Principe d’une théorie mathématique de l’échange
C’est une question encore débattue entre économistes, que de savoir si l’économie politique est une science proprement dite ou une science d’application. Je crois, pour ma part, non pas qu’elle est à la fois l’une et l’autre (car une science ne saurait être à la fois science proprement dite et science d’application), mais qu’il y a lieu de distinguer, d’une part, sous le nom d’Économie politique pure, l’étude pure et simple des effets naturels et nécessaires de la libre concurrence en matière de production et d’échange, et, d’autre part, sous le nom d’Économie politique appliquée, la démonstration de la conformité de ces effets avec l’intérêt général, et, conséquemment, l’énumération détaillée des applications du principe de la libre concurrence, ainsi démontré, à l’agriculture, à l’industrie, au commerce, au crédit. N’est-il pas nécessaire, en effet, de savoir au moins quels sont les résultats du laisser-faire, laisser-passer, pour pouvoir dire que ces résultats sont bons et avantageux ? Cette nécessité est tellement évidente qu’elle s’impose même aux économistes qui contestent à l’économie politique pure son existence. Ils font de l’économie politique pure, mais ils la mêlent à l’économie politique appliquée, de telle sorte que notre rôle est moins d’affirmer la science dont il s’agit que de la mettre à part en précisant son objet, son caractère et sa méthode.
Pour cela, supposons un pays où existeraient en quantités déterminées telles et telles variétés de services producteurs, savoir des terres, des hommes et des capitaux, et où l’on déciderait de laisser, à partir d’un moment donné, la production et l’échange s’effectuer sous l’empire de la plus libre concurrence, du plus complet, du plus absolu laisser-faire, laisser-passer, abstraction faite de toute considération d’intérêt ou de justice, je veux dire non pas du tout parce que l’on croirait cela plus utile ou plus équitable, mais uniquement pour savoir ce qui arriverait. Eh bien ! sans attendre l’expérience, on peut dire que, dans ce pays, au bout d’un certain temps de ce régime, il arriverait nécessairement trois choses :
1° Il y aurait telles et telles espèces de produits en quantités déterminées : tant d’hectolitres d’avoine, tant d’hectolitres de blé, tant de livres de café, etc. On serait, il va sans dire, plus ou moins bien renseigné par la statistique sur ces diverses quantités de produits ; toujours est-il qu’elles seraient, à chaque instant, parfaitement déterminées ou mathématiques.
2° Tous ces produits auraient chacun un prix déterminé, c’est-à-dire qu’ils s’échangeraient les uns contre les autres en certaines proportions déterminées de quantité : 1 hectolitre de blé s’échangerait contre 2 hectolitres d’avoine et contre 10 livres de café, etc. Ces prix, bien entendu, seraient plus ou moins susceptibles de varier d’un moment à l’autre ; il n’en est pas moins vrai qu’ils seraient, eux aussi, à chaque instant, parfaitement déterminés ou mathématiques.
3° Enfin, tous les services producteurs existant dans le pays auraient également chacun un prix déterminé ou mathématique : telle ou telle terre se vendrait tant et se louerait tant ; le salaire de tel ou tel travailleur serait de tant par journée ; l’intérêt du capital serait de tant pour cent par an.
Tels sont donc les effets naturels et nécessaires de la libre concurrence en matière de production et d’échange. L’étude de ces effets doit, à mon sens, être poursuivie d’une manière spéciale, indépendamment de toute question et antérieurement à toute conséquence d’application. Elle constitue, d’ailleurs, un problème extrêmement vaste et compliqué, qu’en vue d’une solution plus facile on peut, je crois, partager en deux autres.
Laissant d’abord de côté, pour la considérer plus tard, cette circonstance que l’avoine, le blé, le café, etc., sont des produits, et n’y voyant que des marchandises qui s’échangent sur un marché, on cherche la relation qui existe entre les quantités de ces marchandises et leurs prix sous l’empire de la libre concurrence. C’est un premier problème qui forme l’objet de la Théorie mathématique de l’échange et qui pourrait à la rigueur s’énoncer ainsi : — Étant données les quantités des marchandises, formuler le système d’équations dont les prix de ces marchandises sont les racines.
Cette première théorie une fois élaborée, faisant alors intervenir cette circonstance essentielle que les marchandises en question résultent de l’association de services producteurs, on cherche la relation plus complexe qui existe entre les quantités de ces services producteurs, les quantités des produits fabriqués, les prix de ces produits et les prix des services producteurs, toujours dans l’hypothèse d’une production et d’un échange régis par la libre concurrence. C’est un second problème qui forme l’objet de la Théorie naturelle de la production et qui peut, si l’on veut, se poser en ces termes : — Étant données les quantités des services producteurs, formuler le système d’équations dont 1° les quantités des produits, 2° les prix de ces produits, et 3° les prix des services producteurs sont les racines.
