Principes d’économie politique/I-III-IV

IV

SI LE NUMÉRAIRE OCCUPE UN RANG HORS PAIR PARMI LES RICHESSES ?

Si l’on consulte l’opinion courante, la réponse a cette question ne sera pas douteuse. De tout temps, en tout lieu, sauf chez les sauvages, le numéraire a tenu une place hors rang dans les préoccupations et dans les désirs des hommes. Ils l’ont considéré, sinon comme la seule richesse, du moins comme la plus importante de beaucoup, et à vrai dire, ils semblent n’estimer toute autre richesse qu’en raison de la quantité de numéraire qu’elle représente et qu’elle permet d’acquérir. Être riche c’est avoir, soit de l’argent, soit les moyens de s’en procurer.

Il serait curieux de suivre à travers l’histoire les manifestations diverses de cette idée qui confond l’or avec la richesse, — dans les tentatives des alchimistes du Moyen âge pour changer en or les métaux et réaliser ainsi ce qu’ils appelaient « le Grand Œuvre » entendant par là bien moins une découverte chimique qu’une révolution économique ; — dans l’enthousiasme qui saisit le vieux monde à l’arrivée des premiers galions d’Amérique et lui persuada qu’il allait trouver dans ce pays d’Eldorado la fin de toutes les misères ; — dans les efforts des gouvernements pour établir ce système ingénieux, dit « mercantile », qui devait avoir pour résultat de faire affluer le numéraire dans les pays qui n’en possédaient pas et de l’empêcher de sortir de ceux qui en étaient pourvus ; — et à cette heure encore dans les préoccupations avec lesquelles homme d’État et financiers surveillent de l’œil les entrées et sorties du numéraire, causées par les variations des exportations et des importations.

Mais si on s’adresse aux économistes, la réponse sera bien différente. On peut dire que c’est par une protestation contre cette idée qu’elle qualifie de préjugé[1] que l’économie politique a révélé pour la première fois son existence. Elle venait à peine de naître et balbutiait encore avec Boisguillebert (1697) que déjà par sa bouche elle affirmait : « qu’il est très certain que l’argent n’est point un bien de lui-même et que la quantité ne fait rien pour l’opulence d’un pays ». Et depuis lui, il n’est pas d’économiste qui n’ait traité le numéraire avec un parfait dédain et n’ait affirmé que ce n’est qu’une marchandise comme toutes les autres, et même bien inférieure à toute autre, car par elle-même elle est incapable de satisfaire directement aucun besoin ou de nous procurer aucune jouissance, et c’est en conséquence la seule dont on puisse dire que son abondance ou sa rareté sont choses également indifférentes. S’il y a peu de pièces de monnaie dans un pays, chacune aura un pouvoir d’acquisition plus considérable ; s’il y en a beaucoup, chacune aura un pouvoir d’acquisition moindre (Voy. ci-dessus, p. 89). Que nous importe !

Ces deux opinions, si contradictoires qu’elles paraissent, se concilient très bien. Le public a raison au point de vue individuel, le seul qui l’intéresse ; les économistes ont raison en faisant abstraction des individus. Voici l’explication :

Toute pièce de monnaie doit être considérée comme un bon portant sur l’ensemble des richesses existantes et donnant droit au porteur de se faire délivrer une portion quelconque de ces richesses à son choix, jusqu’à concurrence de la valeur indiquée sur sa pièce[2].

Il est clair que l’intérêt de chacun de nous c’est d’avoir le plus grand nombre possible de ces « bons » et que plus nous en aurons, plus nous serons riches. Sans doute nous savons bien que par eux-mêmes ces bons ne peuvent ni nous rassasier ni nous désaltérer : nous ne sommes pas si stupides, et longtemps avant que les économistes eussent découvert cette vérité, la légende antique nous l’avait enseignée en nous dépeignant le roi Midas mourant de faim au milieu des richesses que sa sottise avait transformées en or. Mais nous estimons néanmoins qu’il est infiniment plus commode d’avoir ces bons que n’importe quelle autre richesse, et nous avons parfaitement raison de penser ainsi. En effet, étant donnée l’organisation de nos sociétés, nous savons que toute personne qui désire se procurer un objet qu’elle n’a pas produit directement (et c’est le cas de l’immense majorité) ne peut se le procurer que par une double opération qui consiste : 1° à échanger les produits de son travail ou son travail lui-même contre du numéraire, ce qui s’appelle vendre ; 2° échanger ce numéraire contre les objets qu’elle désire, ce qui s’appelle acheter. Or, de ces deux opérations, la seconde, l’achat, est très aisée avec de l’argent, il est toujours facile de se procurer ce que l’on veut. La première opération, la vente, est au contraire beaucoup plus difficile, avec un objet, même de grande valeur il n’est pas toujours aisé de se procurer de l’argent. Le possesseur de numéraire se trouve donc dans une position bien plus avantageuse que le possesseur d’une marchandise quelconque car le premier, pour arriver à la satisfaction de ses besoins, n’a qu’une seule étape à franchir et très aisée, tandis que le second en a deux et dont l’une est souvent très malaisée. Comme on l’a donc fort bien dit, une richesse quelconque ne permet de satisfaire qu’un besoin spécial et déterminé, au lieu que le numéraire permet de satisfaire un besoin quelconque à notre choix. Le possesseur d’une marchandise même très utile peut ne savoir qu’en faire. Le possesseur de monnaie n’est pas en peine : il trouvera toujours preneur, et si par hasard il ne trouvait pas à l’employer, il aurait du moins la ressource de la garder indéfiniment pour une meilleure occasion, ce qui n’est pas toujours possible pour toute autre marchandise[3].

