Calmann-Lévy (p. 59-77).
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XII

Avril 1865.

Vers une heure de l’après-midi, un radieux dimanche d’avril plein de souffles tièdes et de chants d’oiseaux, je rentrais avec ma mère du service religieux au temple protestant. Suivant la coutume des dimanches d’été où les domestiques ont le droit de sortir, nous nous attendions à ne trouver à la maison que les hirondelles. Cependant, nous aperçûmes dans notre cour, tapissée de fraîches verdures et de fleurs, une petite forme humaine très voilée de deuil, toute noire, courbée et branlante qui semblait hésiter et qui, après avoir fait un pas vers nous, rentra se cacher dans une embrasure. Elle s’approcha enfin, releva son épais voile de crêpe et nous montra la figure de ma grand’tante Victorine, qui habitait le voisinage. Elle avait toujours été vilaine, la pauvre vieille, mais aujourd’hui elle était presque terrible à voir, avec son expression de bête traquée.

« Tiens, vous nous attendiez, ma tante ? lui dit ma mère, déjà presque inquiète. — Oui, ma fille, répondit la vieille Parque. Monte dans ta chambre avec moi, j’ai à te parler. » Ma mère alors eut un sursaut comme si on l’avait poignardée. « Qu’est-ce qu’il y a, demanda-t-elle d’une voix presque dure que je ne lui connaissais pas, qu’est-ce qu’il y a, ma tante ?… Mon fils est mort ? — Mais je ne t’ai rien dit, ma fille… Je ne t’ai encore rien rien dit, voyons !… Monte avec moi dans ta chambre. »

Ma mère commença de monter comme une blessée, en se tenant des deux mains à la rampe, tandis que je me sauvais, pris d’une sorte de terreur de savoir, je me sauvais le plus loin possible, jusqu’au fond de la cour, pour me jeter là, tremblant, sur le banc vert, près de mon cher petit bassin aux pierres moussues. Il faisait adorablement beau et tiède, et les oiseaux, comme si de rien n’était, continuaient de chanter le printemps, dans le doux silence de la maison vide et des jardinets vides alentour. J’avais retrouvé soudain mon âme de petit enfant, et je priais là de toutes mes forces, répétant en moi-même : « Mon Dieu, je t’en supplie, mon Dieu, fais que ce ne soit pas vrai ! Mon Dieu, fais que ce ne soit pas ça ! » Survint ma grand’tante Berthe qui descendait de sa chambre, agitée, le visage contracté. « Est-ce que c’est vrai, tante Berthe ? osai-je tout de même demander. — Eh ! bien, oui, mon petit, répondit-elle, en levant les bras, toujours un peu brusque à son ordinaire, eh ! bien, oui, que veux-tu, mon pauvre enfant, un malheur est arrivé ! » Sur quoi elle passa son chemin, sans plus s’arrêter ; alors, maintenant que je savais, je partis en courant pour aller retrouver ma mère…

Mais, du bas de l’escalier qui conduisait à sa chambre, j’entendis déjà ses sanglots… Oh ! l’entendre pleurer ainsi, elle, je n’avais jamais connu cela ni même imaginé cela, et je ne m’approchai plus qu’à petits pas craintifs ; c’était la première fois depuis mon arrivée au monde que le malheur s’abattait sur nous, et j’étais très novice en souffrance.

Ma mère, affaissée dans un fauteuil, avait encore son manteau et son chapeau dont je la vis dénouer les brides avec un geste impatient. Je crois que je jetai un regard de haine à la pauvre vieille Parque innocente qui était assise devant elle, contemplant le mal qu’elle venait de lui faire, et puis, je m’assis sur un tabouret à ses pieds, le visage enfoui dans les plis de sa robe, à la manière des tout petits, quand ils sont en détresse. Elle, ma mère, avait laissé tomber une main, encore gantée pour la rue, jusqu’à mes cheveux et serrait un peu ma tête contre ses genoux, et moi je ne bougeais pas, je ne pleurais pas, vraiment je n’avais pas encore fini de comprendre.

C’est étrange que, à toutes les grandes émotions de ma vie, se sont toujours associés dans ma mémoire de menus objets, d’infimes détails de choses, qui ensuite ne s’en séparent plus. Ainsi la robe que portait ma mère ce jour-là, — et que je ne revis jamais, puisqu’elle prit le deuil jusqu’à la fin de son existence, — je la retrouve aussi nettement que si elle était encore devant moi ; c’était une robe que j’avais dénommée sa « robe-musique », parce que, sur la soie noire du fond, étaient brochés en semis des petits dessins d’une soie verte très brillante qui figuraient absolument des dièses ; pendant les longues minutes où mes yeux restèrent fixés de tout près sur ce bas de robe, les petits dièses verts se sont pour ainsi dire photographiés en moi-même, et je les vois reparaître chaque fois que je repense à cette heure d’épreuve.

