Principes d’économie politique/I-II-VI

VI

LE PHÉNOMÈNE DE LA RENTE.

Nous venons de dire que, sous la pression de la concurrence, la valeur des produits et le coût de production tendent à s’égaliser. Mais voici une curieuse exception à cette règle qui se présente dans certains cas et constitue une des propositions les plus célèbres de l’économie politique.

Considérons quelques centaines de sacs de blé vendus sur un marché. Il est évident qu’ils n’ont pas tous été produits dans des conditions identiques ; les uns ont été obtenus à force d’engrais et de travail, les autres ont poussé comme d’eux-mêmes sur un terrain fertile ; ceux-ci arrivent de San-Francisco après avoir doublé le cap Horn, ceux-là viennent de la ferme voisine. Si donc chaque sac portait, inscrit sur une étiquette, son coût de production, on n’en trouverait pas deux peut-être sur lesquels on pût lire le même chiffre supposons, par exemple, que leurs prix de revient soient échelonnés de 10 à 20 fr.

Mais nous savons d’autre part qu’il ne saurait jamais y avoir qu’un seul et même prix sur un marché pour des produits similaires (Voy. p. 74). Le prix de vente de tous ces sacs de blé sera donc le même. Alors, comment — les prix de revient étant tous différents et les prix de vente étant identiques — la coïncidence entre le prix de vente et les prix de revient peut-elle s’établir ?

Voici la réponse : la coïncidence aura lieu seulement entre le prix de vente et le prix de revient du sac qui a coûté le plus à produire, soit 20 fr. dans l’exemple que nous avons pris. La raison en est bien simple il faut que le prix de vente soit au moins suffisant pour rembourser les frais du vendeur malheureux qui a produit le blé dans les conditions les plus défavorables, car, s’il en était autrement, celui-ci n’en apporterait plus sur le marché or nous supposons que la quantité de blé n’est pas supérieure aux besoins et que, par conséquent, on ne saurait se passer du concours de ce dernier producteur.

Nous pouvons donc formuler cette proposition :

Toutes les fois que des produits identiques se vendent sur un même marché, la valeur de tous tend à coïncider avec le coût de production maximum.

Or, il est clair que ce prix de 20 fr. va laisser un bénéfice gradué à tous les producteurs de sacs de blé plus favorisés dont le coût de production est moindre bénéfice de 10 pour celui dont le sac de blé revient à 10, de 8 pour celui dont le sac revient à 12, de 5 pour celui dont le sac revient à 15, etc. C’est ce bénéfice d’une nature particulière qui s’appelle la rente et qui joue en économie politique un rôle considérable.

C’est un Anglais, Anderson (en 1777), qui le premier a démontré la loi de la rente[1]. Mais c’est Ricardo qui en a accaparé toute la gloire. L’un et l’autre ne la croyaient applicable qu’aux produits agricoles, mais il faut y voir une loi générale. Partout où des produits similaires sont vendus à un même prix, le phénomène de la rente qui résulte de l’excès du prix de vente sur le coût de production se manifeste au profit des producteurs les mieux servis par les circonstances.

Cependant, ce phénomène ne se manifeste pas aussi clairement dans l’industrie que dans l’agriculture, parce que là les producteurs les plus favorisés peuvent souvent, à eux seuls, approvisionner le marché en augmentant indéfiniment la production. En ce cas, ils préfèrent, au lieu de profiter de leur situation privilégiée en vendant aux prix anciens, les abaisser de façon à sous-vendre leurs concurrents et à les expulser peu à peu du marché. Ils gagnent moins sur chaque article, mais ils se rattrapent sur la quantité.

Et, dans ce cas, le prix général du marché est déterminé non par le coût de production maximum, mais au contraire par le coût de production minimum, ce qui constitue d’ailleurs un grand avantage pour la société.

Toutefois cette situation ne peut être que temporaire, précisément parce qu’elle a pour conséquence l’élimination des producteurs déshérités. On peut donc dire que toutes les fois qu’il s’agit d’une production normale et permanente, la loi générale que nous avons formulée s’applique.




  1. On trouvera sa démonstration reproduite dans la Theory of political economy de Stanley Jevons (Ch. De la rente). Elle est même plus claire que celle de Ricardo qui l’a compliquée inutilement par une hypothèse historique très contestable (Voy. liv. III, Loi de la rente foncière). Il faut bien remarquer que le producteur joue ici un rôle purement passif. Il bénéficie des circonstances, mais il ne les crée pas. C’est par là que la rente se distingue du profit. Et c’est là ce que Ricardo exprimait par cette formule célèbre « Ce n’est pas la rente qui détermine le prix du blé ; c’est le prix du blé qui détermine la rente ».