Princesse Nichonnette/Texte entier

Éditions Prima (Collection Gauloise no 138p. 1-47).

ANDRÉ CHANDOR

I

Un Monarque dans l’embarras

Ce matin-là, Hilarion XIV, roi de Boulimie, se réveilla de fort méchante humeur. En jouant à la belote la veille au soir avec son valet de chambre — que voulez-vous, quand on est roi, les distractions ne sont pas très nombreuses — Sa Majesté avait perdu les derniers trente-cinq francs qui lui restaient sur ses petites économies personnelles. Or, deux jours plus tôt, son grand trésorier lui avait signifié qu’il ne pouvait plus lui lâcher un « radis » (monnaie du pays qui ne vaut guère plus que notre franc actuel) jusqu’à la fin du mois.

D’autre part, l’accorte et jeune camériste qui était chargée depuis un mois déjà du réveil de l’auguste souverain, avait filé, la veille, avec un acrobate roumain venu en représentation de gala au palais, à l’occasion des dix-huit ans de la princesse Viviane. Or, pour des raisons qu’il ne nous appartient, ni à vous ni à moi, d’approfondir, Hilarion XIV appréciait tout particulièrement la manière aimable qu’avait cette jeune fille de chambre de le faire passer du rêve à la réalité.

Enfin, le rapport du soir que lui avaient présenté, la veille, ses ministres, décelait une situation générale du royaume de Boulimie qui frisait la catastrophe. Qu’on ne s’étonne pas de lire « le rapport du soir ». En effet, l’astucieux roi de Boulimie avait, depuis de longues années, décrété que ses ministres se réuniraient en son auguste présence, non pas comme il est coutume dans presque tous les pays, le matin, mais au contraire le soir, au moment précis où Sa Majesté se mettait au lit. Il affirmait — et en cela, il montrait certes une grande sagesse — qu’on a toujours le temps d’entendre des choses embêtantes, et au surplus, il estimait qu’il est moins pénible d’entendre ces choses à la fin de la journée, quand on a l’esprit déjà embarrassé d’autres questions et d’autres soucis. Le matin, au contraire, quand on ouvre les yeux sur la belle nature, au moment où il est si facile de s’imaginer que tout va pour le mieux dans le meilleur des royaumes, il jugeait qu’il serait insupportable d’écouter ce qu’il appelait lui-même les radotages des polichinelles de son cabinet.

Or, donc, ce matin-là, Hilarion XIV était dans un état d’esprit détestable, et tandis qu’il se battait avec ses bretelles, il ruminait des pensées couleur d’encre de Chine.

Il allait enfin réussir à boutonner ses pantalons, lorsque trois coups légers furent frappés à la porte de sa chambre et une délicieuse petite camériste, du service de la princesse, montra son minois dans l’entre-bâillement de la tenture.

— Entre, petite, lui dit le roi en lâchant ses bretelles, que me veux-tu ?

— Sire, répondit la brune enfant, un petit brugnon vert de dix-sept à dix-huit ans à peine, j’apporte à Votre Majesté un message de la princesse Viviane.

Le roi prit le message de sa fille, mais, beaucoup plus intéressé par celle qui l’avait porté, il posa le pli sur une petite table, s’assit dans un fauteuil et attira vers lui d’un geste paternel, la jeune et jolie camériste.

— À ce que je vois, lui dit-il, tu fais partie du service ordinaire de ma fille.

— Oui, Sire, ou, plus exactement, je suis la femme de chambre particulière de la princesse.

— Il y a longtemps que tu es à son service ?

— Plus de six mois, Majesté.

— Et comment se fait-il que je ne t’ai jamais vue, mon enfant ?

— Parce que je ne quitte presque jamais ma maîtresse, Sire. Seulement, aujourd’hui, il s’est produit une certaine agitation parmi les femmes du palais et c’est pourquoi je suis venue moi-même.

— Eh bien, ma petite… ma petite… comment t’appelles-tu ?

— Wassline, Majesté.

— Eh bien, ma petite Wassline, je bénis le ciel qui a tourné la tête aux chambrières du palais, puisque cela me vaut le plaisir de faire ta connaissance.

Wassline baissa modestement les yeux tout en faisant semblant de ne pas s’apercevoir que la royale main d’Hilarion XIV était descendue le long de son bras et explorait maintenant cette région que les cavaliers désignent généralement sous le nom d’« arrière-main ». Elle rougit seulement un peu, juste ce qu’il fallait, pour rester honnête et répliqua :

— Oh ! Sire, c’est trop d’honneur, et c’est plutôt moi qui dois bénir le ciel de m’avoir mise, ce matin, en votre auguste présence.

Le roi suspendit un instant ses manœuvres d’exploration et regarda la petite d’un œil amusé.

— Tiens, tiens ! fit-il, voyez-vous ça, cette gamine, si ça sait déjà tourner son petit compliment ! Quel âge as-tu ?

— Dix-sept ans et demi, Sire.

— Et à dix-sept ans et demi, c’est déjà à toi toute seule tout ce que je touche là ?

Et ce disant, Sa Majesté s’en donnait à cœur joie… et à pleines mains. Et ce qui vous prouve que les proverbes ne sont quelquefois que de pures âneries, ce petit jeu de mains ne dégénéra nullement en jeu de vilain. Tout au contraire, il se termina de la plus charmante façon et lorsque la jeune Wassline quitta son souverain, quelques trente ou quarante minutes plus tard, elle souriait et ses joues étaient plus fraîches et plus roses qu’une tulipe de Haarlem.

— Puisque tu reviens dans les appartements de ma fille, tu diras à la Reine, en passant, que je désire vivement lui parler au plus tôt.