Ainsi envisagée, la Théorie de la richesse sociale ou Économie politique pure apparaît clairement avec le caractère d’une science proprement dite physico-mathématique. Est-ce à dire, toutefois, que ce caractère n’ait jamais été reconnu jusqu’ici à l'économie politique ? Bien loin de là. Quoi de plus apparent que le caractère de science naturelle donné par les Physiocrates à l’économie politique ? Non-seulement ils le donnent avec raison à l’économie politique pure, mais ils le donnent aussi, à tort selon moi, à l’économie politique appliquée. Et tous les économistes anglais, depuis Ricardo jusqu’à J.-S. Mill, n’ont-ils pas traité l’économie politique pure comme une mathématique véritable ? Assurément. Leur seul tort, dirai-je volontiers, est d’avoir tenu à faire cette mathématique dans le langage ordinaire et de ne l’avoir faite, par ce motif, que d’une façon à la fois très-pénible et très-imparfaite.
M. Cournot est le premier qui ait tenté franchement et sérieusement l’application des mathématiques à l’économie politique. Il l’a fait dans un ouvrage intitulé : — Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses, publié en 1838, et qu’aucun auteur français, à ma connaissance, n’a jamais critiqué. Voici plusieurs années que je travaille de mon côté à élaborer l’économie politique pure comme une science naturelle et mathématique. J’y suis parvenu en me fondant sur d’autres principes économiques et en recourant à d’autres procédés mathématiques que M. Cournot. Il part du monopole pour arriver à la concurrence indéfinie, et je crois préférable de partir de la concurrence indéfinie, qui est le cas général, pour arriver au monopole, qui est un cas particulier. Il emploie couramment le calcul infinitésimal, et j’ai réussi à ne recourir, au moins pour établir la base de ma théorie, qu’aux formules élémentaires de la géométrie analytique. Ainsi, nos recherches ne se confondent point, et je crois pouvoir dire que je ne lui ai rien emprunté que sa méthode ; mais cela seul est déjà beaucoup, et j’ai tenu à mentionner l’auteur d’une tentative remarquable sur laquelle je répète qu’aucun jugement n’a été porté et à laquelle, par conséquent, j’oserai dire que justice n’a pas été rendue.
Des deux problèmes en lesquels j’ai résumé l’économie politique pure, j’aborderai seulement le premier ; encore ne veux-je pas exposer la théorie mathématique de l’échange, mais seulement le principe sur lequel elle repose. La méthode la plus ordinaire nous commande d’étudier l’échange de deux marchandises avant d’étudier l’échange d’un nombre quelconque de marchandises entre elles. Il est certain d’ailleurs que, par l’intervention du numéraire et de la monnaie, le second cas se ramène en partie au premier. Prenons donc deux marchandises quelconques que nous pourrons supposer être l’avoine et le blé, ou que même nous désignerons plus abstraitement encore par (A) et (B). Et figurons-nous un marché sur lequel arrivent d’un côté des gens qui ont de la marchandise (A) et qui sont disposés à en donner une partie pour se procurer de la marchandise (B), et d’un autre côté des gens qui ont de la marchandise (B) et qui sont disposés à en donner une partie pour se procurer de la marchandise (A). Il arrivera, je suppose, que cette avoine et ce blé, ou cet (A) et ce (B), s’échangeront finalement dans la proportion de 2 contre 1, autrement dit que le prix de (A) en (B) sera de 1/2 et que le prix de (B) en (A) sera de 2. Quels sont les éléments constitutifs de ces prix ? Telle est la question qui va nous occuper.
Tout le monde ici dira : — Ces prix seront déterminés par le rapport de l’offre et de la demande. Et c’est, en effet, ce que dit la science actuelle. Malheureusement, c’est là, comme l’a fait observer M. Cournot, une réponse qui n’est pas précisément inexacte tant que les termes en demeurent vagues et indéfinis, mais qui peut devenir et qui devient effectivement tout à fait fausse dès qu’on essaye de la préciser. Qu’appelez-vous l’offre ? Est-ce la quantité totale de la marchandise apportée sur le marché ? Soit. Et qu’appelez-vous la demande ? Est-ce la quantité totale de marchandise qui serait nécessaire pour satisfaire à discrétion les besoins de tous les échangeurs qui sont sur le marché ? Je le veux bien. Seulement si, après cela, vous donnez au mot de rapport son sens mathématique, qui est celui de quotient, je suis forcé de déclarer que le prix n’est le rapport ni de l’offre à la demande, ni de la demande à l’offre. C’est tout autre chose, comme je le montrerai tout à l’heure.
Songeons que ces prix, qui sont les rapports ou quotients inverses des quantités de marchandises échangées, sont des quantités mathématiques. Le prix de l’avoine en blé, ou de (A) en (B), est de 1/2 ; ce qui veut dire qu’on obtient 1 de (A) à la condition de donner 0,50, et non pas 0,45 ou 0,55, de (B). Le prix du blé en avoine, ou de (B) en (A), est, par cela même, de 2 ; ce qui veut dire qu’on obtient 1 de (B) à la condition de donner 2, et non pas 1,95 ou 2,05, de (A). Il faut donc faire une théorie qui indique rigoureusement les éléments de ces prix, si on le peut, ou ne rien dire du tout, si cela est impossible ; mais il ne faut, en aucun cas, employer des expressions qui, sous l’apparence d’une rigueur scientifique, ne cachent qu’obscurité et incertitude. Eh bien ! je le sais, beaucoup de personnes pensent et disent que les éléments en question nous échappent, ou tout au moins qu’ils échappent au calcul. Mais ici prenons garde aux malentendus. Peut-être l’application des mathématiques à l’économie politique comportera-t-elle un jour ou l’autre la substitution, dans certains cas donnés, du calcul au mécanisme de la hausse et de la baisse sur le marché. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas de telles applications numériques qu’il s’agit ici. Ce que poursuit exclusivement la théorie mathématique de l’échange dont j’expose ici le principe, c’est l’expression mathématique de ce mécanisme de la libre concurrence. Sans doute, et même dans cette opération d’analyse essentiellement abstraite, générale et théorique, il est un point où le calcul doit s’arrêter devant la multiplicité et la diversité des dispositions individuelles, des idiosyncrasies, devant le fait du libre arbitre. Mais j’espère faire voir qu’avant d’en arriver là, on peut s’avancer, dans la théorie de l’échange et des prix, beaucoup plus loin que n’a été jusqu’ici la loi dite de l’offre et de la demande.
