Principes d’économie politique/I-II-IV

IV

LA VALEUR D’ÉCHANGE.

Si nous ne croyons pas que l’échange crée la valeur, nous reconnaissons toutefois que dans la vie sociale, c’est presqu’uniquement l’échange qui fait surgir l’idée de la valeur du for intérieur où elle sommeillait obscure et inconsciente, qui provoque la comparaison et force nos préférences à s’affirmer et à se préciser.

Mais il semble que l’échange fasse plus. Il semble qu’il crée une forme nouvelle de la valeur, très différente de la forme que nous avons étudiée jusqu’à présent, car tandis que celle-ci, comme nous l’avons vu, varie suivant chaque individu, celle-là au contraire est uniforme sur un même marché et s’appelle le prix courant ou la cote, qui est publiée dans les journaux commerciaux et sert de base aux statistiques de même qu’aux spéculations. Tandis que l’une résulte simplement d’appréciations individuelles, est subjective, l’autre paraît s’imposer aux appréciations individuelles vendeurs et acheteurs doivent, comme l’on dit, « suivre les cours ».

Aussi bien les anciens économistes, à commencer même par Aristote, avaient été frappés par cette antithèse. Adam Smith distinguait deux valeurs : celle qu’il appelait valeur d’usage et que nous pourrions appeler « valeur individuelle », et celle qu’il appelait valeur d’échange et que nous pourrions appeler « valeur sociale ».

Aujourd’hui les économistes n’admettent plus cette dualité ou même cette antinomie des deux valeurs : ils s’efforcent de les ramener toutes deux à une même conception et à une même cause qui sera, suivant les écoles, soit l’utilité finale telle que nous l’avons expliquée, soit le travail.

La théorie qui fonde la valeur sur le travail a l’avantage de s’adapter assez bien à la valeur d’échange. Le prix courant des marchandises sur le marché paraît se régler d’ordinaire sur leurs frais de production, ce qui semble bien la confirmation par les faits la théorie du travail. Mais, comme nous le verrons bientôt, il n’y là qu’une illusion qui prend l’effet pour la cause, car en fin de compte c’est la valeur des choses qui règle leurs frais de production et non l’inverse.

La théorie de l’utilité finale au contraire, excellente pour la valeur subjective, a plus de mal à expliquer la valeur d’échange. Après nous avoir appris que le pain, par exemple, a une valeur différente pour chaque individu ou même pour le même individu, suivant qu’il est à jeun ou rassasié, comment expliquera-t-elle que la valeur vénale du pain ne varie guère dans toute l’étendue d’un pays ni même d’une année à l’autre ?

Elle y réussit en faisant remarquer que pour la valeur d’échange nous devons considérer non plus seulement l’utilité finale de l’objet pour le possesseur, mais pour les autres, pour les acheteurs éventuels.

Cela est évident et par là nous avons l’explication d’une foule de faits que jusqu’à présent nous avions dû laisser dans l’ombre.

Par exemple si j’ai mille sacs de blé dans mon grenier, le millième sac n’a aucune utilité finale pour moi : il ne répond à aucun besoin. Il a pourtant une valeur d’échange, la même que celle des autres sacs : pourquoi ? Parce que si j’ai trop de blé pour ma consommation, il se trouve que d’autres n’en ont point assez : or pour ceux-là même le millième sac a une utilité finale et par conséquent doit avoir une valeur. Mais si le blé était aussi abondant que l’eau, c’est-à-dire s’il n’y avait personne qui n’en fût surabondamment pourvu, il est clair que ce millième sac n’aurait pas plus d’utilité finale pour les autres que pour moi et, partant, pas plus de valeur d’échange que de valeur individuelle. Si j’ai déjà une bonne montre, une seconde n’aura qu’une valeur d’usage, comme aurait dit Adam Smith, très minime : cependant, si celle-ci est semblable à la première, elle aura la même valeur d’échange. Pourquoi ? C’est tout simplement que beaucoup de gens n’ont pas deux montres ni même une seule, et que pour eux, l’une aussi bien que l’autre est également désirable[1].

Mais voici maintenant ce qui fait la difficulté du problème.

