Calmann-Lévy (p. 185-190).
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XXXVIII

J’ai parlé de ces instants de ma vie qui, dans les lointains déjà enténébrés de ma mémoire, s’éclairent encore avec autant de netteté que si la gerbe lumineuse d’un projecteur, traversant de la nuit lourde, venait se concentrer sur eux. Eh ! bien, sur toute cette année de préparation à l’École Navale que je passai à Paris, pas une de ces taches lumineuses ne se projette pour moi nulle part ; certains souvenirs, je les retrouve par un effort de volonté, mais presque tous les autres sont tellement perdus que j’arrive à peine à les reconstituer. Pour que les choses se gravent dans ma tête, il faut que, de près ou de loin, s’y mêle un peu de tendresse, et, en fait de vraie tendresse, dans ce Paris, non, je n’en sentais plus autour de moi aucune. C’est alors que, pour échapper au présent morose, et pour me replonger davantage dans mon cher passé, — qui n’était pourtant que d’hier, — j’entrepris d’écrire quelque chose comme des mémoires. Toutefois ce nouveau manuscrit, inauguré en novembre, un dimanche de pluie, n’affecta plus la forme d’un rouleau sans fin, d’apparence cabalistique, uniquement couvert de cryptographie, comme naguère mon premier essai dans le genre ; non, ce fut un petit cahier tout simplement cousu, mais d’aspect mystérieux quand même, car, pour rester facile à dissimuler, il était en un papier « pelure d’oignon » extrêmement mince et garni de pattes de mouche à peine lisibles à force d’être fines. Je serais mort de confusion si quelqu’un avait pu y jeter les yeux. Tel fut donc le commencement de ce journal de ma vie, qui forme, hélas ! aujourd’hui plus de deux cents volumes… Cependant, je n’y notais encore presque jamais des choses journalières qui m’intéressaient trop peu, mais seulement des choses d’autrefois, pour les empêcher de me fuir tout à fait, et la place que j’y donnais à la Limoise prouve l’importance du rôle que ce coin du monde a joué dans mon enfance.

Pauvre petit cahier, d’une légèreté à peine pondérable, qui pendant quelques années voyagea avec moi sur les mers, si soigneusement caché sous d’étranges bibelots, sous des oiseaux empaillés ou des amulettes de sauvages, dans des caisses en bois des îles faites par mes matelots, pauvre petit cahier, il est devenu très difficile à déchiffrer ; l’encre a jauni, tout s’enchevêtre à cause de la transparence des feuilles et, par places, beaucoup de ma cryptographie première manière s’y retrouve encore.

Voici textuellement un des chapitres du début :


La Limoise !… Ce nom seul réveille en moi tout un monde d’idées. Ce sont des bois de chênes antiques, une végétation à part qui semble faite pour l’ardeur des midis d’été. C’est le pays des marjolaines, du lichen et du serpolet, des lézards du soleil et des cigales. Pays un peu fantastique la nuit, où beaucoup de hiboux chantent, où les chauves-souris et les phalènes vous poursuivent jusque dans la vieille maison, pour tournoyer autour de la flamme des chandelles, ou bien pour coller leurs ailes sur les murs blancs.

Pays où la lune se lève rouge et énorme pour commencer sa mystérieuse promenade au-dessus de la cime des bois et de la plaine de bruyères, pays où d’effrayants orages grondent la nuit où dans les soirées radieuses les étoiles, surtout la Polaire que regardait toujours ma bien-aimée sœur Lucette, s’allument plus brillantes qu’ailleurs, au bruit persistant d’une innombrable peuplade de grillons. La Limoise, terre très saintongeaise, très pastorale, presque druidique, qui devait être telle il y a deux mille ans.

La Limoise, elle a même son parfum particulier, parfum d’aromates que l’on y respire partout. La Limoise !…


Avec les yeux prodigieusement clairs que j’avais en ce temps-là, de telles petites choses s’écrivaient en lettres microscopiques, et c’était presque toujours entre chien et loup, quand, sur les toits d’alentour, je voyais, dans la brume de l’automne parisien, tous ces obsédants petits gnomes, qui étaient des tuyaux de poêle, se trémousser au vent. Il m’aida beaucoup, ce pauvre petit cahier, à vaincre de longs ennuis.

Bien entendu, je ne m’étais pas fait suivre de Peau d’Âne, mais j’avais apporté ma boîte de couleurs, qui était aussi un de mes recours et, de souvenir, je peignais surtout des paysages de Saintonge, avec toujours une exagération de bleu méridional dans les ciels. Je fréquentais aussi le Louvre, qui me charmait comme l’avait prévu tante Claire ; c’était un lieu providentiel pour mes flâneries d’enfant plutôt sage, et surtout d’enfant pauvre, trop bien habillé pour sa bourse plate, se reprochant même de dépenser au café le peu d’argent de poche que ses cousins lui donnaient.

J’avais aussi mon piano, qui m’était une diversion précieuse. On m’avait confié à un excellent professeur qui, s’intéressant à ce qu’il appelait ma « qualité de son », m’apprenait surtout à faire chanter mes doigts. J’avais conscience de mes progrès, et la seule joie qu’ils me causaient était de songer : dans un avenir de quelques mois, qui finira bien tout de même par arriver, comme est arrivé le fameux mercredi soir prophétisé par tante Claire, je me retrouverai à Rochefort dans notre salon conservé avec tant de peine ; ce sera aux grandes chaleurs de juillet, on l’aura maintenu dans son habituelle pénombre de l’été qui le rend plus sonore ; j’y ferai venir maman auprès de moi, nous deux tout seuls ; je lui jouerai mes nouveaux morceaux à ma nouvelle manière, et combien elle va être charmée !…