Avant tout, il nous faut définir avec précision le mécanisme de cette libre concurrence que nous supposons régir notre marché. Transportons-nous, pour cela, sur un marché libre, et voyons comment il fonctionne. Entrons, par exemple, au marché au blé et rendons-nous scrupuleusement compte des opérations qui s’y effectuent. C’est peut-être le point le plus délicat, dans les sciences physico-mathématiques, que d’emprunter ainsi à la réalité les données expérimentales sur lesquelles l’esprit établit ensuite la série des déductions rationnelles.
Le marché s’ouvre, et l’on met à prix à 20 fr. l’hectolitre. Sur ce, des gens qui sont vendeurs à 20 fr., ou moins, offrent une certaine quantité d’hectolitres de blé au prix de 20 fr. Nous appellerons offre effective l’offre ainsi faite d’une quantité déterminée de marchandise à un prix déterminé. Par contre, des gens qui sont acheteurs à 20 fr., ou plus, demandent une certaine quantité d’hectolitres de blé au prix de 20 fr. Nous appellerons demande effective cette demande d’une certaine quantité de marchandise à un certain prix.
Nous avons maintenant trois hypothèses à faire, suivant que la demande est égale, supérieure ou inférieure à l’offre.
1re hypothèse. On demande à 20 fr. une quantité égale à celle qui est offerte à ce même prix. Chaque vendeur ou acheteur trouve exactement ce qu’on appelle sa contre-partie chez un acheteur ou vendeur. Le cours de 20 fr. se maintient ; il y a état stationnaire ou équilibre du marché.
2e hypothèse. Les acheteurs ne trouvent pas leur contre-partie ; ce qui prouve que la quantité d’hectolitres de blé demandée au prix de 20 fr. est supérieure à la quantité offerte au même prix. Ceux d’entre eux qui sont acheteurs à 20 fr. 05, ou plus, demandent à ce prix. Ils vont à l’enchère.
Cette enchère produit un double résultat : 1° Des acheteurs à 20 fr. qui ne sont plus acheteurs à 20 fr. 05 se retirent ; 2° des vendeurs à 20 fr. 05 qui n’étaient pas vendeurs à 20 fr. surviennent. Ainsi, par un double motif, il y a réduction de l’écart entre la demande effective et l’offre effective. Si l’égalité est rétablie, la hausse s’arrête là ; sinon, il y a enchérissement de 20 fr. 05 à 20 fr. 10, de 20 fr. 10 à 20 fr. 15, jusqu’au rétablissement de l’égalité entre l’offre et la demande. Il y a alors nouvel état stationnaire à un cours plus élevé.
3e hypothèse. Les vendeurs ne trouvent pas leur contre-partie ; ce qui indique que la quantité d’hectolitres de blé offerte au prix de 20 fr. est supérieure à la quantité demandée à ce prix. Ceux d’entre eux qui sont vendeurs à 19 fr. 95, ou moins, offrent à ce prix. Ils vont au rabais.
Double, résultat : 1° retrait de vendeurs à 20 fr. qui ne sont plus vendeurs à 19 fr. 95 ; 2° survenue d’acheteurs à 19 fr. 95 qui n’étaient pas acheteurs à 20 fr. Réduction de l’écart entre l’offre et la demande. Baisse, s’il le faut, de 19 fr. 95 à 19 fr. 90, de 19 fr. 90 à 19 fr. 85, jusqu’au rétablissement de l’égalité. À ce moment, nouvel équilibre à un cours plus bas.
Nous allons étudier le phénomène des prix se produisant dans ces conditions de concurrence supposées rigoureuses, en faisant abstraction des petites circonstances perturbatrices, comme en physique, en mécanique, on fait abstraction tout d’abord, sauf à les introduire ensuite dans les formules, de la résistance des milieux, du frottement, etc. Seulement, nous écarterons aussi l’intervention de la monnaie. Pour avoir une idée exacte du mécanisme de la concurrence, il nous a bien fallu l’emprunter à l’un de ces marchés où se font des ventes et des achats de marchandises contre or et argent; mais il est clair que l’intervention de la monnaie, qui est une simplification pratique, est une complication théorique qui doit être écartée. Revenons donc à l’échange direct de blé contre avoine, et, pour commencer, examinons les dispositions à l’enchère des porteurs de l’une et l’autre marchandise.
