Calmann-Lévy (p. 28-33).
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V

Ce quatorzième hiver de ma vie passa, en se traînant un peu, mais enfin il passa. Les premières timides fleurs reparurent aux branches qui avaient semblé mortes, et, le 21 mars, j’allumai, au fond de la cour, mon petit feu de joie traditionnel pour fêter le printemps. L’événement capital en perspective était le mariage de ma sœur avec notre cousin du Midi, fixé aux premiers jours de l’été ; je ne cessais d’y penser ; certes, je me disais que ce serait très amusant, cette cérémonie, mais combien les lendemains seraient sinistres, car cette grande sœur tant aimée nous quitterait après, et je ne me résignais pas à son départ définitif de la maison, où elle incarnait la vie, le charme et la jeunesse.

Ce printemps donc, le dernier où nous devions la posséder tout à fait, je passai beaucoup de temps auprès d’elle, dans son atelier dont je n’ai guère parlé jusqu’ici, bien qu’il ait été un de mes lieux d’élection depuis mon enfance. Son atelier, mon père l’avait fait construire pour elle quelques années plus tôt, jugeant avec raison qu’elle avait assez de talent comme peintre pour trouver là sa voie dans l’avenir, au cas où elle ne se marierait pas. C’était une très grande pièce, haute de plafond, qui donnait par de larges baies sur notre cour et sur les jardins du voisinage. Aux murailles, peintes couleur bronze, étaient accrochées en rang toutes ses études de l’atelier Léon Cognet, et quelques copies vraiment remarquables qu’elle avait faites au Louvre ; il y avait aussi sur les étagères des plâtres, des bustes, des moulages de figures antiques. Là, souvent, au milieu d’une petite cour d’amies, d’élèves, de modestes admirateurs et admiratrices, elle trônait avec la plus spirituelle bonne grâce, ne quittant pas sa palette ni son long bâton mince, qu’elle tenait d’une façon très élégante dans sa main toute petite. (On était encore à l’époque du « bâton » qu’avaient pratiqué tous les peintres d’autrefois pour s’appuyer le poignet ; on ignorait ces taches de couleur, boueuses, informes, par lesquelles aujourd’hui on arrive beaucoup plus facilement et plus vite à des semblants d’effets ; la peinture était restée honnête, dans le sens attribué par Ingres à un tel mot ; c’est pourquoi le bâton semblait toujours nécessaire, pour donner au coup de pinceau sa décision et sa netteté.)

Une des visions d’elle dans son atelier, qui est restée le plus ineffaçable de mon souvenir, date de cette année-là et d’un beau matin de mai, le premier matin où nous était arrivée tout à coup la grande chaleur lumineuse de l’été avec un délirant concert d’hirondelles. Dans cet atelier, je l’attendais en compagnie de notre professeur d’anglais, — car nous prenions ces leçons-là ensemble (d’après la méthode Robertson, en paraphrasant la toujours même histoire d’un certain sultan Mahmoud et de son grand vizir). Elle entra, dans un rayon de soleil, ayant à la main son long bâton qu’elle tenait comme une canne du xviiie siècle, et vêtue d’un peignoir genre créole que je ne lui avais encore jamais vu, blanc à grands dessins jaune d’or, pli Wateau, crinoline et quantité de volants. De son regard si fin, souvent un peu moqueur et si drôle, elle nous interrogea tout de suite sur l’effet produit, ayant l’air de nous dire : « Je suis tout de même un peu cocasse, n’est-ce pas, dans mes falbalas de deux sous ? » Le fait est que ce costume sensationnel avait été tout simplement taillé dans une vieille cotonnade hindoue dénichée au fond des coffres du grenier. — Mais, au contraire, nous la trouvions charmante, elle nous semblait personnifier l’été, qui justement nous arrivait en même temps qu’elle, et son apparition de ce jour me confirma une fois de plus dans le sentiment qu’elle était une créature à part, que parmi les jeunes filles de notre monde aucune n’aurait jamais son aisance ni sa grâce. Ce qui contribuait sans doute à la distinguer des autres, comme allure générale, c’est qu’elle avait voyagé de très bonne heure, du moins pour son époque ; elle avait fait des séjours à Paris, et aussi des séjours en Alsace, chez le pasteur de Mulhouse, ami intime de notre famille, d’où elle s’échappait parfois avec des amies protestantes pour visiter les lacs de Suisse, ou pousser une pointe en Allemagne. Elle avait beaucoup étudié et elle écrivait d’une façon délicieuse, avec un esprit étincelant ; mon père, très lettré lui-même et poète à ses heures, en était fier, tandis qu’il s’affligeait de me voir toujours irrémédiablement dernier en composition française. Pendant ses absences, qui duraient jusqu’à deux ou trois mois, elle m’écrivait de longues lettres qui me charmaient, surtout ses descriptions du lac de Lucerne dont je me souviens encore. Elle m’adorait et je l’admirais sans réserves, ce qui lui donnait sur mon imagination d’enfant un ascendant suprême. Elle voyait tout, ou elle devinait tout, et, dans ma petite enfance, elle m’avait persuadé sans peine qu’elle était un peu sorcière. Elle a été une des influences qui ont le plus contribué à m’éloigner, jusque dans les moindres détails de la vie, je ne dirais pas de tout ce qui était vulgaire, mais même de ce qui était inélégant.