait vraiment impossible, car s’il fallait que la France soldât en numéraire chaque année quatre ou cinq milliards d’importations, où prendrait-elle cette énorme quantité de monnaie ? Elle n’en possède guère davantage. En fait, le numéraire qui voyage de pays à pays ne représente jamais qu’une petite fraction, 8 à 10 % tout au plus, de la valeur des marchandises échangées (Voy. ci-après, p. 291, note 1).

Dans les rapports d’individu à individu, on est beaucoup moins avancé.

Pour régler les échanges entre particuliers sans monnaie, on peut d’abord employer le même système que de pays à pays, c’est-à-dire vendre à terme, créer des lettres de change et les faire passer de mains en mains jusqu’à ce qu’elles se trouvent éteintes par compensation ou par confusion. Par exemple, je suis avocat, et un de mes clients qui est marchand de vins, me doit une somme d’argent. Au lieu de me la payer, il me souscrit un billet. Quand je voudrai payer mon libraire, je pourrai lui donner en paiement ce billet. S’il arrive par hasard que le libraire se fournisse chez le marchand de vins, il n’aura à son tour, pour le payer, qu’à lui remettre ce billet[3].

On peut imaginer encore un procédé infiniment plus simple en théorie et plus aisé à comprendre. Supposons que tous les Français sans exception aient un compte ouvert dans une même maison de banque qui sera chargée d’encaisser, pour chacun de ses clients, toutes leurs recettes qu’elle porte à leur crédit, et de régler pour eux toutes leurs dépenses qu’elle porte à leur débit[4]. Dans une semblable organisation, on pourrait supprimer la monnaie jusqu’au dernier centime. Toutes les fois que je ferais un achat, au lieu de payer mon fournisseur, je me bornerais à dire à la Banque de porter la somme due à mon débit et au crédit du marchand : celui-ci à son tour, toutes les fois qu’il aurait acheté des fournitures quelconques, ferait de même. Si, au lieu de solder des dépenses j’avais à faire un placement, on procéderait de la même façon : la Banque porterait à mon débit la somme représentant la valeur du titre acheté et une valeur égale au crédit de la Compagnie qui l’a émis ou du précédent titulaire qui me l’a vendu. À la fin de l’année, la Banque enverrait à chacun son compte. Il se solderait par une balance, soit en faveur de la Banque, soit en faveur du client. On reporterait ce solde pour l’année suivante, soit au débit du client dans le premier cas, soit à son crédit dans le second cas, et ainsi de suite. Il est clair que dans ce système on pourrait théoriquement régler la totalité des transactions par de simples règlements d’écritures, par des virements de parties, comme l’on dit.

  1. Pour l’intelligence de ce chapitre, il est utile de se reporter au chapitre ci-dessous Du crédit.
  2. Par le fait, la France achetait, ces dernières années, pour 150 millions de marchandises à la Chine et ne lui en vendait que pour quelques millions.
  3. Soit dans une même ville trois personnes que nous appellerons A, B, C. Supposons que A est créancier de B, lequel est créancier pour la même somme de C, lequel à son tour est créancier de A, situation que nous représenterons par le diagramme suivant :


    N’est-il pas évident qu’au lieu de faire faire un circuit complet à la somme d’argent due respectivement par ces trois débiteurs à leurs trois créanciers, il est plus simple de tout régler sans débourser un sou ? Mais n’est-il pas bien invraisemblable, dira-t-on peut-être, que C soit justement créancier de A et se trouve là comme à point nommé pour fermer le cercle ? — Sans doute, mais si C n’est pas créancier de A, il sera peut-être créancier de D, de E, de F, de G, de H, etc., etc., jusqu’à ce que finalement on arrive à quelqu’un qui se trouvera à son tour créancier de A et alors le problème sera résolu. Plus il y aura de personnes qui entreront en jeu et plus évidemment il y aura chance de fermer le cercle.

  4. La caisse d’Épargne postale d’Autriche remplit déjà, sur une petite échelle encore mais qui va rapidement grandissant, ce rôle de Banque de compensation. Les procédés ingénieux qu’elle emploie ont fait objet d’une étude démaillée de M. H. Denis dans les Annales de l’Institut des Sciences sociales de Bruxelles de 1896.
    Cet état de choses tend aussi à se réaliser par des procédés plus indirects en Angleterre.
    Voici comment les choses se passent en pratique. Chaque fois qu’un Anglais a un paiement à faire, à un fournisseur par exemple, il lui remet un chèque, c’est-à-dire une créance sur son banquier. Le fournisseur ne se donne pas la peine d’aller toucher le chèque, mais il le remet à son propre banquier. Il arrive donc que tous les banquiers ; en Angleterre, se trouvent réciproquement créanciers et débiteurs les uns des autres pour des sommes énormes. Leurs correspondants à Londres n’ont qu’à s’entendre et à balancer leurs comptes. C’est justement ce qu’ils font en se réunissant tous les jours dans le Clearing-House (chambre de liquidation) où se règle ainsi par de simples compensations un chiffre de transactions qui s’est élevé, pour ces dernières années à 500 millions fr. en moyenne par jour, soit plus de 160 milliards par an. Le Clearing de New-York liquide des sommes de créances encore plus colossales, environ 240 milliards de francs (c’est que les opérations de Bourse s’y trouvent comprises). Pour régler les différences sur ces énormes opérations, on n’a besoin de recourir à la monnaie métallique que dans des proportions infimes. (Voy. Lombard Street par Bagehot, traduit en français.) La Banque de France fait seulement pour 30 milliards de compensations par an. Le chèque est beaucoup moins répandu en France qu’en Angleterre.
    Lors du paiement de l’indemnité de guerre de la Chine au Japon, en 1896, un à-compte de 8.250.000 liv. sterling (206 millions fr.) a été payé par l’ambassadeur de Chine à l’ambassadeur du Japon en un simple chèque sur la Banque de Londres sans qu’un penny ait été déplacé.