Prenons, par exemple, un porteur de blé entre tous. Cet individu a du blé, mais il n’a pas d’avoine; il est désireux de garder une certaine quantité de blé pour lui, et disposé à en céder une certaine quantité en échange d’avoine pour ses chevaux. Quant aux quantités respectives qu’il gardera et qu’il cédera, elles dépendront du prix de l’avoine et de la quantité d’avoine qu’il demandera eu égard à son prix. Comment cela ? C’est ce qu’il faut voir. Eh bien ! au prix de zéro (s’il faut donner zéro hectolitre de blé pour avoir 1 hectolitre d’avoine, autrement dit, si l’avoine est gratuite), notre homme demandera de l’avoine à discrétion, c’est-à-dire en quantité suffisante pour tous les chevaux qu’il a et même pour tous ceux qu’il peut avoir dans l’hypothèse où les chevaux ne coûtent rien à nourrir. Aux prix successifs de 1/1000, 1/100, 1/10, 1/5, 1/2… (s’il faut donner 1/1000, 1/100, 1/10, 1/5, 1/2… hectolitre de blé pour avoir 1 hectolitre d’avoine), il réduira de plus en plus sa demande. Aux prix de 1, 2, 5, 10… (s’il faut donner -1, 2, 5, 10… hectolitres de blé pour avoir 1 hectolitre d’avoine), il la réduira encore davantage. Enfin, à un certain prix plus ou moins élevé, au prix de 100, par exemple, (s’il faut donner 100 hectolitres de blé pour avoir 1 hectolitre d’avoine), notre homme ne demandera plus du tout d’avoine, parce que, à ce prix-là, il ne pourra plus ou ne voudra plus nourrir un seul cheval. Il est donc bien exact que, dans tout cela, la demande effective d’avoine diminue toujours au fur et à mesure que le prix augmente ; elle part d’un certain chiffre au prix de zéro, pour aboutir à zéro à un certain prix.
Telles sont les dispositions à l’enchère du premier porteur de blé. Si cet homme va lui-même sur le marché, il peut laisser ses dispositions à l’état virtuel et non effectif, c’est-à-dire ne déterminer sa demande que le prix une fois connu. Mais si, par exemple, il était empêché de se rendre en personne sur le marché, ou si, pour une raison ou pour une autre, il devait donner sa commission à un ami ou ses ordres à un agent, il devrait prévoir tous les prix possibles depuis zéro jusqu’à l’infini, ou du moins jusqu’à sa limite maximum, et déterminer en conséquence toutes ses demandes correspondantes, en les exprimant d’une manière quelconque. C’est ce qu’il pourrait faire très-aisément en fournissant cette expression sous la forme soit arithmétique, soit géométrique, soit algébrique.
Mode arithmétique. Établir deux colonnes, une contenant les prix, l’autre contenant les demandes en regard.
Mode géométrique. Prendre deux axes coordonnés (fig. 1) un axe des prix horizontal et un axe des demandes vertical . Sur l’axe des prix, porter, à partir de l’origine , des longueurs , correspondant aux divers prix possibles de l’avoine en blé ou de (A) en (B). Sur l’axe des demandes, porter, à partir de la même origine , la longueur correspondant à la quantité d’avoine ou de (A) demandée par notre porteur (1) de blé ou de (B) au prix de zéro ; et, sur des parallèles à cet axe, menées par les points , porter, à partir de ces points, des longueurs , correspondant aux quantités respectives d’avoine ou de (A) demandées aux prix respectifs La longueur représentera le prix auquel notre individu ne demandera plus d’avoine ou de (A). Mener la courbe .
Mode algébrique. Donner l’équation de la courbe ci-dessus.
Je supposerai ici l’expression des dispositions à l’enchère fournie dans la l’orme géométrique, forme parfaitement applicable au cas de l’échange de deux marchandises entre elles et qui, en représentant les grandeurs par des lignes et des surfaces, a l’immense avantage de peindre en quelque sorte l’enchaînement des phénomènes. Ce mode étant adopté, je montrerai : 1° comment les prix courants ou d’équilibre résultent des courbes de demande, et 2° comment ces courbes de demande résultent elles-mêmes de l’utilité et de la quantité des marchandises. Ainsi apparaîtra clairement le rapport qui relie l’utilité et la quantité des marchandises à leur prix sur le marché.
Ainsi, les dispositions à l’enchère de (A) du porteur (1) de (B) sont exprimées géométriquement par la courbe .On obtiendrait de la même manière les courbes exprimant géométriquement les dispositions à l’enchère de tous. les autres porteurs (2) (3)… de (B). On obtiendrait de la même manière aussi les courbes exprimant géométriquement les dispositions à l’enchère de (B) de chacun des porteurs de (A). Cela posé, nous sommes en mesure de résoudre mathématiquement le problème général qui consiste, Étant données deux marchandises (A) et (B), et les courbes de demande de ces deux marchandises l’une en l’autre, à déterminer, les prix respectifs d’équilibre.