Ma grand’mère, mes tantes, qui venaient d’être informées, entrèrent à pas silencieux de fantôme, la figure sillonnée par les larmes, mais n’osant pas parler, et s’assirent en cercle funéraire autour de nous. Le dernier, mon père arriva, portant à la main une enveloppe ouverte et accompagné de mon grand-oncle qui avait été chargé de lui apprendre son malheur. Après que ma mère et lui se furent jetés dans les bras l’un de l’autre, c’est lui qui rompit le silence ; il nous dit que mon frère était mort d’anémie tropicale, à bord du paquebot qui nous le ramenait en France ; l’une des lettres contenues dans l’enveloppe déchirée était du prêtre qui l’avait veillé à ses derniers moments, l’autre était l’adieu que mon frère lui-même avait encore eu la force de nous écrire de sa propre main.

Et cet adieu, mon père commença donc de nous le lire :

« Parents chéris, père, mère, frère, sœur, tantes, grand’mère, vous, toutes mes affections, tout ce que j’aime, recevez mes derniers adieux, mes derniers baisers… »

Mais ici sa voix s’étrangla dans les pleurs, et il se jeta sur un fauteuil, obligé de passer le pauvre papier défraîchi à mon grand-oncle, qui, d’une voix morne, sans inflexions, reprit et continua la phrase commencée :

» … Mes derniers adieux, mes derniers baisers ; en ce moment suprême, il me semble que je vous réunis tous sur mon cœur dans des élans d’ineffable tendresse.

» Grâces à Dieu, au moins puis-je vous écrire, et c’est à ce moment une grande consolation qui compense un peu ce qu’il y a d’affreux à mourir loin de vous.

» Je meurs d’anémie ; c’est ma faute, je suis resté un mois de trop à Poulo-Condor ; quand je suis arrivé à Saïgon, on a fait ce qu’on a pu ; on a pensé que l’air marin allait me remettre, mais c’est trop tard ; à présent, c’est cet air qui me tue.

» Je meurs en Dieu, dans la foi et le repentir ; mes péchés sont rouges comme le cramoisi, mais il me blanchira ; du reste n’a-t-il pas dit : Quiconque croit en moi aura la vie ? Ô Dieu ! mon père, oui, je crois en toi, en ton Saint-Esprit, et mes prières ardentes montent vers ton fils afin qu’il intercède pour moi et qu’il m’aide à traverser la sombre vallée de l’ombre de la mort. Ô Dieu, j’ai péché ; mais tu es un père de pardon et d’amour. Aie pitié, Seigneur, reçois-moi comme un de tes enfants, car je crois et quiconque croit sera sauvé.

» Ô amis chéris, la mort est douce en Dieu ; elle se présente à moi sans m’effrayer, je la contemple venir. Car ce n’est point une séparation, ne serons-nous pas tous éternellement réunis ?

» Au revoir, mes bien-aimés, à cette patrie d’en haut, à ce séjour des élus… Au revoir, au revoir, c’est une pensée consolante.

» Votre
» G.

»  Ayez bien de la reconnaissance pour l’amiral ; il a été paternel pour moi.

» G.

»  Tous nos amis, j’y pense bien. »


Je ne crois pas être profanateur en citant cette lettre, maintenant que plus d’un demi-siècle a passé sur le jour d’angoisse où elle fut écrite, sur le jour de deuil où elle nous fut lue. J’en suis du reste seul juge, étant le dernier survivant de ceux à qui elle s’adressait. Il me semble qu’ainsi je la sauve de l’oubli, au moins pour un temps ; je préfère que le pauvre petit morceau de papier bleu sur quoi elle fut tracée, et qui risque d’être détruit par quelque accident comme toutes les choses de ce monde, ne soit pas le seul gardien de cet adieu que je trouve admirable et qui peut faire du bien à tant d’âmes inconnues, aux prises avec la mort terrestre. Je me souviens d’ailleurs que ma mère la fit beaucoup lire, en particulier à des prêtres catholiques qui étaient venus lui faire visite de deuil et à qui cette lecture causa une émotion profonde. C’était aussi un prêtre catholique, aumônier du paquebot l’Alphée, qui avait assisté mon frère dans son agonie et qui nous transmit son adieu, en y ajoutant une longue lettre de détails, qui nous fut également lue à haute voix par notre vieil oncle :

