Calmann-Lévy éditeurs (p. 115-131).

III

Comme pour lui laisser voir, par les larges baies vitrées du salon, les feuillages, les statues, les oiseaux de ce Luxembourg qu’elle adorait, l’oncle Guéméné avait placé au fond de la pièce le portrait de sa femme. Un mystère régnait ici, éternisant la présence de la morte. Le métier à broder demeurait encore près de la cheminée, avec les soies pendantes et une aiguille fixée par la rouille dans le cœur d’un œillet. Et sur le tapis, à cet endroit, la laine un peu décolorée gardait encore l’empreinte de deux pantoufles fines qui s’y étaient posées, lors des longues heures de travail. Les choses semblaient attendre son retour, inlassablement. Souvent, avec une discrétion pieuse, on ouvrait la porte. Le veuf entrait d’un pas assourdi. Il demeurait oisif, les mains jointes, à contempler le métier, le piano, la glace.

On aurait dit qu’il la voyait penchée sur son aiguille, qu’il entendait le piano vibrer encore de ses mélodies, qu’il la retrouvait dans l’eau fidèle du miroir. Et, pendant ce temps, le portrait semblait le regarder de ses belles prunelles, passionnées et tendres. Elle y était peinte assise, souriante, toute jeune femme, avec une coiffure légèrement démodée.

Un après-midi de mars, on introduisit Fernand et Thérèse. Eux aussi entraient sans bruit, sur la pointe du pied, parlant bas comme dans une église. Le veuf, dans la pénombre, lisait d’anciennes lettres couvertes d’une écriture longue et penchée. La lumière vive des baies ensoleillées n’atteignait que de biais son visage osseux, ses cheveux en brosse devenus blancs. Il releva la tête, reconnut le jeune ménage :

— Mes enfants !

Thérèse s’était prise d’affection pour ce parent, si émouvant dans sa douleur, et qui gardait du roman fini comme un rayonnement glorieux. Ce prestigieux amour conjugal, qui l’avait tenu douze années aux genoux d’une femme, étonnait l’étudiante ; elle éprouvait une pitié infinie devant son chagrin. Elle lui offrit son front à baiser. Il demeurait étrange et lointain, comme à mi-chemin entre les vivants et la compagne disparue. Là-haut, entre les moulures d’or mat du cadre, celle-ci présidait, s’imposait silencieusement. Fernand, qui craignait d’entamer une conversation intime toujours prête à devenir douloureuse, se mit à louer l’agrément de cette maison, en admira la disposition, la comparant à la sienne. Il parla de l’île Saint-Louis, si voisine, et que son air de noblesse surannée recule en plein xviiie siècle. Il voulait échapper à l’obsession de la morte, mais c’étaient d’inutiles efforts. Elle demeurait ici, elle s’y survivait. Les choses évoquaient la discrète et tendre femme qui les avait touchées de ses beaux doigts amaigris. Les yeux des jeunes gens erraient, sans le vouloir, du métier à broder au piano muet, du piano à ce portrait si émouvant où elle souriait, énigmatique. Mais c’était surtout dans le cœur du malheureux amant qu’elle était demeurée vivante. Il n’était occupé que d’elle. Il avait soif d’en parler.

— Oui, dit-il, on est bien ici ; ma pauvre amie aimait cet appartement, et je me suis souvenu de son goût en m’y fixant pour toujours. On a fait l’impossible là-bas, en Bretagne, pour m’y retenir ; mais je ne pourrais pas quitter la ville où elle a voulu dormir, où je retrouve les souvenirs des dernières semaines passées ensemble. Sa place fut longtemps ici, dans ce fauteuil qu’on traînait auprès de la fenêtre. Quand elle dut cesser de marcher, elle suivait encore avec joie, de son lit, les aspects changeants du jardin… Alors, vous comprenez ce qu’il est devenu pour moi, ce jardin…

Il était résigné, vaincu, parlait avec douceur, sans une larme. Sept mois de douleur avaient triomphé en lui des premières forces du désespoir.

