Principes d’économie politique/II-2-I

DEUXIÈME PARTIE

LES MODES DE LA PRODUCTION


I

LES FORMES SUCCESSIVES DE L’ORGANISATION INDUSTRIELLE.

L’école historique a eu, entr’autres mérites, celui de découvrir et de dégager les types successifs de l’évolution industrielle[1].

On s’accorde généralement à en reconnaître cinq :

1° Industrie de famille. C’est celle qui règne non seulement dans les sociétés primitives mais même dans celles de l’antiquité et se prolonge jusque dans la première période du Moyen âge. Les hommes sont divisés par petits groupes autonomes au point de vue économique, en ce sens qu’ils se suffisent à eux-mêmes, ne consommant guère que ce qu’ils ont produit et ne produisant guère que ce qu’ils doivent consommer. L’échange et la division du travail n’existent qu’à l’état embryonnaire (Voir ci-après, l’Historique de la division du travail et Historique de l’échange).

Chaque groupe est constitué par une famille toutefois, il faut prendre ce mot dans un sens beaucoup plus large que de nos jours. Non seulement ta famille sous la forme patriarcale est beaucoup plus nombreuse que de nos jours, mais encore elle se grossit artificiellement d’Éléments étrangers — esclaves, plus tard serfs — qui lui sont incorporés. Les esclaves à Rome étaient désignés juridiquement par le terme familia. La villa du riche propriétaire Romain avec son armée d’esclaves faisant tous les métiers, la seigneurie du baron du Moyen âge avec ses serfs, appartiennent à cette même période économique ;

2° Industrie corporative[2]. Celle-ci apparaît au Moyen âge et est caractérisée par un fait très important, la séparation des métiers. Le travailleur, du moins dans les villes, est autonome il produit en général avec des matières premières et des outils qui lui appartiennent ; il est devenu ce qu’on appelle un artisan. Toutefois, il ne travaille encore d’ordinaire que sur commande, ou du moins il ne produit que pour le petit marché de la ville où il habite et qu’il se réserve avec un soin jaloux. Il est associé, par une sorte d’association d’aide et de défense mutuelle, avec les ouvriers du même métier que le sien et forme avec eux ces corporations, qui ont joué un rôle si important dans l’histoire économique et même politique du Moyen âge ;

Manufacture à domicile (qu’il faut se garder de confondre avec l’industrie de famille)[3]. Les ouvriers des corporations perdent peu à peu leur indépendance au lieu de produire directement pour le compte de leurs clients ou du public, ils produisent désormais pour le compte d’un gros marchand. Ils travaillent chez eux et conservent quelquefois (pas toujours) la propriété de leurs outils et de la matière première, mais en tous cas la propriété du produit manufacturé ne leur appartient plus. C’est le marchand qui se charge de la vente. Et comment cet intermédiaire s’est-il glissé entre eux et le public ? Parce que le petit marché urbain a été détruit et remplacé par le marché national et que les ouvriers des corporations étaient trop pauvres et trop faibles et produisaient trop chèrement pour commander ce grand marché ;

Manufacture agglomérée ou fabrique. L’intermédiaire, l’entrepreneur, réunit ses travailleurs dispersés dans un même local. Il y trouve divers avantages, notamment celui de pouvoir établir une division du travail savante qui multiplie la puissance productive tout en abaissant les frais de production (Voy. ci-après, De la division du travail). Dès lors, l’ouvrier ne possède plus la matière première, ni les instruments, il ne travaille plus chez lui, il est devenu le salarié et l’intermédiaire qui possède tout cela est devenu le patron. Mais la puissance productive a pris déjà un grand essor. C’est vers de XVIe siècle que cette transformation commence à s’accomplir. Ce n’est pas sans lutte que l’organisation plus perfectionnée de l’industrie manufacturière a éliminé l’industrie corporative et a pu conquérir le marché qui lui était fermé par les règlements des corporations. En France, il n’a fallu rien moins que l’intervention de l’État qui a créé — sous Sully et sous Colbert notamment — des manufactures avec privilèges spéciaux, dont quelques-unes mêmes (les tapis des Gobelins, etc.) sont restées encore aujourd’hui manufactures d’État. En Angleterre, l’exportation pour l’étranger et les colonies a suffi pour permettre aux manufactures nouvelles de briser les cadres de l’organisation corporative ;