« C’est le 10 mars, à trois heures de l’après-midi, deux jours avant notre arrivée à Ceylan, qu’il est mort presque sans souffrir et sans avoir perdu connaissance, si ce n’est aux dernières minutes. Tout en respectant ses croyances protestantes, je l’ai aidé dans ces tristes moments autant que je l’ai pu. Il était plein de courage et de résignation. Il s’était préparé de son mieux, et il me disait qu’à des pensées cruelles avaient succédé des pensées plus sereines. La veille de sa mort, il me faisait lui lire les paroles de rendez-vous céleste que sa mère avait écrites en tête de sa Bible[1]… »

À ce passage, la lecture fut interrompue par un plus grand sanglot de ma pauvre mère, et c’est alors que de chaudes larmes me gagnèrent aussi. Jusque-là, j’avais presque honte de ne pas pleurer…

Suivaient deux pages de touchantes petites recommandations pour les uns ou les autres, que le bon abbé avait scrupuleusement transcrites, et puis des détails encore, qui rendaient pour nous presque présente cette mort si lointaine, au milieu des eaux chaudes et agitées de la mer équatoriale.

Et, pour finir, ce post-scriptum qui me troubla étrangement :

« Votre cher fils m’a recommandé de vous dire aussi le lieu exact où il aurait été immergé. C’est dans le golfe de Bengale, par 6° 11′ de latitude Nord et 84° 48′ de longitude Est. »

L’immersion ! Je n’avais pas songé d’abord à cette forme de sépulture, à laquelle tant de marins sont destinés !… Oh ! avoir au moins une petite tombe quelque part, près de laquelle il serait possible aux survivants qui vous aimaient de se recueillir et prier ! Sans doute il avait éprouvé le suprême désir de cela, lui-même ; sans doute aussi il lui avait semblé, faute de mieux, qu’il serait peut-être un peu moins perdu pour nous, un peu moins abandonné seul dans l’immensité de la mer, si nous savions à peu près dans quels parages des infinis mouvants on l’aurait jeté… Et cependant, qui donc d’entre nous aurait jamais chance de l’entreprendre, ce hasardeux pèlerinage vers le lieu de sa lugubre plongée sans retour !…


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C’est à moi seul que devait échoir ce privilège, quand, vingt ans plus tard, ayant déjà couru tous les océans, je fis ma première apparition dans ce golfe de Bengale que je devais tant sillonner par la suite. L’absurde et folle expédition du Tonkin venait d’être décrétée par l’un des plus néfastes de nos gouvernants ; on envoyait là-bas, pour un but stérile, des milliers d’enfants de France qui ne devaient jamais revenir. Lieutenant de vaisseau à bord d’un de nos cuirassés d’escadre, j’allais prendre part au bombardement de Hué en Annam, et, — comme il n’y a guère sur les eaux qu’un certain nombre de routes que les navires suivent à peu près toujours, bien qu’elles ne soient point jalonnées, — celle que nous suivions devait, certaine nuit, vers trois heures du matin, nous faire passer par le point où l’Alphée avait jadis laissé tomber mon frère.

Ce n’était pas moi qui étais de service cette nuit-là, mais un de mes camarades (aujourd’hui amiral), que j’avais chargé de me faire prévenir une heure à l’avance.

Vers deux heures, éveillé donc par un timonier suivant la consigne, quand je sortis de ma chambre étouffante pour monter sur la passerelle, il me sembla que nous naviguions dans un merveilleux feu de Bengale d’une couleur pâle d’aigue-marine ; depuis que je m’étais endormi, la mer, en surprise, s’était illuminée de ses plus belles phosphorescences équatoriales, tellement que les étoiles en étaient pâlies ; une même lueur tristement douce, qui ne se définissait pas, émanait de toutes choses pour se diffuser partout ; on était dans une sorte de buée éclairante, et l’horizon n’avait plus de contours. Rien que tranquillité et silence, on entendait à peine tourner l’hélice, qui faisait l’effet d’amortir son bruit dans de l’huile. Mais, des deux côtés du navire, on voyait passer sous l’eau chaude comme de continuelles fusées de phosphore, — et c’étaient les sillages de gros poissons très rapides, requins ou autres mangeurs de morts, ameutés autour de nous dans l’espoir de quelque proie… Oh ! dans ces mêmes parages, au retour des paquebots ramenant les pauvres anémiés de l’Indo-Chine, qui dira combien on leur en a jeté en pâture, de ces chers morts, sacrifiés par la folie criminelle des politiciens colonisateurs…

Sur la passerelle du grand cuirassé noir, qui glissait cette nuit-là comme un fantôme de léviathan au milieu d’un lac imaginaire, nous étions, mon camarade et moi, particulièrement attentifs à la route suivie, que le commandant du reste nous avait autorisés à faire dévier quelque peu, s’il en était besoin pour mon pèlerinage ; à toute minute nous marquions le point sur la carte, et c’est vers trois heures du matin en effet que nous passâmes, recueillis et sans parler, au croisement des 6° 11′ de latitude Nord et des 84° 48′ de longitude Est.

