Calmann-Lévy (p. 153-154).
◄  XXIX
XXXI  ►

XXX

Les bonnes gens des villages alentour se plaignaient de vols commis dans les fermes, dans les granges, et je ne cessais d’avoir peur que la gendarmerie expulsât la petite tribu nomade.

Un jour en effet je ne vis plus à leur place habituelle, au pied des vieux chênes-verts, les roulottes ni les chevaux ; restaient seulement sur le lichen des traces carbonisées indiquant les feux qu’avaient allumés les bohémiens. Ils avaient dû fuir pendant la nuit, mais par quelle route, vers quel inconnu ? et, dès la première minute, je compris l’inanité de toute poursuite ; c’était bien la séparation sans recours. Il me sembla d’abord que mon cœur cessait de battre… Je ramassai un des roseaux coupés par elle, qui traînait par terre, et je me mis à errer sans but, dans la forêt, choisissant les fouillis d’épines encore inexplorés, allongeant ma course pour retarder mon retour à la maison. Sur la fin de la journée, je revins malgré moi au ravin d’ombre, où, dans un silence de sanctuaire, les petites libellules, aux toujours mêmes luxueuses parures, dansaient comme si de rien n’était. Là, à une place qui nous avait été familière, je m’assis sur des mousses que nous avions foulées ensemble et, la tête dans mes mains, je pleurai tout à coup à sanglots. — Ces larmes, comme une pluie soudaine, ce n’était pas à sa beauté ni à sa forme qu’elles allaient, oh ! non, mais à l’expression de confiante tendresse qui, les derniers jours, avait paru dans ses jeux…