Seulement on voyait ses paupières fripées, ses yeux dont l’éclat était mort. Il reprit :

— D’ailleurs, ma pauvre amie avait désiré que je demeure ici pour exercer. Ç’a été sa suprême prière. Elle voulait que je vécusse encore, après elle, et elle a tracé lucidement le programme de mon existence. Je m’y suis soumis… Ma chère Thérèse, voyez-vous, c’était une de ces femmes par qui un homme se laisse guider sans honte, aimantes et dévouées jusqu’à l’immolation absolue, et dont la conscience lumineuse et pure s’élève comme une flamme, à mesure qu’elles semblent s’anéantir dans le dévouement et dans l’amour. Je ne fus devant elle qu’un disciple. Ah ! notre vie était belle !…

Thérèse, la gorge contractée, sentait venir des larmes. Elle leva les yeux sur le portrait, curieuse de cette créature extraordinaire qui se survivait superbement dans l’impérissable passion de cet homme vieillissant. Et elle vit soudain en cette image comme la figure allégorique d’un amour supérieur. Mais qu’était donc au juste cette femme, pour avoir fait de son mari un être d’exception, rien qu’en l’aimant ?

Fernand Guéméné, la voix altérée par l’émotion, prononça, un peu surpris :

— Vous exercez ?…

Il savait le veuf dans l’aisance, et combien modeste était son train de vie. De plus, son chagrin aurait expliqué une retraite prématurée.

— Oh ! je ne fais pas de consultation… un peu de clientèle dans le quartier…

Il avait rougi, à dire cette chose qu’il cachait. On le devina : il soignait les pauvres. Puis, voyant son secret surpris, il se hâta de prévenir toute louange :

— C’était son dernier désir… Elle m’a fait sentir là un devoir… D’ailleurs, le travail est bon ; la pauvre amie le savait bien.

Fernand regardait sa femme amoureusement ; Thérèse lui sourit : ils s’entendirent tous deux dans la belle réalité de leur amour vivant et joyeux. Eux aussi connaissaient une tendresse singulière et passionnée, et, devant cette admirable Thérèse, sa beauté, son intelligence dont la hauteur avait fléchi dans l’amour, le jeune mari sentit une fierté. Son roman aussi était précieux et rare ; lui aussi s’était uni à une femme d’exception. Mais Thérèse demeurait envieuse de la morte, de son pouvoir qui, après la mort, ne mourait pas. Avec sa subtilité d’homme en dehors de la vie, qui voit les êtres de recul, le veuf eut le sens de cette complicité des heureux amants, grisés de vivre, en face de ce règne des Ombres où lui se complaisait. Il s’efforça pour dire :

— Mais parlons de vous, mes enfants, votre bonheur m’est cher. Je vois votre pudeur charitable à me le taire : n’ayez pas peur, je ne crois pas être devenu méchant ; j’aime votre amour…

Fernand répliqua, tout palpitant :

— Oui, nous sommes heureux…

Il était religieux et touchant ; la proximité de Thérèse le faisait vibrer ; il l’avait regardée en parlant ; sa phrase eut l’ampleur d’un cantique.

Pour être plus aimable, l’oncle, s’essayant à sourire, dit encore :

— Et je pense que la médecine ne compte plus beaucoup pour ma nièce ?…

Mais Thérèse, qui avait l’orgueil de son fort équilibre et se flattait de mener de front si bellement sa vie amoureuse et son existence cérébrale, se récria :

— Je n’ai jamais tant travaillé, au contraire ! À huit heures, le matin, je suis à l’hôpital ; je reste dans mon service jusqu’à onze heures et demie. Alors mon mari et moi, nous nous retrouvons pour déjeuner. L’après-midi, je travaille chez moi ou je vais à l’amphithéâtre ; à quatre heures, j’ai ma contre-visite… Et encore, je ne parle pas de mes travaux pratiques, qui me retiennent parfois des heures dans mon petit laboratoire !… Mes soirées mêmes ne sont pas libres : déjà je pense à ma thèse. J’étudie, en ce moment, le développement des altérations cardiaques dans les maladies infectieuses. Fernand est tout proche de moi, il lit les revues scientifiques, en fumant, dans son cabinet qui est voisin du mien ; la porte reste ouverte, nous pouvons causer, au besoin, à distance.