A priori, ce problème est évidemment soluble, du moins en principe, par le procédé mathématique, comme il est soluble,en fait, sur le marché, par le procédé empirique de la hausse et de la baisse. Sur notre marché, nous avons supposé les acheteurs et les vendeurs en présence les uns des autres ; mais la présence de ces échangeurs n’est pas nécessaire : qu’ils donnent leurs ordres à des agents, le marché se tiendra entre ces derniers. Même pratiquement, il y a des marchés où les ventes et achats se font à la criée par l’intermédiaire d’agents tels qu’agents de change, courtiers de commerce, et ces marchés sont précisément les mieux organisés sous le rapport de la concurrence. Rien ne saurait donc nous empêcher de supposer notre marché organisé de cette façon. Mais, théoriquement, la présence des agents est-elle plus nécessaire que celle des échangeurs eux-mêmes ? Pas le moins du monde. Ces agents sont les exécuteurs purs et simples d’ordres inscrits sur des carnets : qu’au lieu de faire la criée, ils donnent ces carnets à un calculateur, et ce calculateur déterminera le prix d’équilibre non pas certes aussi rapidement, mais, à coup sûr, plus rigoureusement que cela ne pourrait se faire par le mécanisme de la hausse et de la baisse. Nous sommes ce calculateur ; nos courbes de demande représentent les ordres des échangeurs ; on nous donne tout le temps nécessaire ; nous devons pouvoir déterminer mathématiquement nos prix d’équilibre.
Le prix courant d’équilibre est celui pour lequel la demande totale effective et l’offre totale effective de chacune des deux marchandises sont égales. Or, nous avons les demandes partielles exprimées par des courbes. Ajoutons toutes ces courbes partielles les unes aux autres, en additionnant toutes les ordonnées pour une même abscisse , nous obtiendrons une courbe totale (fig. 2) exprimant géométriquement les dispositions à l’enchère de (A) de la totalité des porteurs de (B). Ce sera la courbe de demande totale de (A) en (B) en fonction du prix de (A) en (B). Nous obtiendrions de même la courbe qui serait la courbe de demande totale de (B) en (A) en fonction du prix de (B) en (A). Ayant ainsi la demande totale effective des deux marchandises, cherchons d’abord à en déduire leur offre totale effective, et voyons ensuite pour quel prix a lieu l’égalité de l’offre et de la demande.
La demande et l’offre effectives sont, nous l’avons dit, la demande et l’offre d’une quantité déterminée de marchandise à un prix déterminé. Il y a dès lors un rapport très-simple entre cette demande et cette offre ainsi définies. Dire, en effet, qu’on demande, par exemple, 18 hectolitres d’avoine au prix de 1/2 en blé, c’est dire par cela même qu’on offre hectolitres de blé à ce même prix de 1/2 de l’avoine en blé, soit au prix de 2 du blé en avoine. D’une façon générale, dire qu’on demande unités de (A) au prix de (A) en (B), c’est dire par cela même qu’on offre unités de (B) à ce même prix de (A) en (B), soit au prix de (B), en (A), autrement dit : l'offre effective d’une marchandise contre une autre est égale à la demande effective de cette autre multipliée par son prix en la première.
Dans ces conditions, la courbe , qui donne la quantité effectivement demandée de (A) en fonction du prix de (A) en (B), donne aussi la quantité effectivement offerte de (B) en fonction du même prix de (A) en (B). Elle donne la demande de (A) par la longueur de l’ordonnée, et elle donne l’offre de (B) par la surface du rectangle qui a l’ordonnée pour hauteur et l’abscisse pour base, puisque cette surface représente le produit de la demande par le prix. De même la courbe donne à la fois la demande de (B) et l’offre de (A) en fonction du prix de (B) en (A). Qu’avons-nous donc à faire ? À extraire, pour ainsi dire, soit la courbe d’offre de (B) de la courbe de demande de (A), soit la courbe d’offre de (A) de la courbe de demande de (B), de manière que cette offre de (B) ou de (A) nous soit donnée non plus par des surfaces de rectangles inscrits, et en fonction des prix de (A) en (B) ou de (B) en (A), mais par des longueurs d’ordonnées, et en fonction des prix de (B) en (A) ou de (A) en (B).
Dans les questions d’application des mathématiques aux sciences physiques et naturelles en général et à l’économie politique pure en particulier, il y a deux choses à distinguer : l’établissement, des données naturelles et le calcul de ces données. Pour que les conclusions soient justes, il faut deux choses : que les données naturelles soient justes et que les calculs qui s’y appliquent soient justes. La première opération, pourrait-on dire, est du ressort ou de la compétence des naturalistes ; la seconde est du ressort ou de la compétence des mathématiciens. Je m’attache ici à effectuer avec soin l’établissement des données économiques qui interviennent dans la question de l’échange, et, quant au calcul de ces données une fois établies, je crois inutile de m’y étendre. Le problème mathématique dont il s’agit ici est d’ailleurs un problème de géométrie analytique sans aucune difficulté. Je vais droit à sa solution.
La courbe de demande totale effective de (B) étant une courbe exprimée algébriquement par l’équation , la courbe d’offre de (A), non plus confondue avec cette courbe de demande de (B) et donnant l’offre de (A) par les surfaces des rectangles des coordonnées, en fonction de , mais distincte et donnant cette offre de (A) par les longueurs des ordonnées en fonction de , est une courbe , pointillée sur la figure, exprimée algébriquement par l’équation , qui part de zéro pour un prix infiniment grand de (A) en (B), correspondant à un prix infiniment petit de (B) en (A), c’est-à-dire qui est asymptote à l’axe des prix ; qui s’élève au fur et à mesure qu’elle se rapproche de l’origine pour des prix décroissants de (A) en (B) correspondant à des prix croissants de (B) en (A) ; qui atteint un maximum L ; puis qui s’abaisse en se rapprochant encore de l’origine, et revient à zéro pour un prix OK de (A) en (B) inverse du prix de (B) en (A) abscisse du point où la courbe coupe l’axe des prix.
