Principes d’économie politique/II-2-IV-q-III

III

S’IL CONVIENT D’ADOPTER LE SYSTÈME MONO-MÉTALLISTE ?

Il semble, d’après les explications qui précèdent, qu’il n’y ait plus lieu d’hésiter. Le système mono-métalliste est infiniment plus simple : il coupe court à toutes les difficultés que nous venons de signaler. Pourquoi ne pas l’adopter ?

C’est justement la thèse que soutient presque toute l’école économique classique ; le mono-métallisme est pour elle, un peu comme le libre-échange, un article de foi.

Tel est le parti qu’ont adopté déjà nombre de pays, l’Angleterre la première (1816) ; puis le Portugal (1854), l’Allemagne (1873), les trois États Scandinaves (1875), la Finlande (1878), la Roumanie (1890), L’Autriche (1892), la Russie (1897), même le Japon et le Pérou (1897).

Toutefois les pays bi-métallistes — en Europe le groupe de l’Union Latine avec la France, l’Italie, la Belgique, la Suisse et la Grèce, — presque tous les États d’Amérique[1], et surtout les États-Unis grands possesseurs de mines d’argent, ne sont pas disposés à abandonner leur système. Au contraire, dans les congrès réitérés qui se sont réunis depuis quelques années, ils se sont efforcés, sans succès d’ailleurs, de rallier au système bi-métalliste les États qui s’en étaient détachés. Et même on peut constater depuis quelques années parmi les agriculteurs, au point de vue pratique, et parmi les économistes, au point de vue théorique, un retour très accentué dans le sens bi-métalliste.

C’est qu’en effet l’adoption du système mono-métalliste ne paraît ni sans inconvénients ni même sans dangers, tant pour le présent que pour l’avenir :

1o  Le premier inconvénient, c’est que l’adoption de l’étalon d’or entraîne la démonétisation de l’argent : car si on enlève à la pièce de 5 francs le caractère de monnaie légale, il faut aussi la retirer, au moins en partie, de la circulation. Or, on estime qu’il y a en France près de 3 milliards de fr. en écus qui, vendus au poids d’argent, vaudraient à peine 1.400 millions. Les frais de cette opération s’élèveraient donc à plus d’un milliard et demi et probablement beaucoup plus encore, car il est évident qu’une semblable mesure aurait pour effet de précipiter encore plus bas la chute du métal argent[2].

2o  Un second inconvénient, c’est que si tous les pays choisissent l’or pour étalon, il est à craindre que le métal or, en devenant à la fois plus rare et plus demandé, n’augmente trop de valeur. Il ne faut pas oublier que la moitié environ de la production est absorbée par les emplois industriels.

Qu’importe, dira-t-on peut-être ? la seule conséquence c’est qu’avec une pièce de 20 fr. d’or on pourra se procurer deux, fois plus de marchandises qu’autrefois : où est le mal ? — Le mal est justement dans la baisse générale des prix que suppose une telle hypothèse et dans les conséquences nombreuses et fâcheuses qui tiennent à une augmentation de valeur de la monnaie et que nous avons déjà exposées (Comp. ci-dessus, p. 103). Déjà beaucoup d’économistes pensent que la dépression des prix dont se plaignent depuis vingt ans tous les producteurs n’a d’autre cause que « l’appréciation » de l’or, comme disent les Anglais, c’est-à-dire sa hausse de valeur provoquée par sa rareté, et ils en concluent que la généralisation du système mono-métalliste aggraverait singulièrement cette rareté et, par voie de conséquence, la crise elle-même[3].

Les agriculteurs, qui souffrent surtout de cette dépréciation des prix, sont très portés, en France et aux États-Unis, à l’attribuer à la rareté et au renchérissement de l’or et ils se flattent que le retour au bi-métallisme, c’est-à-dire la frappe libre et illimitée de l’argent, aurait pour résultat un relèvement des prix. C’est l’argument qui a été surtout mis en avant dans les dernières élections présidentielles aux États-Unis (1896) où la question bi-métalliste a servi de plate-forme aux deux candidats, MM. Mac-Kinley et Bryan[4].

3o  Le troisième inconvénient enfin et le plus grave, à notre avis, c’est que les variations de prix sont beaucoup plus à redouter avec un seul étalon des valeurs qu’avec deux.

Nous savons que toute variation dans la valeur de la monnaie a pour conséquence immédiate une variation inverse dans les prix (Voy. ci-dessus, p. 89) : or quand il n’y a qu’une seule monnaie, il est à craindre que ces variations ne soient fréquentes et brusques, qu’elles ne détraquent tout l’organisme commercial et ne provoquent des crises incessantes.