Le veuf ne souriait plus ; il la regardait avec une pénétration étrange, et son visage, empreint de résignation, s’était attristé. Sans doute, il imaginait les soirées laborieuses de ce ménage médical, l’existence double, les deux personnalités puissantes bien distinctes, avec cette cloison séparant leurs deux foyers de vie. « À distance », avait dit Thérèse. Et il songeait à son propre bonheur, à la douceur des veillées intimes passées naguère près de sa femme, qui brodait auprès de lui, sous la même lampe.

— Ainsi, ne put-il retenir, vous vous voyez fort peu…

— Avec quel plaisir aussi l’on se retrouve ! dit la jeune femme gaiement. Nous sommes des sages, voyez-vous, nous ne gaspillons pas le plaisir d’être ensemble ; nous le savourons à petites gouttes, comme une liqueur précieuse et mesurée.

Mais Fernand, plus fin, à qui n’avait pas échappé le sentiment de ce grand expert des choses du cœur, défendit sa femme :

— Thérèse est une nature si complète qu’elle peut donner toute son activité cérébrale à des études pénibles, et n’en garder que plus fraîche et plus vive l’activité de son cœur. Elle trouve encore, ce qu’elle ne vous dit pas, le temps de me faire une maison agréable.

Le veuf se tut. Il étudiait curieusement les jeunes époux ; mais Thérèse surtout lui semblait inquiétante. Il ne la comprenait pas encore. Il aurait voulu la retenir, l’observer davantage, cette compagne d’un homme qu’il aimait paternellement ; mais on aurait dit que la jeune femme, sentant cet examen, se dérobait.

— Cher oncle, dit-elle affectueusement, il me faut vous quitter. Rappelez-vous que je suis encore étudiante : le travail m’appelle à la salle, là-bas. Voici déjà l’heure de la contre-visite. Je vais partir. Mais si Fernand vous restait ?… Tu serais heureux, n’est-ce pas, cher ami, de demeurer un peu ici ?

— Mes enfants, dit Guéméné (et il regardait Thérèse avec une fixité singulière), ne vous séparez pas, ne vous séparez jamais par votre faute. Lorsqu’on est marié, autant qu’on le peut, il faut lier ses vies. Souvenez-vous de ce mot-là…

Sur le boulevard, Thérèse et Fernand se serrèrent l’un contre l’autre, d’instinct, sans rien dire. Cette visite les avait troublés. Ils ressemblaient aux fidèles qui sortent d’une église où de grands exemples de foi les ont avertis de leur tiédeur. La dernière phrase du veuf surtout : « Il faut lier ses vies », tourmentait la jeune femme. Lier ses vies, c’était donc la formule du grand amour, puisqu’elle était tombée des lèvres, passionnées encore, de cet héroïque amant. Lier ses vies… mais était-ce abdiquer son « moi », s’abîmer dans l’autre être, ne plus exister ?… Et tout à coup, elle se souvenait de ce qu’elle était : Thérèse Herlinge, l’interne des hôpitaux de Paris. Un ressaut de vanité la redressa au bras de son mari. À ce simple médecin de quartier, dépourvu de célébrité, elle avait immolé son nom glorieux, donné sa personne, son amour ; elle se sentait généreuse. Et puis, comme elle le chérissait tout en gardant sa personnalité entière ! Et avec plus d’abandon, elle s’appuya sur son bras en marchant,

— Cher Fernand ! murmura-t-elle avec délices.

— Comment trouves-tu mon oncle ? interrogea le jeune homme.