— Bien, Sire.

— Ah ! et puis tu pourras dire aussi à la princesse Viviane qu’à partir de demain, tu ne fais plus partie de son personnel ordinaire, mais que tu passes au service de son monarque de père.

— Oh ! Sire…

— Va, mon enfant, et maintenant, je te permets de bénir le ciel : il a fait ce matin une double bonne action !

La soubrette, tout émue, plongea en une profonde révérence et s’en alla.

Le roi continua sa toilette et se plantant devant son miroir, pour nouer sa cravate, il aperçut, non sans quelque mélancolie, la couperose violente qu’avait provoquée, sur son visage, la visite de la petite camérière.

— Bon Dieu ! se dit-il sans aménité, mon pauvre Hilarion, ça ne me paraît plus être bien de ton âge, ces petites plaisanteries. Tu es joli, maintenant, avec cette figure de brique cuite !

Et cependant qu’il se faisait ces amères réflexions, la porte de sa chambre s’ouvrit et la reine entra.

— Bonjour, mon ami, lui dit-elle, vous êtes frais comme un cœur de laitue, ce matin !…

— Vous trouvez, ma bonne amie, répliqua-t-il.

— Oui, ajouta la reine en riant, et même je trouve que vous êtes un peu trop frais, trop éclatant, si j’ose dire.

Puis, s’asseyant dans un vaste fauteuil, elle poursuivit, mi-figue, mi-raisin :

— Vous mangez trop le soir, Hilarion, cela n’est pas bon à votre âge et puis, vous jouissez trop…

— Oh ! pouvez-vous dire, interrompit le roi.

— Si, mon ami, vous jouissez trop de la vie. Et je vous assure que vous feriez mieux de vous restreindre un peu. Mais cela vous regarde. Vous m’avez fait appeler, je pense que vous devez avoir des choses graves à me communiquer.

— En effet, ma bonne Euphrasie, j’ai à vous faire part d’événements qui ne sont peut-être pas absolument graves, mais qui ne manquent pourtant pas d’être passablement embêtants.

— C’est toujours cette question financière, mon pauvre ami, qui vous tracasse ?

— Hélas ! oui. Mais indépendamment du côté financier, il y a aussi pas mal de petits ennuis politiques, intérieurs et extérieurs qui aggravent encore notre misérable situation de trésorerie.

— À l’intérieur, évidemment, je suis au courant, et c’est sans doute toujours votre neveu Zifolo qui vous cause du souci. Ah ! c’est un joli cadeau que vous a fait là votre frère en mourant !

— Oh ! Euphrasie, ne jugez donc pas aussi sévèrement cet enfant. Bien sûr, ses fredaines amoureuses et surtout ses frasques politiques nous ont donné bien du fil à retordre, mais vous verrez qu’avec l’âge il mettra de l’eau dans son vin. Il faut que jeunesse se passe !

— Oui, sans doute, répondit la reine en coulant vers son mari un drôle de regard, mais il est des gens chez qui cette déplorable jeunesse est éternelle ! Enfin, où voulez-vous en venir, car je suppose que vous avez une solution possible en vue.

— En effet, ma bonne. Voilà : le côté politique

Oh ! sire, c’est trop d’honneur (page 5).

intérieure étant considéré sous son angle le plus

favorable, il reste le côté financier et le côté politique extérieure. Pour le premier, mon grand trésorier m’a présenté hier un budget tellement déficitaire qu’il ferait tordre de rire le dernier des chiffonniers du royaume. Quant à la politique extérieure de nombreux troubles

de frontière m’ont été signalés du côté de la Calvitie.

— Eh bien ! c’est complet !

— Évidemment et c’est à ce double sujet que je tenais à vous consulter et à vous demander votre avis sur une idée qui m’est venue cette nuit et qui serait susceptible de parer à la fois à notre désastre financier et à nos ennuis de frontières.

— Ah ! ah ! voyons cette idée rarissime ?

— Elle est fort simple. Il suffirait, pour tout arranger d’accorder la main de notre fille au prince Atchoum, héritier du trône de Calvitie, notre richissime et dangereuse voisine.

La reine bondit.

— Hein ? s’écria-t-elle, vous voulez marier Nichonnette à ce crétin ?

— Ma bonne Euphrasie, ne vous emballez donc pas ainsi. Réfléchissez un peu. Par ce mariage, nous faisons d’une pierre deux coups…

— Vous avez des allusions charmantes !

— C’est sans le vouloir !… Tenez, je passe une minute dans mon cabinet, pensez à ce que je vous ai dit et vous me donnerez votre sentiment.

Le roi sortit. Quand il revint, quelques instants plus tard, la reine était debout, au milieu de la chambre.

— Vous avez raison, mon ami, lui dit-elle, votre idée, à la réflexion me paraît excellente. Seule, notre fille pourrait faire quelque objection sur la personne du candidat.

— Oh ! çà, fit Hilarion évasivement…

— Oui, compléta la reine à mi-voix, il est vrai que si son mari ne lui donne pas toutes les satisfactions qu’elle est en droit d’attendre, Nichonnette saura bien les chercher ailleurs… Cela ne fera jamais qu’un cocu de plus sur la terre !

— Que dites-vous, ma chère, interrogea le roi.

— Oh ! rien, je supputais simplement les chances de succès. Mais je vous quitte, je veux sans tarder pressentir notre fille.