La courbe de demandé totale effective de (A) étant une courbe , exprimée algébriquement par l’équation , la courbe d’offre de (B) est une courbe NPQ, exprimée algébriquement par l’équation , analogue à la précédente.
D’après ces dispositions, il est évident que les prix , étant, par hypothèse, les abscisses des points A et B où les deux courbes et , d’une part, et , d’autre part, se rencontrent, ces prix sont ceux pour lesquels l’offre et la demande effectives de chacune des deux marchandises (A) et (B) sont égales, c’est-à-dire que ce sont les prix courants d’équilibre. Pour tous les prix de (A) en (B) supérieurs à , correspondant à des prix de (B) en (A) inférieurs à , l’offre de (A) serait supérieure à la demande, et la demande de (B) supérieure à l’offre. Et, au contraire, pour tous les prix de (A) en (B) inférieurs , correspondant à des prix de (B) en (A) supérieurs à , la demande de (A) serait supérieure à l’offre, et l’offre de (B) supérieure à la demande. Dans le premier cas, on n’arriverait à l’équilibre que par une hausse de qui serait une baisse de . Dans le second, on n’y arriverait que par une hausse de qui serait une baisse de .
Voilà comment, les courbes de demande étant données, les prix en résultent mathématiquement.
Notre premier problème étant résolu, je passe au second qui consiste : Étant données deux marchandises (A) et (B), et l’utilité de chacune de ces deux marchandises pour chacun des échangeurs, ainsi que la quantité de chacune d’elles possédée par chacun des porteurs, à déterminer les courbes de demande.
Il semble qu’ici je quitte décidément le terrain scientifique pour m’égarer sur celui des éléments non susceptibles de calcul ; j’espère faire voir que non. Des deux éléments que je viens d’énoncer, il y en a d’abord un qui est parfaitement appréciable : c’est la quantité de chaque marchandise possédée par chaque porteur. À la vérité, il y en a un autre qui n’est ni avec l’espace ni avec le temps dans un rapport direct et mesurable : c’est l’utilité de chacune des deux marchandises pour chacun des échangeurs. Il semble donc au premier abord que, pour cette raison, nous devions nous arrêter. Mais non : cette circonstance, qui s’opposerait évidemment à toute application numérique, ne s’oppose nullement à une expression mathématique pure et simple. En physique, en mécanique, on fait entrer dans les calculs des éléments comme les masses, par exemple, qui ne sont pas non plus directement mesurables. Usons du même procédé. Supposons, pour un instant, que l’utilité soit susceptible d’une mesure directe, et nous allons pouvoir nous rendre un compte exact et mathématique de l’influence qu’elle exerce, concurremment avec la quantité possédée, sûr les courbes de demande et, par suite, sur les prix.
Je suppose donc qu’il existe un étalon de mesure de l’intensité des besoins, ou de l’utilité intensive, commun non-seulement aux unités similaires d’une même espèce de la richesse, mais aux unités différentes des espèces diverses de la richesse. Dès lors, soient deux axes de coordonnées (fig. 3), un axe vertical et un axe horizontal . Sur le premier , je porte, à partir du point 0, une longueur représentant la quantité totale de (B) que le porteur (1) serait en état de consommer, s’il l’avait à sa disposition. Cette longueur représente l’utilité extensive qu’a la marchandise (B) pour le porteur (1), ou l’extension du besoin qu’a ce porteur (1) de la marchandise (B). Mais toutes les unités ou fractions d’unités composant la quantité de (B) dont il vient d’être parlé n’ont pas, pour le porteur (1), une utilité également intense. C’est pourquoi je suppose la quantité partagée en un certain nombre de quantités successives , , …chacune d’une intensité uniforme d’utilité et que le porteur (1) consommerait successivement s’il les avait à sa disposition. Et, sur le second axe , et sur des parallèles à cet axe menées par les points , , … je porte, à partir du point et de ces points , , … des longueurs …, … représentant les utilités intensives de chacun des groupes d’unités ou fractions d’unités composant la quantité . Je forme les rectangles , , … J’obtiens ainsi la courbe … </math>. Cette courbe est continue ou discontinue : elle est discontinue si , , … ne sont pas des quantités infiniment petites ; elle est continue dans le cas contraire, et se confond alors avec la courbe …. Dans le cas de continuité, comme dans le cas de discontinuité, d’ailleurs, je pose en fait que les utilités intensives sont décroissantes depuis l’intensité [?] de la première unité ou fraction d’unité, jusqu’à l’intensité zéro de la dernière unité ou fraction d’unité consommée.
La courbe est la courbe d’utilité ou de besoin de la marchandise (B) pour le porteur (I). On obtiendrait de même la courbe qui serait la courbe d’utilité ou de besoin de la marchandise (A) pour le même porteur. Ces courbes ont encore, de plus, un double caractère.
