Calmann-Lévy (p. 89-91).
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XV

Elle mourut le lendemain matin…

Jusque-là je n’avais vu d’autre morte que ma vieille grand’mère, encore l’avais-je à peine aperçue, dans l’obscurité d’épais rideaux qui enveloppaient son lit comme il était d’usage en son temps.

Quand j’entrai, effaré et tremblant, dans la chambre de Lucette, elle était déjà bien arrangée, rigide et blanche, au milieu de fleurs. Le jour resplendissait tellement dehors que, malgré les persiennes fermées, il faisait clair dans cette chambre, trop clair pour cette morte ; j’eus le sentiment que cette lumière la détaillait trop, que c’était comme une profanation. Elle n’était cependant pas effrayante à voir, oh ! loin de là ; au contraire, toute contraction, toute ride de souffrance avait disparu de son visage et jamais elle ne m’avait paru aussi jolie.

Les vitres étaient ouvertes, le vent soufflait, il faisait presque frais pour une matinée de juin. Je vis qu’elle n’était vêtue que d’une chemise en fine batiste entr’ouverte sur sa chair d’un blanc de cire, et, au premier abord, avant d’avoir eu le temps de penser, je me révoltai de cela : quelle imprudence, avec sa poitrine malade ! Mais il faudrait la couvrir, à quoi donc pensait-on ? Et puis tout aussitôt, bien entendu, je me rappelai que cela ne faisait rien, puisqu’elle était morte, puisqu’elle n’était plus qu’une pauvre chose perdue, sacrifiée, que l’on allait plonger dans l’obscurité d’un caveau scellé pour l’y laisser pourrir avec d’autres cadavres…

Oh ! alors l’angoisse cette fois m’étreignit désespérément… Le « ciel » où je retrouverais son âme, certes j’y croyais bien encore ; mais ce qui était là sur ce lit, je l’aimais aussi de tout mon cœur ; ça aussi, c’était elle ; cette bouche si pâle, entr’ouverte sur les dents par une sorte de sourire figé, c’était la même bouche que, toute mon enfance, j’avais connue si rieuse, riant aux éclats à l’unisson avec moi à propos de mille petites choses dont nous nous amusions follement ensemble… Tout cela, sans secours possible, malgré la foi, malgré les prières, allait commencer de devenir effroyable, dans la nuit noire où on le descendrait demain… Pour la première fois, là devant elle, je me sentis vraiment écrasé par la grande horreur de la mort et je me jetai à genoux, accoudé sur un fauteuil, tenant des deux mains ma tête, pleurant à sanglots…