Mais si au lieu de considérer la situation d’un individu, nous considérons l’ensemble des individus constituant une société, le point de vue change et la thèse des économistes, en vertu de laquelle le plus ou moins de numéraire est chose indifférente, devient plus exacte. Peu importe, en effet, de voir décuplée la quantité de numéraire que je puis avoir en ma possession, si pour tous les autres membres de la société il en est de même. Dans cette hypothèse, en effet, je ne serai pas plus riche, car la richesse est chose purement relative, et je ne pourrai même pas me procurer une plus grande somme de satisfactions que par le passé, puisque la somme totale de richesses sur laquelle portent ces « bons » ne se trouvant pas accrue, chaque bon désormais ne donnera droit qu’à une part dix fois moindre : — en d’autres termes, chaque pièce de numéraire aura un pouvoir d’acquisition dix fois moindre, ou en d’autres termes encore, tous les prix se trouveront décuplés — et ma situation restera la même.

Et pourtant dans leurs rapports les uns vis-à-vis des autres, les pays ont intérêt, tout comme les individus dans leurs rapports entre eux, à être bien pourvus de numéraire. Si la quantité de numéraire existant en France venait à décupler, cela ne changerait rien sans doute à la situation respective des Français les uns vis-à-vis des autres (en supposant que l’augmentation fût proportionnelle pour tous), mais cela changerait fort la situation de la France vis-à-vis des pays étrangers, et les économistes ont eu quelquefois le tort, dans leur lutte contre le système mercantile, de sembler nier un fait aussi évident. Il est bien vrai que, en raison même de leur abondance, les pièces de monnaie se trouveraient dépréciées en France, mais elles ne le seraient point ailleurs : elles conserveraient intact leur pouvoir d’acquisition sur les marchés étrangers et là, par conséquent, la France pourrait se procurer un accroissement de satisfactions proportionnel à l’accroissement de son numéraire.

La thèse des économistes que le plus ou moins d’abondance de numéraire est chose indifférente, ne devient donc absolument vraie que du moment où l’on embrasse par la pensée non plus seulement certains individus, ni même certains pays, mais le genre humain dans son ensemble. Alors il devient parfaitement exact d’affirmer que la découverte de mines d’or cent fois plus abondantes que celles qui existent à ce jour ne serait d’aucun avantage pour les hommes ce serait même un événement plutôt désagréable, car l’or en ce cas ne valant pas plus que le cuivre, nous serions obligés de surcharger nos poches d’une monnaie aussi encombrante que celle que Lycurgue voulut imposer aux Lacédémoniens[4].


  1. M. Novicow, dans son livre Les gaspillages des sociétés modernes, l’appelle « l’illusion crysohédonique » (du grec χρυσός or, et ἡδονή jouissance).
  2. Un bon qui présente cette supériorité sur les titres de crédit de porter son gage avec lui ; il est garanti en effet, du moins en partie, par la valeur du métal que contient la pièce. « Si vous savez lire avec les yeux de l’esprit les inscriptions dont un écu est chargé, vous déchiffrerez distinctement ces mots : Rendez au porteur un service équivalent à celui qu’il a rendu à la Société, valeur constatée, prouvée et mesurée par celle qui est en moi-même » (Bastiat, Maudit argent). Faisons toutefois certaines réserves sur le postulat optimiste que toute pièce de monnaie représenterait un service rendu.
  3. Le numéraire, en dehors de cette qualité d’être le seul instrument d’acquisition direct, en possède une autre fort importante : il est le seul instrument de libération. Il n’est aucune autre richesse qui jouisse de cette vertu singulière, car la loi, comme l’usage, ne reconnaît d’autre mode de libération que la monnaie. Il n’est personne, dans le monde commercial ou industriel, qui ne soit toujours débiteur de sommes plus ou moins considérables. Or, vainement le commerçant ou le fabricant posséderait-il en magasin des marchandises pour une valeur supérieure au montant de ses dettes (et il arrive en effet plus d’une fois que dans une faillite l’actif se trouve, tout compte fait, supérieur au passif) — s’il n’a pas au moment voulu, pour faire honneur à sa signature, cette richesse spéciale qui s’appelle des espèces monnayées, il est déclaré en faillite. Est-il donc surprenant qu’on attache une importance si grande à une marchandise de la possession de laquelle peut dépendre à tout instant notre crédit et notre honneur ?
  4. Adam Smith avait dit : « Les mines les plus abondantes de métaux précieux n’ajouteraient rien à la richesse du globe, un produit qui fonde sa principale valeur sur sa rareté étant nécessairement déprécié lorsqu’il abonde ». (Voy. ci-dessus, p. 89, note 2 sur la théorie quantitative).