— Singulier et mystérieux, répondit-elle, c’est l’homme qui vit avec une morte.

Ils frôlaient la grille du musée de Cluny ; on apercevait son grand pan de maçonnerie gallo-romaine, puis l’abside gracieuse de la chapelle. Une verdure naissante commençait à garnir certains arbres, au milieu desquels des fragments gothiques, — arceaux, ogives éparses, frêles colonnettes aux astragales légères, — servaient de perchoirs à des moineaux bruyants.

— Bonjour, Guéméné !

Coiffé du haut de forme, svelte dans sa redingote longue étroitement boutonnée, Pautel était devant eux. Il sortait de sa clinique de la rue Saint-Séverin.

— J’ai à vous parler, dit-il quand il eut salué Thérèse ; c’est mon destin qui me jette sur votre passage. Peut-être madame Guéméné, en me rendant un grand service, va-t-elle prêter à ce destin une forme charmante. Ni plus ni moins, il s’agit de cela.

— Qu’as-tu, Pautel ? demanda Guéméné, égayé par le trouble où il voyait soudain ce garçon flegmatique, je ne te connaissais pas tant de mythologie !

— Je n’ai rien ; je suis très calme ; je n’ai jamais si bien su ce que je voulais : il en résulte une grande tranquillité d’esprit. J’ai résolu d’épouser une femme que j’aime. Quand on a pris un tel parti et qu’on voit nettement sa vie s’étendre devant soi, droite, bien tracée, tout atermoiement fini, toute incertitude disparue, eh bien, mon cher, on a l’état d’âme plutôt agréable.

— Surtout quand la femme est jolie ! dit Guéméné.

— Et qu’elle a les vertus de Dina ! ajouta Thérèse en éclatant de rire.

Pautel s’effara :

— Comment savez-vous ?

— Comment je sais, mon pauvre ami ! Mais ce n’est que trop clair : depuis que vous fréquentez le service, vous tournez sans cesse autour d’elle, vous n’avez d’yeux que pour ses bandeaux noirs, et on vous voit, quand elle s’écarte, rajuster, comme par un tic, votre binocle, pour suivre plus longtemps sa petite blouse blanche dans la salle.

L’air était tiède ; Guéméné proposa d’aller s’asseoir dans le square :

— Pautel va nous raconter ses amours.

— J’adore ces histoires-là, fit Thérèse, mais à quelle heure serai-je à l’hôpital ?

Ils prirent trois chaises sous le portique isolé qui dresse au centre du jardin le triple feston de ses grands arceaux. Quelques vieux messieurs lisaient leur journal sur les bancs voisins. Parmi les troncs rugueux et puissants des hêtres, s’élevaient les fûts lisses et légers des blanches colonnes éparses. Une longue et mince vierge du xiiie siècle ressemblait à un étroit pilier, strié de plis.

— J’épouserai mademoiselle Skaroff, si elle y consent, dit Pautel, affectant plus d’assurance qu’il n’en possédait réellement. J’ai longuement observé cette jeune fille ; son caractère m’a séduit ; je crois que nous serons heureux ensemble : elle est douce et sérieuse. C’est la femme en qui on ne se lasse pas de trouver une amie.

— Dina ! mon cher, surenchérit Thérèse, vous en êtes fou, cela se devine sous votre calme ; mais, si vous la connaissiez comme je la connais, vous l’aimeriez dix fois plus encore.

Pautel fit tomber son lorgnon, qu’il essuya rêveusement ; ses yeux de myope, indécis, errèrent dans le vague ; puis il demanda :

— Puis-je vous prier d’être mon intermédiaire près d’elle, madame ?

Thérèse s’empressa :

— Mais très volontiers, Pautel, très volontiers ! Je la verrai demain, après la visite : voulez-vous déjeuner chez nous pour fêter le résultat ?

— Oh ! le résultat !… dit Pautel, sans joie.