Quand on emploie au contraire, pour mesurer les valeurs, deux monnaies, alors il s’établit entre elles une sorte de compensation très favorable à la stabilité des prix et par suite aussi à la prospérité du commerce, car dans les affaires c’est surtout la stabilité qui est à considérer. L’explication de ce phénomène de compensation est un peu délicate, mais il est facile cependant de s’en faire une idée.

Il suffit de se rappeler que la principale cause de la supériorité des métaux précieux, en tant que mesure des valeurs, tient à ce fait que les variations de quantité sont peu de chose relativement à la masse existante (Voy. ci-dessus, p. 85). Mais cette condition est d’autant mieux remplie que le stock métallique est plus considérable et qu’il s’alimente à des sources différentes. Composé de deux métaux, il formera d’abord une masse double, et, de plus, comme il est peu probable que les causes qui amènent un surcroît de production de l’un ou de l’autre des deux métaux coïncident, les variations seront moins sensibles ; c’est ainsi que les crues d’un fleuve sont d’autant moins soudaines et moins à redouter que ses affluents sont plus nombreux et qu’ils prennent leur source dans des régions plus éloignées et plus différentes par leurs caractères géologiques ou climatériques. Les crues de la Seine, dont les affluents sont nombreux et ont la forme rayonnante, sont inoffensives, tandis que celles de la Loire ou de la Garonne dont les grands affluents prennent tous leur source dans la même région, sont désastreuses. À ce point de vue, il est préférable que notre réservoir métallique soit alimenté par deux affluents d’origines différentes, par l’or et l’argent plutôt que par un seul, et s’il y en avait trois ou quatre, ce serait encore mieux, en sorte que théoriquement le poly-métallisme vaudrait encore mieux que le bi-métallisme[5] ! En fait, s’il n’y avait eu que le métal or, la découverte des mines d’or de Californie et d’Australie aurait causé la plus profonde perturbation par une hausse démesurée des prix. Leur épuisement en causerait une autre encore plus redoutable. Il importe assez peu que dans le monde les prix soient hauts ou bas, mais ce qui importe beaucoup c’est qu’on ne voit pas brusquement les bas prix succéder à de hauts prix, et vice versa.

Et il est à désirer aussi que la valeur du numéraire tende d’une façon générale à la baisse plutôt qu’à la hausse, car cette baisse continue et progressive dans la puissance de l’argent agit dans un sens égalitaire, aiguillonne les rentiers, soulage les débiteurs et tend à diminuer la supériorité des possesseurs d’argent sur ceux qui n’en ont pas. Mais, avec un seul métal, l’or, il pourrait arriver que la valeur du numéraire tendit au contraire vers la hausse[6].

On comprend donc fort bien que les pays bi-métallistes hésitent à adopter le mono-métallisme : si faible que soit le fil qui les rattache encore au bi-métallisme, il peut leur en coûter cher de le couper.

Mais on comprend mieux encore que les pays mono-métallistes ne se soucient pas de renoncer à la situation privilégiée que leur confère l’étalon d’or — et que même les pays à bimétallisme restreint, comme la France, l’Union Latine, et les États-Unis, n’osent pas revenir au bi-métallisme pur, c’est-à-dire à la frappe libre de l’argent. S’ils prenaient ce parti à eux seuls, ce serait une témérité presque criminelle, car elle aurait pour résultat immédiat de nous dépouiller à bref délai de toute notre monnaie d’or en vertu des lois économiques inéluctables que nous avons expliquées (Voy. ci-dessus, pp. 238-47). S’ils pouvaient déterminer les pays mono-métallistes à se joindre à eux, le danger serait, croyons-nous, conjuré, mais ceci suppose la possibilité d’une entente internationale, question que nous renvoyons au chapitre suivant.