Certes les vingt ans écoulés depuis la mort de mon frère avaient, hélas ! beaucoup embrumé son souvenir, — et je savais bien d’ailleurs qu’il ne pouvait plus rien rester, ni ici même, ni près d’ici au milieu de l’imprécision de ces eaux lumineuses, ni en dessous aux insondables profondeurs, non, plus rien nulle part de ce petit fétu dans l’abîme, qu’avait été son corps immergé ; la moindre parcelle de son enveloppe terrestre, après avoir subi déjà maintes transformations, s’était depuis longtemps évanouie dans les organismes des coraux, des algues, ou de ces bêtes inconnaissables qui hantent l’obscurité du fond des océans. Mais c’est égal, seulement pour être passé là, j’avais ressenti l’émotion d’un rapprochement avec lui, j’avais retrouvé même tous les détails de notre première journée de deuil, les yeux effarants de la pauvre vieille Parque annonciatrice, les sanglots de ma mère bien-aimée, jusqu’aux petits dièses de soie verte sur sa robe, — et surtout la grande beauté sereine de l’inoubliable lettre d’adieu.


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Le surlendemain du jour où la vieille Parque en voiles de crêpe nous avait apporté la sinistre nouvelle, ma sœur et son mari, avertis par dépêche, arrivèrent chez nous, et, comme ils attendaient la naissance d’un petit enfant pour le mois de juin, il fut convenu que ma sœur nous serait laissée jusqu’à cette époque, ce qui nous assurait plus de deux mois à la garder. Elle reprit donc sa chambre de jeune fille, la « chambre bleue », et sa présence rappela nos printemps d’autrefois, sauf que l’on parlait bas, comme dans une demeure mortuaire, et que tous les vêtements étaient noirs. En mon cœur d’enfant, le deuil de mon frère s’assombrissait au lieu de s’éclaircir, à mesure que je repensais à tant de jolis projets faits pour son retour et qui s’étaient évanouis, à mesure que me pénétrait cette inexorable certitude que je ne le reverrais jamais, jamais plus. La place où de préférence j’allais m’isoler pour penser à lui était, au fond de notre cour tapissée de feuillages et de fleurs, le banc vert, auprès du lac en miniature que lui-même avait arrangé pour moi, au moment de son premier grand départ de marin. C’est là que je le revoyais, que je réentendais le mieux sa voix, que je retrouvais l’expression de ses grands beaux yeux, quand il s’amusait à faire le terrassier, à creuser le sol, à assembler autour du trou profond les lourdes pierres rongées par le temps qu’il avait fait venir des bois de la Limoise. Il avait composé les rives de ce petit bassin comme un site romantique, avec des grottes, des pics, des îlots, et cependant cela échappait à la mièvrerie de ces paysages lilliputiens auxquels se complaisent les Japonais dans leurs jardinets. À propos de la grotte principale, je me rappelle qu’il me disait : « Elle n’est pas bien solide, tu sais ; j’ai peur qu’elle ne dure pas jusqu’à mon retour d’Océanie. Mais tu la reconstruiras à ton idée, si elle s’écroule. » À l’époque dont je parle, l’époque de sa mort, elle avait environ huit ans d’existence, et les mousses lui donnaient déjà l’air de vétusté des grottes naturelles ; c’est du reste ce printemps-là, pendant mes rêveries en deuil, que j’ai commencé de lui vouer mon culte un peu fétichiste. — Elle a soixante ans aujourd’hui, cette chère petite chose qui n’était pas solide ; je l’ai tant soignée, tant fait surveiller pendant mes longues absences, qu’elle a résisté aux gelées des hivers aussi bien qu’aux grandes pluies d’orages des étés, et s’est éternisée comme par miracle.

Elle est devenue pour moi une relique sans prix et, si elle s’éboulait, si seulement les dentelures de son petit porche moussu étaient modifiées, il me semblerait qu’un je ne sais quoi d’essentiel se serait déséquilibré dans ma vie…

  1. Chez nous, les protestants, chacun a sa « Bible », qui contient ensemble l’Ancien et le Nouveau Testament.