— Voyons, vieux, ne te tourmente pas, reprit Guéméné en lui frappant sur l’épaule ; si elle refusait, ce ne serait plus la bonne et sympathique fille que l’on sait… Elle, ne pas t’aimer, cette petite antilope farouche, avec ses beaux yeux quêteurs d’amour, ses yeux méfiants et tendres qui disent toute la misère de son isolement, allons donc !… N’est-ce pas, Thérèse ?

À vrai dire, sa femme et lui prenaient un peu à la légère cette histoire d’amour. Un seul amour les préoccupait, leur semblait grand, complet, éblouissant : le leur. Mais par amitié ils feignaient de s’intéresser vivement à celui du jeune homme, et Thérèse allait gentiment répondre, quand Pautel, assez embarrassé de ce qui lui restait à demander, se libéra de tout d’un seul mot, — un mot dont il ne prévoyait pas la portée sur les deux époux :

— Crois-tu qu’elle lâchera sa médecine ?

Au fond du jardin romantique, par ce crépuscule de mars, ces trois discrets personnages parlaient de l’amour à voix basse, sans que nul passant prît garde à eux. Sur les pelouses se dressaient — fragments précieux et informes — des ruines de sculptures grignotées par le temps ; le lierre en avait revêtu quelques-unes, et c’étaient alors de vivantes architectures somptueuses et délicates, des monuments géométriques de verdure à la secrète ossature de pierre. Au loin, défendant la grille close, les deux grands lions ailés, tout bronzés de mousse, veillaient.

Thérèse et Fernand se regardèrent. Comment ! encore une fois le pénible problème surgissait devant eux ! Ce cas de conscience les avait déjà fait assez souffrir cependant, et, à ce seul souvenir, un doute se réveillait dans leurs âmes. Les yeux de Thérèse disaient à son mari : « Êtes-vous donc tous complices, pour conspirer ainsi contre notre liberté et notre gloire ? N’est-ce donc point assez de vous abandonner notre cœur, de vous donner nos caresses, et vous faut-il posséder jusqu’à notre cerveau, que vous forcez jusqu’à ce dernier retranchement notre individualité plus qu’à demi conquise ? » Et les yeux de Fernand, avec mélancolie, disaient à sa femme : « Tu vois, tu vois ! lui aussi la veut toute. Je n’étais donc pas un monstre !… » Mais ce furent en eux d’obscures sensations que les moindres paroles eussent déformées.

Thérèse dit en riant :

— Pourquoi voulez-vous l’arracher à sa médecine, la pauvre petite ?

— Oh ! balbutia Pautel, un peu gêné par le propre cas de madame Guéméné, c’est une conception à moi : je ne me vois pas le mari d’une femme-médecin. Vous êtes trop fortes pour nous, vous nous écrasez de votre sapience ; je serais horriblement humilié d’en savoir moins que ma femme… Et puis, j’ai des idées bourgeoises sur le mariage.

— Mon cher ami, déclara Guéméné avec une chaleur naïve, nous n’avons pas le droit de demander à nos femmes une pareille abdication. Elles sont et restent, après tout, maîtresses de leur vie. Nous leur proposons de s’associer à nous, mais nous ne devons pas exiger d’elles l’immolation. Ce sont des compagnes, et non des esclaves, que nous souhaitons. Il faut respecter leur vie intellectuelle, la protéger, la défendre, au besoin ; mais l’étouffer ! ah ! par exemple, ce serait odieux !

Et Thérèse à son tour :

— Jamais, jamais une véritable étudiante ne voudra renoncer à sa carrière, même pour l’amour. Dina, aujourd’hui, se passionne pour son métier. Il y a toujours dans nos études une époque d’enchantement où, les premières difficultés surmontées, on fait d’enthousiasme la grande plongée dans la science. Elle l’a faite. Je la suis de très près. Depuis quelques semaines, elle travaille avec une ferveur qui la transfigure. Littéralement, elle boit ses livres.

