Principes d’économie politique/I-I-III

III

POURQUOI LES BESOINS SONT LIMITÉS EN CAPACITÉ ?

Ainsi les besoins sont illimités en nombre, mais par contre, ils sont limités en capacité. C’est ici une des propositions les plus importantes de l’économie politique puisque, comme nous le verrons, c’est sur elle que se fonde la théorie de la valeur.

Les besoins sont limités en capacité en ce sens que pour satisfaire l’un quelconque d’entre eux, une certaine quantité d’un objet quelconque suffit. Il est clair qu’il ne faut à l’homme qu’une certaine quantité de pain pour le rassasier et une certaine quantité d’eau pour le désaltérer.

Il y a plus. Tout besoin va décroissant en intensité au fur et à mesure qu’il se satisfait, jusqu’au point où il y a satiété, c’est-à-dire où le besoin s’éteint et est remplacé par le dégoût ou même la souffrance[1]. C’est le pire des supplices que de souffrir du manque d’eau mais c’était aussi une des pires tortures du moyen âge que celle « de l’eau quand on l’ingurgitait de force dans l’estomac du supplicié.

Plus le besoin est naturel, je veux dire physiologique, et plus la limite est nettement marquée. Il est facile de dire combien de grammes de pain et de centilitres d’eau sont nécessaires et suffisants pour un homme. Plus le besoin est artificiel, je veux dire social, et plus la limite est élastique. Il n’est assurément pas facile de dire exactement quel est le nombre de chevaux pour un sportman, de mètres de dentelles pour une femme du monde, de rubis pour un rajah de l’Inde, et surtout de pièces d’or ou d’argent pour un homme civilisé quelconque, qui pourra être considéré comme suffisant et auquel il s’écriera : assez ! Cependant on peut affirmer que même pour ces biens il y a une limite, que la satiété pour eux aussi existe, et, en tous cas, qu’à chaque nouvel objet ajouté à ceux qu’il possède déjà, le plaisir ressenti va décroissant rapidement[2].

Les besoins sont d’ailleurs d’autant plus limités qu’ils sont plus nombreux et plus variés, et par là ces deux lois psychologiques se répondent et n’en font qu’une. Nos héros modernes ont un bien moindre appétit que ceux d’Homère, mais leurs menus sont bien plus variés. Nos maîtresses de maison étalent sur leur table bien moins d’argenterie que leurs grand-mères, mais elles les décorent de bien plus de faïences, de fleurs, de cristaux, de lumières[3].

  1. C’est comme ces séries bien connues des mathématiciens qui vont diminuant jusque zéro, puis recommencent à croître au-dessous de zéro, mais en prenant une valeur négative.
  2. C’est pour l’argent que le fait est le moins remarqué, par cette raison bien simple que l’argent est la seule richesse qui ait cette propriété de répondre non à un besoin défini mais à tous les besoins possibles, et qui, par là même, ne cesse d’être désirée qu’au moment où tous les désirs sont satisfaits, ce qui recule la limite presqu’à l’infini. Cependant il est évident qu’une pièce de cent sous en plus ne procure pas à un millionnaire un plaisir comparable à beaucoup près à celui qu’elle cause à un pauvre diable.
  3. Voilà pourquoi nous ne saurions partager l’opinion de M. Patten que le développement de la civilisation tend à réduire les besoins. Elle réduit chaque besoin considéré isolément, mais seulement parce qu’elle en augmente le nombre et qu’ils se font concurrence entre eux (Consumption of Wealth, p. 45).