Pour le moment, on garde donc le statu quo et cette politique nous paraît la plus sage. Ce n’est pas un grand mal et c’est même un bien qu’il y ait à la fois de par le monde des pays mono-métallistes or, des pays mono-métallistes argent (comme la Chine et les Indes), et des pays bi-métallistes qui servent précisément de lien entre les deux groupes. Sans doute ceux-ci se trouvent dans une situation un peu plus difficile : ils ont toujours à défendre celle de leurs deux monnaies qui se trouve en hausse, mais ils peuvent y parvenir dans une certaine mesure. Pour le moment, ils se sentent suffisamment protégés par la loi qui interdit la frappe de la monnaie d’argent — et, en effet, depuis qu’elle fonctionne, on ne voit pas que la quantité d’or existant en France ait diminué dans des proportions inquiétantes — et ils attendent pour se décider une occasion propice. D’ailleurs, quand bien même ils devraient céder à l’étranger une partie de la monnaie qui est en hausse, comme ils ne la leur céderont pas gratis, mais en leur faisant payer la prime, ce sera là en fin de compte une opération commerciale tout comme une autre et le mal ne sera pas bien grand. De plus, nous pouvons espérer que le mal passera comme il est venu, c’est-à-dire que l’équilibre se rétablira entre les deux métaux : — soit par un relèvement de la valeur de l’argent, si par exemple la Chine et l’Afrique s’ouvrent dans leurs profondeurs au commerce de l’Europe et des États-Unis ; — soit par une dépréciation de l’or si la production de ce métal vient à augmenter sensiblement — et ces deux éventualités paraissent l’une et l’autre en voie de réalisation[7].

  1. Les États-Unis n’ont pas adopté le même rapport que l’Union Latine entre la valeur des deux métaux entre leur dollar or et leur dollar-argent, le rapport est de 1/16. Les États-Unis seraient depuis longtemps convertis au mono-métallisme, comme l’Angleterre, sans la nécessité de réserver un débouché à leurs abondantes mines d’argent et sans l’influence des richissimes propriétaires (silvermen) qui y sont intéressés. C’est pour cette raison qu’en vertu de lois qui ont causé une grande agitation, ont servi plusieurs fois de plate-forme électorale et n’ont été abrogées qu’après une vive résistance, le gouvernement était tenu de faire frapper un certain nombre de millions de dollars d’argent chaque mois.
  2. On dira peut-être que l’État n’aurait qu’à laisser la perte pour compte aux porteurs des écus de 5 francs ? — D’abord ce serait un procédé peu honorable de la part de l’État qui a garanti la valeur de ces pièces par le fait qu’il a inscrit cette valeur sur la pièce elle-même ; et en tous cas ce serait la ruine de la Banque de France, car elle a dans son encaisse plus de 1.200 millions d’argent, sur lesquels elle se trouverait perdre plus de 660 millions, c’est-à-dire plus de trois fois le montant de son capital.
  3. Les bi-métallistes prétendent même, ce qui paraît un peu paradoxal, que l’on a tort de dire que l’argent a baissé de valeur : qu’en réalité, il n’aurait baissé ni plus ni moins que les autres marchandises qui ont toutes baissé de valeur depuis vingt ans, de 30 % environ. Et si toutes ont baissé (argent compris) c’est uniquement une baisse factice due à la raréfaction de l’or — en sorte que finalement c’est l’or qui serait le seul coupable dans cette affaire tandis qu’on fait à tort de ce pauvre argent le bouc émissaire !
  4. En France les agriculteurs sont aussi très émus par la crainte que la dépréciation de l’argent ne confère aux pays qui n’emploient que cette monnaie, les Indes, par exemple, la Chine, les républiques de l’ Amérique du Sud, une supériorité redoutable dans le commerce extérieur et ne rende leur concurrence beaucoup plus dangereuse. Cette thèse, qui paraît à première vue très extraordinaire, ne pourra être comprise que quand nous parlerons du change.
  5. Au reste la nature ne nous a pas refusé ces métaux précieux. Il y en a de beaucoup plus rares et plus précieux que l’or, depuis le palladium qui vaut 5.000 francs le kil. jusqu’au vanadium qui vaut 123.000 francs le kil. ! Peut-être un jour les emploiera-t-on avec ou à la place de l’or.
  6. Voy. le chapitre : Si le numéraire est destiné à baisser indéfiniment de valeur, p. 99.
  7. Depuis une dizaine d’années la production de l’or a plus que doublé, grâce surtout à l’exploitation des mines du Transvaal. La production annuelle qui était tombée au-dessous de 500 millions en 1883 s’est relevée en 1896 à 1100 millions. C’est-à-dire exactement autant que la valeur de la production annuelle de l’argent (valeur marchande, non valeur légale) qui a été aussi de 1100 millions. Et la production des mines d’or de Sibérie va probablement augmenter considérablement par suite de l’ouverture de la grande voie ferrée Transibérienne. On annonce la découverte de nouveaux et plus riches gisements aurifères dans l’Alaska.