— D’ailleurs, reprit Guéméné gaiement, j’ai bien acquis, ce me semble, le droit de parler de ces choses : vois l’exemple vivant que nous sommes. J’ai assez admiré ma femme, en l’épousant, pour lui reconnaître le droit d’exister dans la société, au même titre que moi. Nous savons nous aimer malgré la similitude de nos fonctions. Nous sommes les époux nouveaux ; nous inaugurons une ère, mais dans la douceur et la béatitude.

— Et l’ennui, dit Thérèse, ce perfide serpent des bons ménages, est d’avance vaincu. Croyez-moi, dans le mariage, il est bon que le travail occupe la femme.

— C’est vrai, dit Pautel, qui les avait écoutés avec une docilité parfaite et d’un air converti ; mais, madame Guéméné, demandez donc tout de même à votre amie si, pour m’épouser, elle veut bien redevenir une femme d’autrefois.

Pautel était un homme du Nord, froid, réfléchi et insondable. Thérèse eut une pointe d’humeur devant cette obstination tranquille.

— Vous êtes buté, je le vois. Ne comptez pas sur moi pour plaider votre cause, mon pauvre ami ; ce n’est pas moi qui conseillerai à Dina une mauvaise action : or, ce que vous demandez est une mauvaise action.

Et, se levant, elle boutonna sa jaquette, rajusta ses gants pour partir ; et elle scandait fièrement, nerveuse et offensée :

— Une mauvaise action, vous entendez !

Guéméné sourit amoureusement en la regardant. Elle lui semblait une Minerve orgueilleuse et charmante, et si femme, toujours, dans ces colères puériles et irraisonnées ! Par un mouvement d’humeur, elle s’était écartée des deux hommes. Ceux-ci se levèrent, à leur tour. Guéméné, se retournant alors vers Pautel, le vit blêmir. Il en eut pitié et dit :

— Allons, vieux, du calme ! Qu’importent ces discussions ? Si elle t’aime, tout est gagné.

— Oui, mais si elle ne m’aime pas, je suis fichu.

— Écoutez, Pautel, dit Thérèse qui revint vers lui, un peu apaisée, je veux bien me résigner à la démarche que vous attendez de moi, mais j’hésite à en prendre seule la responsabilité. Demain je ne dirai rien à Dina lors de la visite, je l’amènerai déjeuner chez nous, et c’est dans notre nid, dans l’atmosphère de notre foyer, de notre heureuse intimité conjugale, qu’elle apprendra votre amour, et quel sacrifice vous exigez d’elle.

Et, après une poignée de main de bonne camarade, elle le laissa rêver dans ce square où le pépiement des oiseaux devenait assourdissant. Elle s’en allait triomphante au bras de son jeune mari. Guéméné l’entendit murmurer tendrement, à la cadence de leur marche à deux :

— Oh ! Fernand ! Fernand ! merci des choses que tu as dites. Je vois enfin que tu m’as comprise. Ah ! je sais, moi, ce qu’est le bonheur !

Il la sentait frémir d’émotion à son bras, et elle marchait ainsi, ardente, vibrante et passionnée, vers l’hôpital sombre dont ils apercevaient maintenant le portique, de l’autre côté de l’eau. Elle réalisait bien l’idéal de la femme nouvelle. Le labeur cérébral n’était rien à son cœur ni à sa jeunesse. Cette étudiante, âpre au travail, demeurait la plus caressante des épouses, la plus câline. Quand ils eurent passé le Petit Pont, traversé le Parvis, ils se dirent adieu sur le seuil de l’hôpital. De la scène précédente, ils avaient gardé un peu de fièvre. Thérèse débordait de reconnaissance pour la chaude profession de foi de son mari. Tout à coup, dans un geste de passion mi-impulsif, mi-délibéré, elle le prit à l’épaule, et là, sur ce seuil de la porte béante, en plein Paris et en plein jour, la fille du célèbre Herlinge, avançant les lèvres, baisa au front, devant tous les passants, le modeste docteur Fernand Guéméné.