Calmann-Lévy (p. 176-180).
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XXXVI

Au Quartier latin, un petit logis d’étudiant, haut perché, d’où la vue donnait sur le clocher de Saint-Étienne-du-Mont et dominait toute une stupéfiante assemblée de tuyaux de poêle. C’était triste à pleurer, et même d’une propreté insuffisante, pour moi qui étais habitué à des chambrettes si parfaitement soignées et si blanches ; il y avait une armoire à glace en acajou qui me faisait presque peur ; elle avait dû être vendue et revendue à qui sait combien d’encarts de misère et semblait sortir d’une bataille ; je ne cessais de penser à tout ce qu’elle avait dû être condamnée à refléter de lamentable, et je ne lui confiais mes affaires qu’à contre-cœur, après les avoir enveloppées de papier pour éviter les contacts.

J’étais là dans une sorte de pension demi-libre où je suivais comme externe les cours du lycée Henri IV, et, pour compagnons, j’avais surtout des jeunes levantins, fils de familles riches ou même princières de là-bas, qui faisaient des études fantaisistes et, avant tout, la fête.

Mes oncles de Paris qui s’étaient chargés de moi m’accueillaient avec affection, sans réussir toutefois à me réchauffer un peu le cœur. Ils m’avaient fait habiller d’une manière assez élégante, ce à quoi j’étais très sensible, mais j’avais serré avec des soins pieux mes anciens vêtements de Rochefort, agrandis, remis à neuf sous la direction de ma mère, et je me faisais un devoir de les porter encore de temps à autre au lieu de les mettre au rebut ; quant aux petits gants qu’elle m’avait raccommodés elle-même « pour le voyage », ai-je besoin de dire qu’ils étaient passés au nombre de mes reliques sacrées.

Le jeudi et le dimanche, j’avais la permission de minuit comme un grand jeune homme. Mais je travaillais surtout, car j’étais à limite pour l’École Navale ; si par malheur j’avais manqué le Borda, mes parents ne m’auraient jamais laissé m’engager comme matelot, — et alors je frémissais d’une terreur glacée en songeant à quelque avenir de bureaucrate dans une « administration ».

Au milieu de Paris, j’étais un peu comme ces jeunes sauvages que l’on amène de leurs forêts et qui dédaignent même de s’étonner. Rien ne m’émerveillait, si ce n’est pourtant le Louvre, et l’Opéra où l’on m’avait conduit dès la première semaine pour me faire entendre les Huguenots.

Mes camarades levantins, — Arméniens, Grecs ou Bulgares, — m’étaient tous antipathiques ; ils se faisaient des escroqueries entre eux et, au cours de leurs querelles, se jetaient à la figure des abominations que, dans les temps, leurs parents auraient commises. Je vivais donc très seul, n’admettant qu’un pauvre petit Turc, mystique et doux, mais qui mourut d’une pneumonie, aux premiers froids de novembre. Dans ma chambre hostile, assis à ma table devant ma fenêtre, aux crépuscules brumeux d’automne, je me laissais souvent hypnotiser par cette peuplade de tuyaux de poêle, à la fois lugubre et comique, surtout si nouvelle pour moi qui n’en avais jamais tant vu. Ils commençaient de lancer leurs premières fumées de la saison ; ils avaient tous comme des petites têtes, des petits bonnets, des petits chapeaux ornés d’espèces d’oreilles pour les faire tourner ; au moindre vent, ils s’agitaient avec des mouvements de Guignol, en jetant parfois de vagues cris grinçants que j’entendais à travers mes vitres. À mesure que la nuit tombait, ils prenaient à mes yeux une demi-vie fantastique, ils me faisaient l’effet d’une troupe de diablotins surgissant des toits et étirant leurs cous grêles pour regarder plus loin ; quand je somnolais d’ennui sur des calculs de trigonométrie, des enchaînements de formules abstraites, pour un peu ils m’auraient effrayé… Et puis, tout ce qui devait se passer de terre à terre et de maussade autour de moi, trop près de moi, devant les feux de ces cheminées ou de ces poêles !… Vraiment toutes ces vies de labeur et de souffrance agglomérées, pressées dans mon voisinage, m’enlevaient mon peu d’air respirable, et, d’instinct, j’avais envie de m’évader n’importe où dans la campagne, dans les champs, parmi les arbres…