II

Une princesse
qui n’a pas froid aux yeux… ni ailleurs

En quittant la chambre de son souverain maître, la jeune Wassline, camériste particulière de Son Altesse Royale la princesse Nichonnette, était allée prévenir la reine du désir exprimé par Hilarion XIV de s’entretenir quelques instants avec elle. Puis, sa commission faite, elle avait couru aux appartements de la princesse. Sans même frapper elle entra dans la chambre en coup de vent.

Évidemment, les excès du thermomètre excusaient, en ce mois d’août, bien des légèretés dans la tenue, mais vraiment, celle de la princesse Viviane, à ce moment-là repoussait jusqu’à l’extrême toutes les limites permises. Disons tout de suite et sans plus de circonlocution qu’elle était parfaitement nue, gisant sur son lit, les deux mains sous la tête. Les yeux mi-clos, elle rêvassait, et le Diable seul sait peut-être ce qui lui pouvait bien passer par la tête.

D’une seule traite, la jeune femme de chambre courut jusqu’au lit de sa maîtresse. Sur l’épaisse peau de renard qui servait de descente de lit, elle se laissa tomber à genoux, cacha sa figure dans ses mains et le tout dans les draps, tout contre la hanche de sa maîtresse. Puis elle se mit à secouer ses épaules et à frotter ses yeux, imitant à s’y méprendre, et les apparences et les résultats du désespoir sangloté le plus violent.

Nichonnette s’était retournée d’un bond et, maintenant, à genoux sur son lit, les fesses en l’air et la tête sur le drap, contre celle de sa camériste, la jeune princesse lui demandait les raisons de cette détresse soudaine.

— Raconte tout, ma petite Line, lui dit-elle doucement, dis-moi le grand chagrin qui te met dans cet état.

Mais Wassline, jugeant qu’elle n’avait décemment pas encore assez pleuré, reprit de plus belle son shimmy désespéré.

— Allons, petite Linotte, fit doucement la princesse, calme-toi un peu et essaie de me raconter tes peines, nous verrons bien sans doute le moyen d’y porter remède.

La petite chambrière frotta ses yeux une dernière fois, renifla, toussota et releva enfin vers sa maîtresse un visage de catastrophe.

La princesse la prit par la main et la fit asseoir sur son lit, à côté d’elle. Puis elle passa gentiment un bras autour de son cou et attira la tête brune contre son épaule.

— Maintenant, lui dit-elle, raconte-moi ce qui t’arrive.

En phrases hachées, bribe par bribe, Wassline relata sa visite chez le roi. Elle arrangea seulement un peu les choses et si elle rapporta fidèlement gestes et paroles depuis son entrée dans la chambre royale, elle se garda bien de préciser jusqu’à quel point… final le monarque lui avait marqué de l’intérêt. Mais par contre, elle insista beaucoup sur la décision prise à son sujet par Hilarion XIV.

— Jamais de la vie s’écria la princesse, tu n’entreras pas à son service. Je t’ai, je te garde.

Et pour mieux signifier sa volonté, elle resserra un peu son étreinte autour de la petite tête brune. Ce geste devait avoir de curieuses conséquences. En effet, Wassline, mal assise, sans doute, culbuta en arrière sur le lit de la princesse qui fut, elle aussi, entraînée dans la chute.

Un quart d’heure après, Nichonnette était sans doute pleinement convaincue de la sagesse exemplaire de sa femme de chambre, car c’est avec beaucoup de sérénité qu’avec l’aide de celle-ci elle procédait à sa toilette. Elle était même presque entièrement habillée lorsqu’une de ses femmes de chambre vint lui dire que la reine désirait lui parler.

Ce cérémonial semblera peut-être un peu étrange, mais c’est Nichonnette elle-même qui l’avait ainsi réglé. Très indépendante et furieusement jalouse de sa liberté, elle avait depuis longtemps exigé que quiconque désirait pénétrer dans ses appartements privés, fût-ce sa mère elle-même, devrait se faire annoncer par une de ses femmes.

La reine fut donc introduite et Wassline, après une savante révérence, se retira.

— Elle est gentille cette petite, dit la reine, mais elle respire le vice par les yeux, le nez, la bouche et les oreilles. Pourquoi donc est-elle toujours fourrée chez toi ?

Nichonnette sentit venir une attaque déplaisante. Elle se hâta donc de contre-attaquer.

— Vous aimeriez mieux sans doute, répliqua-t-elle avec impertinence, qu’elle soit toujours fourrée dans la chambre du « patron » ?

— Oh ! Viviane, combien de fois me faudra-t-il te défendre d’appeler ton père le « patron »…

Nichonnette redoubla d’insolence :

— J’ peux pourtant pas l’appeler Hilarion.

La bonne reine Euphrasie coula vers sa princesse de fille un regard de pintade qui aurait couvé un moule à gaufres. Elle sentit que Viviane était dans un de ses jours électriques et comme il lui fallait au contraire la prendre par la douceur, elle retint son indignation.

— Allons, ma chérie, lui dit-elle, Calme-toi. J’ai à t’entretenir de choses graves…

— C’est urgent ce matin ?… Oui, eh bien, allons-y !

Et Nichonnette, à cheval sur le bras d’un fauteuil, alluma une cigarette et tendit vers sa mère un visage attentivement résigné.

La pauvre mère, maintenant qu’elle se trouvait à pied d’œuvre, était très embêtée. Elle ne savait comment rapporter à sa fille la conversation qu’elle venait d’avoir avec le roi. Enfin, avec le courage des

Elle était parfaitement nue (page 12).

gens qui se noient elle partit comme un trait et débita tout son discours sans respirer.

Quand elle eut fini, elle osa enfin lever les yeux vers sa fille. À sa grande stupéfaction, Viviane n’avait pas poussé un seul de ces hurlements qui lui étaient familiers dès qu’on abusait de sa patience.