5° Industrie mécanique ou usine[4]. C’est elle qui caractérise notre époque. Elle a commencé avec l’application de à l’industrie et aux transports. Elle a porté au maximum la puissance de production, mais n’a fait guère cependant que développer la plupart des caractères de la période précédente[5] : agglomération sur un même lieu de masses ouvrières de plus en plus considérables, travail de nuit, réglementation militaire, emploi des femmes et des enfants — et comme naturellement elle exige des capitaux de plus en plus considérables, elle consacre ce que les socialistes appellent le régime « capitalistique ». Elle a aussi ses défauts qui servent de thème trop souvent justifié aux accusations contre le régime actuel : accidents, chômage chronique, surproduction et crises, création en haut de fortunes colossales, en bas d’un prolétariat famélique contraint souvent à se vendre pour un morceau de pain — et entre les deux, d’une catégorie spéciale de propriétaires qui s’appellent des actionnaires et qu’il n’est pas facile de distinguer à première vue de simples parasites. Tous ces traits, du reste, seront expliqués plus clairement dans les chapitres suivants.

Ce serait une erreur de croire que chacune de ces formes a éliminé définitivement la forme antérieure : elle a pris la prépondérance, voilà tout, mais même de nos jours, bien que l’usine soit le mode caractéristique de l’industrie, on peut trouver quelques restes encore d’industrie de famille dans ces maisons de paysans où la femme file le lin qui servira à faire le linge de la maison ; et si, dans les villes, le régime corporatif a disparu parce qu’il a été violemment supprimé par la loi, on y trouve toujours un grand nombre d’artisans se livrant à des métiers divers et travaillant pour le compte de leurs clients comme au Moyen âge[6]. Il va sans dire aussi qu’on trouve encore des manufactures, mais c’est surtout la manufacture, « à domicile qui a survécu et, chose curieuse, qui tend à reprendre même une nouvelle vie. Dans les grandes villes telles que Londres, certaines grandes industries, notamment celle des tailleurs, s’exécutent presqu’exclusivement sous cette forme. Il est probable que cette curieuse reviviscence a pour cause l’intervention toute récente du législateur dans l’organisation du travail. Comme les nouvelles réglementations législatives ne s’appliquent qu’aux fabriques, beaucoup d’industriels trouvent plus commode de leur échapper en faisant travailler à domicile[7].

On serait tenté de croire que c’est là un bien et que l’ouvrier doit être plus heureux et plus libre en travaillant chez lui, à ses heures, en famille, que dans une caserne industrielle. L’expérience cependant prouve qu’il n’en est pas ainsi et que c’est au contraire par ce mode de production que s’accomplit la pire exploitation, celle qu’on désigne par le terme devenu classique de sweating-system (le système sudorifique). Il suffit de réfléchir à ceci que dans cette forme d’organisation industrielle, non seulement l’ouvrier est privé, comme nous venons de le dire, de la protection des lois sur les heures de travail, sur l’emploi des femmes et des enfants, sur les mesures d’hygiène, etc. mais encore qu’il est livré sans défenses aux intermédiaires qui s’interposent entre lui et le grand fabricant et sucent le peu de bénéfice qu’il pourrait tirer de son travail et enfin qu’il est beaucoup plus exposé au chômage et aux mortes saisons, car le propriétaire d’une fabrique ne peut sans grand dommage fermer son usine et préfère encore faire travailler à perte pour ne pas laisser oisif son énorme capital, tandis que le patron qui fait travailler à domicile n’a pas ce souci.


Chacun des stades de production est caractérisé par un progrès spécial au point de vue de l’organisation du travail.

L’industrie de famille, dans le sens large que nous avons donné à ce mot, met en lumière la vertu de l’association au point de vue économique.