En appelant utilité effective la somme totale des besoins satisfaits, en extension et en intensité, par une quantité possédée de marchandise, la courbe serait la courbe d’utilité effective en fonction de la quantité possédée de (B) pour notre individu. Ainsi, pour une quantité possédée , représentée par la longueur , l’utilité effective serait représentée par la surface . Et, en appelant rareté l’intensité du dernier besoin satisfait par une quantité possédée de marchandise, la courbe serait la courbe de rareté en fonction de la quantité possédée de (B) pour le même individu. Ainsi, pour une quantité possédée , représentée par la longueur , la rareté serait représentée par la longueur . La courbe serait, de même, la courbe d’utilité effective et de rareté en fonction de la quantité possédée de (A). C’est pourquoi je puis appeler aussi les deux axes de coordonnées axe des raretés, axe des quantités. Il faut admettre, je le répète, que la rareté croît quand la quantité possédée décroît, et réciproquement.
En raison de la manière dont sont ainsi établies nos courbes de besoin et des propriétés que nous leur avons reconnues en les construisant, si notre homme gardait ses unités de (B) pour les consommer toutes, il satisferait une somme totale de besoins représentée par la surface , . Ce n’est pas ce que fera généralement cet individu, parce que, généralement, il pourra satisfaire une somme totale supérieure de besoins en ne consommant qu’une partie seulement de sa marchandise, et en échangeant le surplus contre une certaine quantité de marchandise (A) au prix courant. Si, par exemple, au prix de (A) en (B), il ne garde que y unités de (B), et échange le surplus contre unités de (A), il pourra satisfaire une somme totale de besoins représentée par les deux surfaces , , somme qui peut être supérieure à la précédente. On est fondé à dire en principe qu’il opérera l’échange de manière à satisfaire la plus grande somme totale de besoins possible, et que, par conséquent, étant donné, est déterminé par la condition que l’ensemble des deux surfaces , soit maximum.
Quelle est cette condition ? Je répéterai ici ce que j’ai dit plus haut, savoir que, dans une communication de la nature de celle-ci, l’établissement des données économiques est l’opération essentielle, et que, quant au calcul de ces données, il n’y a pas lieu de s’y arrêter longuement. J’énoncerai donc tout de suite la condition cherchée de satisfaction maximum des besoins qui est que le rapport des intensités des derniers besoins satisfaits, ou des raretés, après l’échange, soit égal au prix. Je n’en ferai pas la démonstration rigoureuse, qui est une démonstration de calcul infinitésimal ; j’en ferai seulement une démonstration succincte qui, dans l’espèce, sera suffisante.
Soit (B) le blé et (A) l’avoine. Soit le prix de l’avoine en blé. Notre porteur peut échanger tout d’abord son dernier demi-litre de blé contre un premier litre d’avoine. Il renonce ainsi à une certaine surface de satisfaction de blé ; mais il se procure une certaine surface de satisfaction d’avoine. Si la surface de satisfaction qu’il se procure est plus grande que la surface de satisfaction à laquelle il renonce, ce premier échange partiel est avantageux. Il est possible qu’il y ait encore avantage pour lui à échanger 1, 2, 3… demi-litres de blé contre 1, 2, 3… litres d’avoine. Toutefois il est certain que les surfaces de satisfaction de blé auxquelles il renonce vont en augmentant au fur et à mesure qu’il diminue sa quantité de blé, tandis qu’au contraire les surfaces de satisfaction d’avoine qu’il se procure vont en diminuant au fur et à mesure qu’il augmente sa quantité d’avoine. Ainsi les échanges partiels sont de moins en moins avantageux ; à un moment donné, ils cesseraient même d’être avantageux pour devenir désavantageux ; et, à partir de ce moment, ils seraient de plus en plus désavantageux. On conçoit à la limite, entre un dernier échange partiel encore avantageux et un premier échange partiel déjà désavantageux, un échange, infiniment petit ou non, indifférent, avant ou après lequel il faudrait s’arrêter parce qu’alors aurait lieu la satisfaction maximum. Or, cet échange, infiniment petit ou non, indifférent serait celui pour lequel les surfaces partielles de satisfaction seraient égales, les bases de ces surfaces, qui représentent les raretés, étant dans le rapport inverse de leurs hauteurs, qui représentent les quantités échangées ; ce serait, en d’autres termes, celui avant et après lequel l’intensité du dernier besoin satisfait de blé serait double de l’intensité du dernier besoin satisfait d’avoine.
C’est ainsi qu’à tout prix de (A) en (B) correspond une demande qui donne la satisfaction maximum, et c’est ainsi, par conséquent, que se détermine la courbe de demande en fonction du prix.
Les courbes d’utilité et les quantités possédées des marchandises, tels sont donc, en dernière analyse, les éléments nécessaires et suffisants de l’établissement des prix courants ou d’équilibre. De ces éléments résultent mathématiquement, en premier lieu, les courbes de demande partielle et totale. Et des courbes de demande partielle et totale résultent mathématiquement, en second lieu, les prix courants ou d’équilibre. Les courbes de demande résultent mathématiquement des courbes d’utilité et des quantités en raison de ce fait que chaque porteur cherche à obtenir la satisfaction maximum de ses besoins. Et les prix résultent mathématiquement des courbes de demande en raison de ce fait qu’il ne doit y avoir, sur le marché, qu’un seul prix, celui pour lequel la demande totale effective est égale à l’offre totale effective, autrement dit que chacun doit recevoir en proportion de ce qu’il donne ou donner en proportion de ce qu’il reçoit.