— C’est tout ? dit-elle simplement.

— Oui, mon enfant, répondit la reine avec un gros soupir, et je trouve même que c’est assez comme ça !

— Ah ! dites, maman, une seule question : le prince Atchoum, l’heureux héritier du royaume de Calvitie, c’est bien le petit gros qui était l’autre soir au gala du palais ?

— Oui, ma fille, s’empressa la mère toute joyeuse, tu l’avais donc remarqué déjà.

— Ça serait difficile de ne pas le remarquer, il a l’air d’un saucisson greffé sur des pattes de sauterelle !

— Oh ! tu sais… évidemment, il n’est pas beau, mais pour faire un mari…

— C’est bien suffisant, acheva la princesse en riant. Enfin, laissez-moi réfléchir jusqu’au déjeuner. Je vous donnerai alors ma réponse… mais dès maintenant, je crois pouvoir vous dire qu’elle sera favorable.

— Ah ! ma fille, s’écria la mère en serrant Viviane sur son vaste sein, la Boulimie tout entière est actuellement entre tes mains !…

Puis elle sortit précipitamment pour aller pleurer à son aise toute son émotion contenue.

Nichonnette, restée seule, changea aussitôt d’attitude. Elle lança une ruade terrible dans son fauteuil, balaya d’une gifle magistrale une statuette qui se trouvait sous sa main, envoya d’un coup de pied sa babouche dans la fenêtre dont une vitre vola en éclats… Elle aurait ainsi saccagé toute la chambre mais ayant heureusement perdu l’équilibre, elle s’affala sur le tapis. Là, elle donna libre cours à sa colère.

— Bon Dieu d’bon Dieu d’sale cochonnerie d’métier !… Mais qu’est-ce que j’ai donc fait au ciel pour naître fille de roi ?… Voilà maintenant, sous prétexte que je suis princesse de Boulimie et qu’il faut sauver mon pays, voilà ma vie entière collée à celle du prince Atchoum ! Me voilà contrainte par la force des événements à jurer amour, obéissance et fidélité à ce paquet ridicule ! Me voilà obligée de vivre avec lui, de sortir avec lui, de manger avec lui, de dormir, de…

Cette perspective la fit se dresser dans un sursaut d’énergie, elle appela Wassline de toutes ses forces, puis, à bout de courage, elle se jeta sur son lit et se mit à sangloter.

À l’appel de sa maîtresse, Wassline accourut. Les choses étant, cette fois-ci, inversées, c’est à elle qu’incombait le rôle de consolatrice. Elle dut, sans doute, s’y montrer aussi habile que l’avait été la princesse avec elle, car, à l’heure du déjeuner, Nichonnette sortit de sa chambre aussi calme et souriante que si rien ne la menaçait.


III

Son cousin Zizi

Nichonnette, à table, ainsi qu’elle l’avait promis, fit connaître sa décision.

— Évidemment, mon père, je mentirais si je vous disais que l’idée de ce mariage fait battre mon cœur de joie. Mais puisque des raisons d’ordre tellement supérieur me dictent la conduite à tenir, je n’ai qu’à m’incliner et à faire mon devoir.

Le roi et la reine regardèrent leur fille, un peu étonnés. Ce n’était pas souvent que Viviane faisait preuve d’autant de sagesse et de gravité. Et cependant, tout le long du repas, la jeune princesse se comporta de la plus édifiante façon. Puis, le déjeuner achevé, elle se retira dans ses appartements, après que son royal père l’eût couverte de bénédictions.

— La Boulimie, mon enfant, lui dit-il avec émotion, te sera éternellement reconnaissante de ce que tu auras fait pour elle.

Dès qu’elle fut arrivée dans son boudoir, Nichonnette ne perdit pas son temps. Elle sonna sa fidèle Wassline à qui elle exposa rapidement le plan de campagne qu’elle avait ébauché en déjeunant.

— Seulement, conclut-elle, tout ce que j’ai combiné est très joli, mais je ne peux rien arrêter sans en avoir discuté avec mon cousin. Aussi, petite Line, tu vas te déguiser en ce que tu voudras, paysanne, mendiante ou grande dame et tu vas filer porter ce mot au prince Zifolo. Mais fais bien attention, car tu sais que ce vieux corbeau de ministre de l’intérieur le fait surveiller étroitement, tu pourrais te faire pincer et ce serait une catastrophe.

— Votre Altesse peut compter sur moi, assura Wassline, le mot sera bien remis au prince en personne.

Nichonnette, dès que Wassline fut partie, sonna une femme de son service pour l’habiller.

— Donnez-moi mes culottes de cheval beige, ma jaquette grise et mes bottes jaunes. Envoyez aussi quelqu’un aux écuries dire qu’on me selle Rococo immédiatement.

En un tournemain, la jeune princesse fut prête, bottée, gantée. D’un coup d’œil à la fenêtre, elle s’assura que Rococo était dans la cour et, quatre à quatre, elle descendit le petit escalier qui desservait ses appartements privés. Lestement, Viviane sauta en selle, rassembla les rênes et partit au petit trot de promenade.

— J’ai plus d’une heure devant moi, monologuait-elle en remontant la grande allée qui menait du palais à la route, donc j’ai largement le temps d’arriver au rendez-vous.

Et elle mit Rococo au pas.

— Pourvu, continua-t-elle, que Line ne se soit pas fait surprendre, nous serions tous dans de beaux draps ! Mais non, je suis bien tranquille, quoi qu’il lui arrive, il est certain qu’elle se débrouillera pour tout arranger.