Cette utilité finale pour les autres n’est pas moins variable que pour moi. Il n’y a peut-être pas deux acheteurs sur le marché pour lesquels le même sac de blé ait même utilité subjective. Et pourtant nous savons que le caractère de la valeur d’échange c’est qu’elle est la même sur le marché[2] Non seulement c’est un fait d’expérience, mais c’est là une loi économique de la plus haute importance qui se formée ainsi : il ne peut jamais y avoir sur un même marché qu’un même prix pour des marchandises de même qualité. En effet la valeur, avons-nous dit, consiste dans une préférence mais là où il ne peut y avoir de préférence puisqu’il y a identité d’objet, comment pourrait-il y avoir différence de valeur[3] ? Et il semble que nous aboutissions à une contradiction, car comment concilier l’identité nécessaire des prix d’une part, et la diversité des utilités finales chez les acheteurs, d’autre part ?

On y parvient par des analyses assez compliquées et que nous ne pouvons reproduire ici. Il suffit de comprendre que le prix courant doit être tel qu’à ce prix les quantités offertes et les quantités demandées coïncident exactement, et tel aussi qu’à ce prix tous les échangistes, même les moins favorisés, obtiennent un certain gain d’utilité finale[4].

Les économistes d’autrefois, sans chercher midi à quatorze heures, se servaient d’une formule plus simple pour expliquer la valeur d’échange, et qui pendant longtemps est restée classique. Ils disaient que la valeur varie en raison directe de la demande et en raison inverse de l’offre.

Cette formule est aujourd’hui fort discréditée, un peu trop même. On peut lui reprocher avec raison :

1° D’être, dans ses prétentions mathématiques, en contradiction avec les faits. Si l’offre du blé venait à diminuer de moitié dans un pays fermé, le prix du blé ferait beaucoup plus que doubler : il quintuplerait et vice versa[5]. Et si l’offre du vin venait à diminuer de moitié, on peut tenir au contraire pour certain que le vin ne doublerait pas de prix.

2o De prendre l’effet pour la cause. Si l’accroissement de la demande fait hausser le prix, il est clair que la hausse du prix à son tour va faire décroître la demande et si l’accroissement de l’offre fait baisser le prix, il est clair que la baisse du prix à son tour tend à restreindre l’offre. En d’autres termes au lieu de dire que l’offre et la demande règlent le prix, on pourrait aussi bien dire que le prix régie l’offre et la demande[6].

3o De n’attribuer aux mots offre et demande aucun sens intelligible. Encore par le mot offre peut-on comprendre la quantité de marchandises, le stock existant sur le marché (quoique dans bien des cas, une raréfaction purement virtuelle — par exemple la crainte d’une mauvaise récolte — produise le même effet), mais qu’entendre par demande ? La quantité demandée, en effet, est absolument indéterminée puisqu’elle dépend uniquement du prix : à 1 sou la bouteille, la demande du vin de Bordeaux serait illimitée : à 100 fr. la bouteille, elle serait nulle !

On peut néanmoins, sans inconvénient, employer la formule de l’offre et de la demande, à la condition d’entendre par « offre » la quantité disponible d’une marchandise sur un marché à un moment donné, et par « demande » l’intensité des désirs qui s’attachent à cette marchandise. Il est clair que dire que le désir grandit, la quantité restant la même, c’est dire que l’utilité finale et la valeur doivent augmenter. Et si à l’inverse, le désir restant le même, la quantité vient à augmenter, nous savons que l’utilité finale diminue et peut tomber jusqu’à zéro. En ce sens, la loi de l’offre et de la demande est une formule commode et claire dont nous ne nous ferons pas scrupule de nous servir à l’occasion, mais qui ne dit rien de plus que ce que nous savons déjà.