L’industrie corporative conserve et intensifie ce premier progrès, puisqu’elle remplace l’association naturelle (famille naturelle) ou coercitive (esclavage et servage) par une association plus libre, quoique encore obligatoire (la corporation). Mais elle y ajoute un progrès nouveau et très important, la division du travail sous la forme de séparation des métiers.

L’industrie manufacturière, d’abord à domicile, puis dans le même atelier, pousse au maximum la division du travail, mais elle aussi est caractérisée par un progrès nouveau qui en est la cause finale, l’échange. C’est en effet l’ouverture de nouveaux marchés et de nouveaux moyens de transport qui a déterminé l’avènement de cette forme de production.

L’industrie mécanique à son tour pousse au maximum l’échange, puisqu’elle vit du marché international et va chercher ses débouchés aux extrémités du monde, mais l’échange ordinaire ne lui suffit plus : il lui faut, pour se développer, un mode plus hardi qui comme la vapeur supprime l’espace et le temps, c’est le crédit.

Ce sont là les quatre modes de production sociale jusqu’à présent on n’en a pas découvert d’autres ― qui formeront la division naturelle de ce livre.

Il y a d’ailleurs entr’eux un lien évolutif. La division du travail, comme nous le verrons, n’est qu’une forme plus complexe de l’association. L’échange à son tour ne peut se concevoir sans la division du travail. Et enfin le crédit n’est qu’une sorte d’échange, à terme au lieu d’être au comptant.

    Économie politique de 1893-1894, et celui de M. Schwiedland, Essai sur la fabrique collective (même Revue, 1893, p. 877). qui montre comment et dans quelles conditions, l’usine tend à revenir à la forme de manufacture à domicile.

  1. En France, Le Play, en Allemagne, Roscher et plus récemment MM. Schmoller et Bücher. Voyez dans la Revue d’Économie politique (1892 et 1894) les article de MM. Bücher et Schwiedland sur ce sujet, et dans la Revue collectiviste le Devenir social, les critiques de M. Kovalewsky.
  2. Entre les deux premières phases, l’école demande, en particulier MM. Schmoller et Bücher, en ont introduit une autre (qui porte alors dans leur classification le n° 2), et qu’ils appellent celle du travail loué, celle où l’ouvrier qui n’était encore qu’à demi indépendant, allait travailler avec les matériaux que lui fournissait le client, et souvent dans la maison du client comme il arrive encore quelquefois aujourd’hui pour les petits artisans ambulants dans les campagnes qui réparent les paniers, les chaudrons, etc.
    Bien que ce régime paraisse avoir subsisté plusieurs siècles en Allemagne avant l’établissement du régime corporatif, et qu’il soit fort intéressant en tant que forme de transition, il ne nous semble pas avoir jamais été assez prédominant pour constituer une phase spéciale, et la classification de Le Play nous paraît préférable.
  3. Le Play, qui a le premier signalé l’importance de cette forme industrielle, l’a baptisée du nom de fabrique collective. Ce nom ne nous paraît pas heureux, car il suggère précisément l’idée contraire à celle qu’il veut exprimer, celle du groupement des ouvriers dans un même local. Ce qui au contraire caractérise cette phase industrielle, c’est un nombre plus ou moins considérable d’ouvriers travaillant pour un même patron, mais chacun chez soi. Il nous semble que l’expression de « manufacture à domicile » l’exprime plus clairement.
  4. Le véritable nom, comme le propose M. Vandervelde, devrait être La machinofacture.
  5. Aussi les économistes allemands qui ont créé cette classification se refusent-ils à en faire un type morphologique spécial et le traitent comme un simple développement de la forme précédente, c’est-à-dire de la fabrique (ils en comptent tout de même 5, puisqu’ils comptent la phase du travail loué). Il nous semble pourtant que l’application en grand des forces naturelles à l’industrie est un fait assez important pour justifier une étiquette distincte.
  6. Voy. deux articles de Miss Potter (Mme  Webb) dans la Revue d’
  7. On cherche cependant à faire rentrer cette forme d’industrie sous le régime des lois protectrices du travail. Voy. les nombreux rapports présentés à ce sujet au Congrès de Bruxelles de septembre 1897, et notamment celui de M. Schwiedland dans la Revue d’Economie politique de 1897.