La jeune princesse avait, en effet, bien placé sa confiance et la brune Wassline n’était pas de ces petites personnes qu’il est facile de rouler quand elles n’en ont pas envie.

En sortant du boudoir de Nichonnette, la petite camériste s’était rapidement habillée, non pas en grande dame, ni en mendiante, mais tout simplement comme une petite employée quelconque, vendeuse ou dactylo, se rendant à son travail. Ainsi camouflée, elle eût pu passer inaperçue dans les rues de la capitale mais son joli minois et surtout ses yeux de braise ardente la signalaient à chaque pas à l’attention des passants.

Trois ou quatre fois, elle eut à rabrouer assez vertement quelques suiveurs par trop audacieux, mais elle n’y prit même pas garde. Cependant, comme elle parvenait à proximité de l’hôtel du prince Zifolo, elle fut suivie et bientôt abordée par un homme d’un certain âge qui, sans ambages, lui fit comprendre qu’il était prêt à sacrifier sa vie et bien plus encore pour elle si elle voulait bien lui accorder quelques minutes d’entretien.

Wassline toisa le nouveau soupirant, et le trouvant plus à son goût, sans doute, que les précédents, elle lui dit :

— Mon Dieu, monsieur, bien que cela ne soit pas dans mes habitudes, si vous voulez m’offrir un rafraîchissement dans un petit coin où personne ne nous verra, j’accepterai avec plaisir.

Les yeux du galant eurent un éclair. Il prit Wassline par le bras et, sans plus de formes, l’entraîna vers un

… Un coup de pied dans la fenêtre… (page 19).

bar de sa connaissance qui offrait des salons particuliers à sa clientèle.

Line commanda des citronnades, puis, comme personne ne risquait de juger en bien ou en mal la façon dont elle se comportait, elle permit à son compagnon quelques menues privautés. Au cours de ces ébats, le sac de la camériste tomba à ses pieds.

— Ah ! mon Dieu, ma glace, s’écria-t-elle.

— Tant pis, ma chérie, répliqua le galant, nous en achèterons une autre en sortant.

Et il se baissa pour ramasser le sac. Alors, d’un geste rapide, l’étrange petite femme de chambre vida dans le verre de son amoureux le contenu d’un petit sachet de papier rose. L’homme se releva et lui remit son sac. La glace était intacte.

— Merci, lui dit-elle, en lui tendant ses lèvres.

Il lui prit un long baiser. Quand elle se fut dégagée, Wassline, d’un geste câlin, le prit par le cou et voulut le faire boire elle-même. Il se laissa faire en riant et la gamine ne lui fit pas grâce d’une gorgée. Puis elle lui donna, de nouveau, ses lèvres rouges comme un cœur de figue mûre. Mais l’amoureux qui jusqu’alors, s’était montré fort entreprenant, donna soudain des signes de lassitude et même laissa entendre bientôt un ronflement doux et paisible.

Wassline le coucha sur le divan, elle se recoiffa, ramassa son sac et tout doucement gagna la sortie. Sur le seuil de la porte, elle se retourna en souriant et en manière d’adieu, lança vers le dormeur d’une voix gouailleuse :

— Bonne nuit, eh, sale roussin !

Et, sûre désormais que la voie était libre, elle se précipita chez le prince Zifolo à qui elle remit le message de Nichonnette.

Une heure plus tard, en effet, le prince Zifolo, à cheval, arrivait au rendez-vous fixé par sa cousine. C’était là, d’ailleurs, qu’ils avaient accoutumé, tous deux de se rejoindre, depuis que la conduite politique du prince Zifolo le tenait un peu éloigné de l’intimité de la famille royale. Ce lieu de rendez-vous était un petit pavillon de chasse situé en pleine forêt et qui était gardé par la vieille nourrice de Zifolo qui lui était toute dévouée.

Quand le prince arriva, il trouva la vieille femme assise sur un petit banc aux pieds de Nichonnette. Celle-ci, accablée de chaleur, s’était affalée dans un large fauteuil où elle écoutait avec patience les histoires de la brave nourrice.

Dès qu’elle aperçut son cousin sur le seuil, elle lui cria joyeusement :

— Bonjour, Zizi ! j’avais bien peur que tu ne reçoives pas mon message.

— Si, tu le vois, je l’ai eu. Wassline a pu passer malgré la surveillance. Elle t’expliquera ça elle-même, mais pour m’avoir fait appeler, au risque de te compromettre gravement, auprès de mon royal oncle, il faut que tu aies des choses graves à me dire.

— En effet, répondit Nichonnette, des choses très graves même… On me marie…

Ayant, d’un coup, lâché le gros morceau de ses confidences, la petite princesse, tout angoissée, en attendit l’effet sur celui qu’elle adorait… un peu plus qu’en qualité de cousin.

Le prince Zifolo devint pâle. Il ferma les yeux une seconde, puis, saisissant sa cousine à pleins bras, il la pressa contre lui en lui criant d’un ton éperdu :

— Nichonnette ! Ce n’est pas vrai ce que tu me dis là ?… Dis-moi que c’est une méchante plaisanterie que tu me fais !

Nichonnette le fit asseoir dans le fauteuil puis, s’installant gentiment sur ses genoux, elle lui raconta ce qui s’était passé le matin au palais. Elle insista surtout sur les raisons d’ordre national qui lui faisaient accepter cette union avec le prince Atchoum pour lequel elle n’éprouvait qu’un sentiment de parfaite indifférence, sinon de répulsion.

Mais, très amoureux de Nichonnette, le prince Zifolo — Zizi, comme elle l’appelait elle-même — s’emporta contre ce qu’elle croyait « des raisons d’ordre national ».