Ainsi : — L’échange de deux marchandises, entre elles, sur un marché régi par la libre concurrence, est une opération par laquelle tous les porteurs de l’une et de l’autre marchandise obtiennent la plus grande satisfaction de leurs besoins compatible avec cette condition de donner de la marchandise qu’ils vendent et de recevoir de la marchandise qu’ils achètent dans une proportion commune et identique.
L’objet principal de la théorie de la richesse sociale est de généraliser cette proposition en faisant voir qu’elle s’applique à l’échange de plusieurs. marchandises comme à l’échange de deux marchandises entre, elles, et qu’elle s’applique à la libre concurrence en matière de production comme en matière d’échange. L’objet principal de la théorie de la production de la richesse sociale est-d’en tirer les conséquences en montrant comment s’en déduit la règle d’organisation de l’industrie agricole, manufacturière et commerciale. Aussi peut-on dire qu’elle contient en germe toute l’économie politique, pure et appliquée. Je n’en tirerai pour le moment qu’un corollaire qui m’intéresse à un titre particulier. et étant les prix courants ou d’équilibre, … étant les raretés des marchandises (A) et (B), ou les intensités des derniers besoins satisfaits de ces marchandises]après l’échange, chez les porteurs (1) (2) (3)… on a
…
…
Ce qu’on peut énoncer ainsi :
Les prix courants ou prix d’équilibre sont égaux aux rapports des raretés.
Soit autrement :
Les valeurs d’échange sont proportionnelles aux raretés.
C’était la théorie de feu mon père et mon maître que la rareté est la cause de la valeur d’échange. Il l’avait exposée dès 1831 dans son ouvrage intitulé : De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur, et il la soutenait encore dans un Mémoire sur l’origine de la valeur d’échange qu’il lisait à cette place même en septembre 1849, et qui est inséré dans le recueil des travaux de l’Académie. Mon père définissait la rareté par la double condition de l’utilité et de la limitation dans la quantité. Or, je tiens à le constater : la rareté ainsi définie se confond rigoureusement avec la rareté telle que nous l’avons ici, c’est-à-dire avec l’intensité du dernier besoin satisfait. Il ne saurait, en effet, y avoir de dernier besoin satisfait s’il n’y avait pas de besoin, si la marchandise n’avait ni utilité d’extension, ni utilité d’intensité, si elle était inutile. Et l’intensité du dernier besoin satisfait serait nulle si la marchandise, ayant d’ailleurs une courbe d’utilité, existait en quantité supérieure à l’utilité d’extension, si elle était illimitée en quantité. Ma rareté est donc bien la même que la rareté de mon père. Il y a ceci de plus seulement qu’elle est conçue comme une grandeur mathématique, et que la valeur d’échange, non-seulement la suit et l’accompagne nécessairement, mais se mesure nécessairement sur elle. Or, s’il est mathématiquement démontré que la rareté et la valeur d’échange sont deux phénomènes concomitants et proportionnels, il est mathématiquement démontré que la rareté est la cause de la valeur d’échange.
La valeur d’échange est un fait relatif ; la rareté est un fait absolu. Si, des deux marchandises en présence (A) et (B), l’une devenait inutile, ou, tout en restant utile, devenait illimitée en quantité, elle ne serait plus rare et n’aurait plus de valeur d’échange. En ce cas, l’autre cesserait aussi d’avoir une valeur d’échange, mais elle ne cesserait pas d’être rare ; elle serait même plus ou moins rare chez chacun de ceux qui en seraient porteurs.
Je dis chez chacun de ceux qui en seraient porteurs. Et, en effet, il est essentiel de le remarquer encore, à l’encontre de toute confusion, entre la rareté et la valeur d’échange : la valeur d’échange est réelle ou objective, elle est dans les choses ; la rareté est en nous, elle est subjective ou personnelle. Il n’y a rien qui soit la rareté de la marchandise (A) ou de la marchandise (B), rien non plus, par conséquent, qui soit le rapport de la rareté de (A) à la rareté de (B) ou le rapport de la rareté de (B) à la rareté de (A). Ce qu’il y a, ce sont les raretés de la marchandise (A) et de la marchandise (B) pour les porteurs (1) (2) (3)… de ces deux marchandises, et le rapport commun des raretés de (A) aux raretés de (B) ou le rapport commun des raretés de (B) aux raretés de (A), pour ces porteurs. C’est seulement en ce qui concerne tel ou tel individu qu’on peut, par une assimilation rigoureuse de la rareté, de l’utilité effective et de la quantité possédée, d’une part, avec la vitesse, l’espace parcouru et le temps employé au parcours, d’autre part, définir la rareté la dérivée de l’utilité effective par rapport à la quantité possédée, exactement comme on définit la vitesse la dérivée de l’espace parcouru par rapport au temps employé à le parcourir.
Je m’arrêterai, pour aujourd’hui, sur cette conclusion. Peut-être suffira-t-elle à faire entrevoir l’importance d’une méthode qui, en introduisant dans l’économie politique pure la précision de définitions, la rigueur de déductions de la mécanique pure, permet une solution mathématique, non-seulement des questions d’économie politique appliquée sur lesquelles les économistes sont dores et déjà d’accord entre eux, mais aussi de celles en assez grand nombre qui les divisent encore au grave détriment de la science et du progrès économiques.
- Léon Walras.