  1. Voyez l’argent ! Une pièce de vingt francs n’a certainement pas la même utilité pour un millionnaire que pour un pauvre homme, car pour celui-ci elle représente plusieurs jours de vie et pour celui-là quelques colifichets. D’autre part, n’est pas moins évident que la pièce de 20 francs entre les mains du riche a la même valeur qu’entre celles du pauvre : toutes les pièces de vingt francs se valent. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il n’y en a pas assez pour tous ceux qui en voudraient, parce que leur utilité finale est grande pour la plupart des hommes.
  2. Il faut entendre par marché, dans le sens économique du mot, non pas seulement une même place ou un même local, mais toute sphère dans laquelle le déplacement des marchandises et les communications des vendeurs et acheteurs sont assez rapides pour qu’un même prix s’établisse. L’étendue du marché varie donc suivant la nature de la marchandise la France constitue presque un seul marché pour le blé le monde, un seul marché pour l’or.
    Quand il s’agit de marchandises qui n’ont qu’un marché local, les règles que nous exposons sur la formation des prix ne s’appliquent que d’une façon incomplète et très lente : par exemple le prix de détail dans les magasins ou le taux des salaires dans les petites industries.
  3. C’est ce que Stanley Jevons a appelé la loi d’indifférence. Il entend par là que toutes les fois qu’il nous est absolument indifférent d’acquérir l’un ou l’autre des deux objets, parce qu’ils sont identiques, nous ne consentirons pas à payer l’un plus cher que l’autre.
  4. Voici cependant quelques détails plus précis :
    On pourrait penser tout d’abord que le prix sera déterminé par l’acheteur le plus désireux d’acheter, celui qui attribue à l’objet la valeur individuelle maximum ? Sans doute s’il en était ainsi ce serait fort avantageux pour le vendeur. Mais il faut réfléchir que le vendeur n’est pas seul : il y en a d’autres qui ont envie de vendre autant ou plus que lui. Et par conséquent on pourrait aussi bien dire que le prix sera déterminé par le vendeur le plus désireux de se débarrasser de sa marchandise (ou le plus pressé d’argent) c’est-à-dire par celui qui attribue à l’objet la valeur individuelle minimum ? En sorte que dans ces conditions la solution du problème resterait indéterminée.
    Par le fait, ces deux personnages ne concourent pas à la détermination du prix : ils se tiennent au contraire soigneusement à l’écart et attendent que le cours soit fixé par d’autres. Car l’acheteur qui serait le plus disposé à offrir un prix élevé, ne sera pourtant pas assez naïf pour le faire s’il peut l’avoir au-dessous, et réciproquement le vendeur le plus courant sur sa chose, se gardera bien de la céder à bas prix s’il peut en obtenir davantage. Ils restent donc dans l’expectative. Et ils attendent que l’acheteur le moins pressé d’acheter et le vendeur le moins pressé de vendre se soient rencontrés et aient traité. Ce sont ceux-là au contraire qui, précisément à raison de la forte situation qu’ils occupent, font la loi du marché. On les appelle le couple-limite.
    On peut faire cette démonstration sous la forme de graphiques ou de calculs mathématiques. En réalité le problème que nous avons simplifié est fort compliqué, car il faudrait tenir compte de quatre éléments : 1° Utilité finale de la chose vendue pour chacun des vendeurs ; 2° utilité finale de la même chose pour chacun des acheteurs ; 3° utilité finale de l’argent (ou de toute autre chose à donner en échange) pour chacun des acheteurs ; 4° utilité finale de l’argent (ou de toute autre chose à obtenir en échange) pour chacun des vendeurs.
    Ceux qui seront curieux de voir comment un esprit subtil jongle avec ces difficultés n’ont qu’à se référer au livre de M. de Böhm-Bawerk sur le Capital (tome II, livre IV) dont une traduction a paru en anglais, ou au résumé très complet de M. Smart, Introduction to the Theory of Value.
  5. Un économiste anglais du XVIIe siècle, Gregory King, dans une loi célèbre qui porte son nom, établissait ainsi la relation entre la quantité de blé et le prix du blé : à un déficit de 10, 20, 30, 40, 50 % correspondait respectivement une hausse des prix de 30, 80, 160, 280, 450 %. Il est vrai que cette loi, vraie du temps où l’Angleterre formait un marché fermé, a perdu de nos jours toute importance pratique par suite du commerce international des céréales.
  6. Prenons une valeur quelconque sur le marché de la Bourse, la rente 3 p. 0/0 par exemple, et supposons-la à 100 francs. Il y a continuellement une certaine quantité de rentes offerte et une certaine quantité demandée. Je suppose qu’à l’ouverture de la Bourse, le chiffre de rentes demandé se trouve être le double du chiffre de rentes offert. Qui pourra imaginer que le prix de la rente doive doubler et s’élever à 200 francs ! Et cependant c’est bien le phénomène qui devrait se produire si la formule de tout à l’heure était exacte. Or, en réalité, le cours de la rente ne s’élèvera peut-être pas même de 1 franc. Et cela, par la raison toute simple que le plus grand nombre de personnes qui se portaient acheteurs à 100 francs se retirent dès que le prix s’élève. Il est clair que si le chiffre de rentes demandé diminue au fur et à mesure que le prix monte, en même temps et pour la même raison, le chiffre de rentes offert augmente. Il arrivera donc nécessairement un moment où la demande qui décroît et l’offre qui croît seront égales, et à ce moment l’équilibre se rétablira. Mais une hausse de quelques centimes est d’ordinaire suffisante pour amener ce résultat. Et il en est plus ou moins de même pour toutes les marchandises partout l’offre tend à s’équilibrer avec la demande par le moyen de la hausse ou la baisse du prix. Voy. dans le Traité d’économie politique de M. Walras, une savante analyse de cet équilibre du marché.