— Comment, lui dit-il, tu m’abandonnes au moment précis où je vais toucher au but, où mes longs et périlleux efforts vont être couronnés de succès ! Ma pauvre petite, tu parles de raisons nationales, mais dans un mois d’ici, ces raisons ne vaudront plus rien. Il n’y aura plus de royaume de Boulimie ! mais une République boulimienne… et c’est moi qui en serai le président…

— Mais, interrompit vivement la princesse, qui te dit que je te laisse tomber, espèce de grand ballot. Au contraire, je ne serai jamais plus à toi que lorsque j’aurai épousé le pot à tabac héritier du trône de Calvitie.

Et comme Zifolo n’avait pas l’air de très bien comprendre, Nichonnette se pencha à son oreille et lui exposa à voix basse tout son plan de campagne.

— Es-tu d’accord ! lui demanda-t-elle quand elle eut fini.

Pour toute réponse, il lui prit la tête et mit sur sa bouche un long et très tendre baiser. Nichonnette ferma les yeux et ne se défendit pas. Dame ! c’était trop bon !


IV

Le Mariage de Nichonnette

Un mois après, le palais royal était en grande animation. Un mois, jour pour jour, après avoir donné à son père son acquiescement à la proposition qui lui avait été soumise, la princesse Viviane épousait en grande pompe le prince Atchoum, le riche et puissant voisin, héritier du royaume de Calvitie.

Après les cérémonies officielles, un lunch monstrueux avait réuni au palais tous les hauts personnages des deux royaumes, tandis que les deux familles royales et quelques rares privilégiés s’était confortablement installés autour de la table, dans la salle à manger.

— C’est très distingué, le lunch debout, avait déclaré Hilarion XIV, mais c’est bien trop fatigant pour moi.

— D’autant plus, avait ajouté Nichonnette, que pour bien se taper la cloche, il n’y a rien de tel que d’être sur une bonne chaise ou dans un bon fauteuil.

Assise à la grande table à côté de celui que Dieu et les hommes venaient de lui « coller comme époux » — ainsi qu’elle le disait sans respect — Nichonnette s’occupait de tout le monde, sauf de son récent seigneur et maître. À un moment donné, le prince Atchoum qui avait déjà pas mal mangé et bu, voulut attirer sur lui l’attention de sa jeune et jolie femme, dont il était, au demeurant, très fortement épris. Il se pencha vers Nichonnette qui, à ce moment précis lui tournait le dos et apercevant les appétissantes rotondités qui se présentaient à portée de sa main, il y promena ses doigts avec agilité et précision.

Trop de précision même, sans doute, car Nichonnette se retournant d’un bond de carpe, lui administra un vigoureux coup de fourchette sur la main, en lui disant tout bas, mais d’un ton furieux :

— Eh bien, dites donc, espèce de gros veau, faudra pas vous amuser souvent à ce petit truc-là, hein ?

Le prince Atchoum regarda d’un œil hébété celle qu’il considérait déjà comme une proie à sa merci et, en dépit de sa soûlographie assez avancée, il sentit

Le prince Atchoum, au bras de sa femme (page 36).

confusément que les choses n’iraient peut-être pas aussi facilement qu’il s’était flatté de les mener lui-même.

Dans le doux pays de Boulimie, quand de simples paysans marient leurs enfants, le repas de noces est déjà fort long. Alors vous pensez ce que put être celui qui fut servi ce jour-là à la table du roi Hilarion XIV. À cinq heures du soir, on était péniblement parvenu à servir le rôti et il y avait encore sept plats, entremets et desserts à voir venir.

Aussi, Nichonnette, prétextant qu’elle ne mangeait pas de viande rouge, s’esquiva discrètement de la salle à manger. Le prince Zifolo, que son oncle, le bon roi Hilarion avait tenu à inviter malgré les protestations de la reine Euphrasie, aperçut le petit signe complice que lui adressa sa cousine et aussi discrètement qu’elle, il se leva et la suivit.

— Va-t-en m’attendre dans ma chambre, lui jeta-t-elle en passant à côté de lui, je te rejoins dans cinq minutes.

La jeune princesse parcourut en vitesse galeries et salons où elle distribua sans compter à ses invités la grâce de son sourire, puis à toutes jambes elle se sauva par une petite porte des appartements privés, et courut à sa chambre retrouver le prince Zifolo.

Blottie dans ses bras, elle lui abandonna ses lèvres avec passion et, entre deux baisers, elle lui rappela ce qui avait été convenu entre eux lors de leur dernière entrevue, au pavillon de chasse.

— Tu sais ce que je t’ai juré, lui dit-elle, c’est aujourd’hui même que je serai ta femme, ta vraie femme, à toi tout seul !

— Mais, c’est fou ! Nichonnettte…

— Ne t’inquiète pas, Zizi, puisque je te dis que tout est arrangé. Allez, encore un baiser et je reviens à table. Toi, sauve-toi et reviens ce soir à minuit où je t’ai dit…

Et prestement elle s’enfuit pour ne pas éveiller de soupçons par une trop longue absence. Mais quand elle rentra dans la salle à manger, elle se rendit compte que ses craintes étaient bien vaines. On avait servi, sur le rôti, un coquin de petit Bourgogne qui avait causé quelques dégâts dans la royale et princière assemblée. On se serait cru en Pologne !

Nichonnette reprit sa place à côté du prince Atchoum et elle ne tarda pas à s’apercevoir que son mari avait tenu à être un des meilleurs recordmen de la bouteille. Il était à peu près complètement noir.

