Principes d’économie politique/II-1-I-II

II

DE QUELLE FAÇON LE TRAVAIL PRODUIT.

Il faut distinguer trois aspects du travail :

1° Travail manuel. À voir la variété infinie des produits sortis des doigts de fée de l’industrie humaine, on s’imagine que le travail doit être une puissance infiniment variée dans ses procédés et dont la complexité défie toute analyse. Il n’en est rien. Il n’y a rien de plus dans le travail qu’une force musculaire dirigée par une intelligence ; il ne saurait donc produire d’autres effets que ceux d’une force motrice quelconque, et encore d’une force motrice très faible, à savoir un mouvement, un déplacement.

Ce déplacement peut consister soit dans un changement de lieu de l’objet lui-même, soit dans un changement de place de ses parties constitutives. Dans ce dernier cas, nous disons bien que l’objet a subi une transformation, mais toute transformation se réduit en somme à un déplacement. Les formes exquises que revêt l’argile sous ta main du potier ou du statuaire, les dessins riches et compliqués que suit la dentelle sous les doigts de la dentellière, ne sont que les effets produits par les déplacements des molécules de l’argile ou des fils du tissu. Tout ce que peut faire le travail de l’homme, c’est remuer, séparer, réunir, intervertir, superposer, arranger, rien que des mouvements. Prenez par exemple la production du pain passez en revue les divers actes de cette production, labourer, semer, moissonner, vanner, moudre, bluter, pétrir, enfourner, et vous verrez que tous ne représentent que certains déplacements imprimés à la matière. L’homme ne saurait avoir d’autre rôle dans l’œuvre de la production. Là se borne son pouvoir. Toutes les transformations intimes qui s’opèrent dans la constitution des corps, qui modifient leurs propriétés physiques ou chimiques et concourent par là à la production, l’évolution mystérieuse qui avec un germe fait une plante, la fermentation qui avec un jus sucré fait de l’alcool, la combinaison chimique qui avec du fer et du charbon fait de l’acier, ne sont pas son fait l’homme s’est borné à disposer les matériaux dans l’ordre voulu, le blé dans la terre, la vendange dans la cuve, le minerai dans le haut-fourneau ― c’est la nature qui a fait le reste.

En voyant combien faible est cette force motrice[1] et combien limité est son mode d’action, on s’étonnera plus encore qu’elle suffise à transformer le monde !

2° Tout travail matériel proprement dit doit être précédé d’un travail purement intellectuel qui s’appelle l’invention.

C’est grâce à la découverte et l’invention que le patrimoine de l’humanité s’agrandit tous les jours de quelque nouvelle conquête. Tantôt avec cette argile qui fait la boue de nos rues, l’industrie fabrique ce métal étincelant, solide et léger à la fois, qui s’appelle l’aluminium, et tantôt elle convertit les résidus infects de la houille en parfums ou en couleurs plus splendides que la pourpre de Tyr. Toutefois, bien courte encore est la liste des choses dont nous savons user relativement au nombre immense de celles dont nous ne faisons rien. Sur les 140.000 espèces connues du règne végétal, la culture n’en utilise pas 300 ; sur les centaines de mille espèces que compte le règne animal, il en est à peine 200 dont nous avons su tirer parti[2] et dans les corps inorganiques, la proportion n’est guère plus favorable. Mais le catalogue de nos richesses s’allonge chaque jour, et il y a tout lieu de penser que si notre science était parfaite, il n’y aurait pas dans ce vaste monde un seul brin d’herbe, pas un grain de sable dans lequel nous n’eussions su découvrir une utilité quelconque.

Il ne faut pas entendre par le mot invention, comme on pourrait le croire, seulement ridée rare qui jaillit du cerveau d’un homme de génie le travail d’invention se mêle au contraire intimement à tout acte de production, même le plus humble. Il n’est dans les métiers aucun mouvement des bras ou des doigts de l’ouvrier qui n’ait dû être d’abord inventé par quelqu’un[3].

Il est à remarquer que toute invention, une fois faite, a ce privilège de pouvoir servir à un nombre indéfini d’actes de production ou, pour mieux dire, de reproduction. C’est même ce qui rend si difficile pour le législateur de régler et de protéger le droit de propriété de l’inventeur.

3° Enfin, tout travail aussi, quand il ne s’exerce pas à l’état isolé mais sous une forme collective, exige une certaine direction : or, la direction constitue elle-même un mode de travail très efficace et dont l’importance va grandissant à mesure que la production dans nos sociétés modernes tend à prendre de plus grandes proportions.

    celle des animaux. Elle est de 1/7 de celle du cheval par exemple, quoique le cheval ne soit ni 7 fois plus lourd, ni surtout 7 fois plus grand. Toutefois il faut dire que si l’homme a moins de vigueur musculaire que tes animaux, il a en général plus de dextérité et il la doit surtout (comme le nom l’indique assez, dextera, droite) à ce merveilleux organe qui s’appelle la main.

  1. Cette force de l’homme est relativement faible, si on la compare à
  2. De Candolle, Origine des plantes cultivées, page 366.
  3. D’après M. Tarde (Logique sociale), l’invention n’est pas une