— Chic ! pensa-t-elle, de cette façon ma petite combinaison marchera comme sur des roulettes.

Et elle fit un signe au vieux sommelier qu’elle tutoyait depuis son plus jeune âge.

— Vladi, lui glissa-t-elle à l’oreille, le prince a très soif, aussi, pour ne pas te déranger tout le temps, apporte-moi donc ici trois bouteilles de champagne brut et une bouteille de bourgogne, je le servirai moi-même.

Le vieux serviteur jeta vers sa ravissante maîtresse un regard curieux. En effet, il connaissait les effets immanquables de l’exquis mais terrible mélange, et c’est même lui qui l’avait enseigné à la princesse, un soir de bombe au palais. Il rapporta donc les bouteilles demandées en rigolant à part lui.

— Eh bien ! mon vieux, se disait-il, s’il est vrai qu’une cuite chasse l’autre, je connais un prince qui sera sûrement dessoûlé avant longtemps… à moins que le remède ne soit pire que le mal !

Hélas ! c’est bien ce qui arriva, et lorsque, vers neuf heures du soir, on se leva de table pour aller recevoir les diverses délégations populaires et assister au feu d’artifice, le prince Atchoum, au bras de sa femme, eut toutes les peines du monde à se tenir en équilibre. Le petit mélange de champagne et de Bourgogne avait produit l’effet que Nichonnette en attendait.

Enfin, vers onze heures et demie, après avoir elle-même ouvert le bal de nuit populaire avec le premier paysan qui lui tomba sous la main — telle est la coutume charmante au royaume de Boulimie — la princesse décida de se retirer avec son mari.

Elle le retrouva affalé dans le fauteuil d’osier où elle l’avait laissé, sur la grande terrasse. Il dormait à poings fermés.

— Venez, mon ami, lui dit-elle en le réveillant, je crois qu’il est l’heure de nous retirer discrètement.

— Ah ! nous allons à la pêche ? demanda-t-il, poursuivant sans doute quelque rêve intérieur.

— C’est ça même, lui répondit Nichonnette en riant, à la pêche à l’anguille !…

Et elle l’entraîna vers l’appartement qu’elle lui avait fait réserver à proximité de sa propre chambre. Quand il y fut parvenu et non sans peine, le prince revint un peu à lui. Il se rappela tout à coup qu’il était marié depuis le matin. Mais alors, la délicieuse petite femme qui était là, dans cette chambre avec lui ?…

— Ah ! mais, bon Dieu, s’écria-t-il à cet instant, c’est vrai que vous êtes ma femme !

Et il tenta d’empoigner Nichonnette par la taille, mais elle l’évita à la manière des toreros. Le malheureux prince perdit le sens de la verticale et s’étala sur le tapis.

— Allons ! lui dit son épouse, vous voyez bien qu’il faut être sage pour le moment. Passez un costume moins compliqué que votre uniforme de général de lanciers et, dans un petit moment je vous autorise à venir me rejoindre dans ma chambre. Mais surtout, je vous recommande de ne pas faire de lumière… je tiens essentiellement à l’obscurité complète, ajouta-t-elle en baisant pudiquement les yeux.

Et elle se sauva dans sa chambre. Là, elle retrouva sa fidèle Wassline qui l’attendait patiemment, en lisant la Bible pour se tenir éveillée.

Avec son aide, Nichonnette procéda à sa toilette de nuit. Baignée, parfumée avec un soin minutieux, elle passa ce qu’elle appelait avec emphase sa chemise de nuit, c’est-à-dire un assemblage de rubans et de dentelles qui la laissait scrupuleusement nue. Par-dessus cette toile d’araignée, la belle princesse enfila un peignoir de soie garni de duvet de cygne.

— Et toi, demanda-t-elle à sa camériste, es-tu prête ?

— Oui, Altesse, répondit celle-ci de la salle de bain.

Wassline, en effet, rentra dans la chambre. Elle était à peu près aussi nue que Nichonnette.

— Alors, allons-y, fit celle-ci avec un sourire diabolique…

Et elle éteignit avec soin toutes les lumières.


V

Tout est bien qui finit bien

Hilarion XIV, maître souverain et vénéré du royaume de Boulimie avait institué pour son réveil comme pour beaucoup d’autres actes de sa vie, un protocole tout empreint de la plus aimable philosophie. Chaque matin, une jolie fille de chambre — autant que possible âgée de moins de vingt ans — était chargée de pénétrer dans la chambre de son auguste souverain. Patiemment, elle devait attendre que Sa Majesté manifestât par quelque signe extérieur qu’Elle reprenait le contact avec l’existence terrestre. Puis, au premier bâillement, la chambrière devait s’avancer vers la couche royale et là, selon son esprit et son tempérament, achever le réveil ainsi ébauché.

Une formule invariable avait été choisie une fois pour toutes. Quelles que fussent, en effet, l’heure et

D’un coup d’œil elle embrassa toute l’étendue… (page 44).

les conditions atmosphériques, la soubrette avait pour consigne de dire à haute voix, avant d’ouvrir les rideaux :

— Sire, il est sept heures et il fait beau.

Hilarion se donnait ainsi, dès le réveil, deux satisfactions gratuites. D’abord, il avait l’impression de conformer sa vie à l’adage qui affirme que le monde appartient aux gens qui se lèvent tôt, et ensuite il lui était doux de penser que la nature s’était parée de tous ses charmes pour saluer son réveil.

Or, ce matin-là, le lendemain du mariage de la princesse Viviane avec le prince Atchoum, Hilarion XIV fut tiré de son sommeil, au mépris du protocole depuis si longtemps respecté, par des glapissements furieux.

Il ouvrit un œil, puis l’autre. Il ne reconnut pas la femme de chambre qui venait de faire irruption chez lui. Furieux, il allait exhaler une juste colère, lorsqu’il reconnut Nichonnette, sa fille.

— Tu n’es pas folle de venir me réveiller à une heure pareille, alors que tu devrais être dans les bras de ton heureux époux !

— Oh ! non, mon père, je vous en prie ! C’est précisément à ce sujet que je suis venue vous chercher pour vous faire voir la conduite de celui que vous appelez mon époux. Venez avec moi.

Et d’autorité, elle saisit son royal père par la main, et l’entraîna vers sa chambre.

Revenons une demi-heure en arrière, si vous le voulez bien. Il devait être environ neuf heures et le soleil, déjà haut, entrait à flots dans la chambre de Nichonnette. Sur le lit bas, dont les draps avaient été furieusement rejetés et gisaient pêle-mêle avec les couvertures sur le tapis, deux corps étaient allongés. L’un, vêtu d’un pyjama du jaune le plus cocu qui soit, accusait par ses formes adipeuses et peu appétissantes le mâle trop gavé avant l’âge. L’autre, par contre, n’accusait pas, au contraire, il se dévoilait tout seul dès le premier regard : c’était un superbe corps de toute jeune femme à peu près entièrement nue.

Soudain, l’un d’eux, le mâle, s’agita. Puis, ayant bâillé avec la grâce d’un hippopotame, il se mit sur son séant, frotta ses yeux et coula un regard vers sa compagne. À peine avait-il fait ce geste qu’il se mit à pousser des cris de putois.

— Par les oreilles de Saint-Justinien le Chevelu, s’écria-t-il en calvitien — car c’était le prince Atchoum en personne qui s’éveillait — que signifie cette plaisanterie, Je me suis couché hier soir avec ma femme, la princesse Viviane, qui est blonde comme les blés et je me réveille ce matin à côté de cette moricaude !

À ce bruit, ladite moricaude s’était éveillée. L’œil encore vague, elle regarda le fauteur de tant de tapage et à sa seule vue, la raison et l’esprit lui revinrent subitement.

— Ciel ! s’écria-t-elle…

Et elle essaya de s’enfuir dans le simple appareil où elle se trouvait. Mais son compagnon la saisit par le bras et l’immobilisa. Le prince avait compté sans l’astuce de la terrible camériste. Se sentant prise au piège, Wassline — car vous avez deviné déjà que c’était elle — se mit à son tour à glapir comme si on lui introduisait de force un lavement d’huile bouillante.

À ce moment, la porte s’ouvrit et Nichonnette entra dans la chambre. D’un coup d’œil, elle embrassa toute l’étendue de la catastrophe et avec autorité, elle prit immédiatement la décision qui s’imposait. D’une main ferme, elle tira le prince du lit et le poussa dans son boudoir où elle l’enferma à clef avant qu’il eût même pu proférer une parole. Puis, courant vers Wassline, elle lui dit à voix basse :

— Quelle histoire ! J’ai passé une telle nuit dans les bras de Zizi que je me suis endormie comme un plomb ce matin. Mais toi, comment se fait-il que tu n’aies pas encore déguerpi ainsi que nous en avions convenu hier soir ?

— Moi aussi, Altesse, c’est à cause de ma nuit… mais pas pour les mêmes raisons que les vôtres. J’ai dû soigner votre « mari » jusqu’au petit jour et là, quand il s’est enfin endormi, je suis tombée de sommeil à côté de lui.

Nichonnette sentit que la petite rusée ne lui disait sans doute pas toute la vérité, mais ce n’était pas le moment d’ergoter, il fallait agir, au contraire.

— Reste-là, lui dit-elle, je vais t’enfermer à clef dans ma chambre et je vais chercher mon père pour lui faire constater le délit.

Nichonnette, traînant son père, revint à sa chambre où la petite camériste, effondrée sur le lit, faisait semblant de pleurer à chaudes larmes. Puis elle ouvrit la porte de son boudoir d’où le prince sortit, assez penaud.

Nichonnette, jugeant prudent de parler la première, se hâta d’attaquer :

— Tenez, mon père, voici les coupables ! Je me suis sentie un peu lasse, ce matin, continua-t-elle hypocritement et je suis descendue pour faire un tour dans le parc. Quand je suis remontée, j’ai trouvé cet ignoble individu qui avait vite profité de mon absence pour faire coucher avec lui ma femme de chambre !

— Quelle horreur ! s’écria Hilarion XIV.

— Et dans mon lit, encore, sanglota Nichonnette, dans le lit nuptial !…

— Pardon, pardon, essaya de bredouiller le prince Atchoum…

Mais à ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit brusquement et le prince Zifolo entra en criant :

— Vive la République de Boulimie !

Et des voix, derrière lui, répondirent en écho : — Vive le président Zifolo !

 

Quinze jours après ces événements, la République boulimienne ayant été proclamée et dûment consolidée par des alliances profitables, le président de la République, ex-prince Zifolo, épousait dans la plus stricte intimité sa délicieuse cousine Nichonnette, ex-princesse héritière du trône de Boulimie.

Quant au prince Atchoum, le cocu avant la lettre, dégoûté des femmes à tout jamais, il se fit… naturaliser gardien du harem de son père. En apprenant la nouvelle, Nichonnette dit à sa fidèle Wassline :

— Bah ! pour ce qu’il a perdu en se faisant couper… les cheveux !

Mais elle s’aperçut que la camériste rougissait des pieds à la tête… Eh, eh !…

FIN