Calmann-Lévy (p. 10-23).
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III

Par ailleurs, sauf l’absence de Lucette, aucun changement dans notre vie de famille, où mon frère n’avait fait qu’une courte apparition, l’an dernier, entre ses exils aux deux bouts du monde. Dès les premières fraîcheurs d’automne, nos soirées du dimanche, les seules où l’on me permettait de veiller, avaient recommencé dans le salon rouge, devant les clairs feux de bois aux longues flammes gaies. Ce cher vieux salon rouge, c’est moi-même, hélas ! qui l’ai détruit, il y a une trentaine d’années, trouvant qu’il était par trop démodé sans cependant l’être assez ; en ce temps-là, il est vrai, les figures chéries qui l’avaient animé pendant mon enfance étaient encore de ce monde et j’avais pu les consulter sur cette transformation ; mais, aujourd’hui que toutes ont plongé dans l’abîme des temps révolus, que ne donnerais-je pas pour retrouver seulement le « salon rouge » qui me les rappellerait davantage !… Oh ! comment ai-je pu le détruire ?… Hélas ! puisque c’est fait, au moins que j’essaie d’en prolonger le souvenir en le décrivant un peu.

Assez grand pour donner le soir des recoins d’ombre, il était dans des nuances volontairement sans éclat ; sur ses murs descendaient du haut en bas de larges raies de deux tons de chamois, séparées par des dorures très discrètes ; peu d’or, même sur les portes, car mon père tenait à ce que tout fût simple. Les meubles marquaient la fâcheuse période Louis-Philippe, acajou, velours rouge coupé par des bandes de tapisserie. La « garniture de cheminée », obligatoire à cette époque, était belle et sévère, bronze et marbre noir, hauts candélabres et grande pendule dont les personnages représentaient une allégorie de la Charité. Les portraits de famille avaient des cadres tous pareils, noir et or, avec des angles cintrés qui leur donnaient quelque chose de presque religieux. Toujours des fleurs fraîches, et cependant une impression d’austérité huguenote se dégageait de l’ensemble ; du reste, à une place d’honneur, trônait sur une table une énorme vieille Bible du xviie, qui avait servi pendant plus de deux siècles aux lectures à haute voix des ancêtres, le soir, avant l’instant de s’agenouiller tous ensemble, avec même leurs domestiques, pour la prière finale de chaque journée.

Cependant elles n’avaient rien d’austère, nos soirées du dimanche, oh ! non, mais plutôt de très gai, dans leur naïveté presque enfantine. Quand tout le monde, en sortant de la salle à manger, s’était assis là en cercle, je commençais par gambader au milieu, malgré mes treize ou quatorze ans, joyeux rien que de me sentir si entouré de ces douces protections, et je pensais : « À présent on va jouer, tout le monde ensemble, et à des choses si amusantes ! »

S’amuser, oui, dans le sens innocent et puéril du mot ; jouer à ces « petits jeux » que les grandes personnes consentaient soi-disant pour mon plaisir et celui de la petite Marguerite, mais qui au fond les amusaient aussi. Et ce fut, cette année-là comme les autres, ma grand’tante Berthe, la doyenne, qui s’y montra la plus brillante ; elle triomphait surtout dans le jeu du « chat derrière une porte », où elle avait des miaulements parfois amoureux, parfois courroucés, en des tonalités toujours impossibles à prévoir, qui me donnaient des fous-rires à en tomber par terre.

Notre vrai chat (monsieur Souris, déjà plusieurs fois nommé) s’en inquiétait lui-même, de ces miaulements de tante Berthe, qui signifiaient peut-être des imprécations terribles ou des propos inconvenants à force d’être tendres ; il dressait l’oreille et la regardait, avec un air de se demander : « Quoi ? Quoi ?… Mais qu’est-ce qu’elle dit, celle-là, qu’est-ce qui lui prend ? »

Au milieu du cercle que formaient les fauteuils et les robes à crinoline, ce monsieur Souris, dit « la Suprématie », dormait tout près du feu, en pleine confiance, très allongé, pattes et queue étirées en leur plus grande longueur, à la façon des chats très heureux. De temps en temps je me baissais vers lui pour une caresse, et il avait le réveil très aimable, répondant toujours par un petit « trr ! trr ! » qui voulait dire : « Oh ! c’est toi !… Mon Dieu, quel bonheur d’être au monde, n’est-ce pas ? et de vivre dans une maison pareille ! » À quoi je répondais, mentalement bien entendu : « Je ne saurais le contester, mon cher Souris ; mais tout de même il y a les revers de la médaille ; ainsi, tel que tu me vois, je vais être obligé de me lever demain matin avant le jour, à cause d’une horreur de version grecque qui n’a pas encore voulu sortir ! » Pour attester son dédain du grec, il se roulait alors avec des tortillements de serpent, les quatre pattes en l’air, étalant sur le beau rouge moelleux du tapis son petit ventre à pelage d’hermine, léché toujours avec tant de soin, qui était ce qu’il avait de plus réussi dans sa personne plutôt disgraciée, — et en général, pour oublier les malheurs qui m’attendaient à l’aube prochaine, je me roulais, moi aussi, à ses côtés. « Oh ! — disait tante Berthe en feignant l’indignation, — mais ce sont des manières de bourricots dans les prés ! »

J’ai déjà beaucoup parlé de ma grand’tante Berthe[1] et de ma tante Claire[2]. Mais, dans ce livre, qui sera comme une sorte de longue épitaphe sur des tombes très vénérées, j’en ai jusqu’à présent omis deux autres, et cela me semble un manquement à leur mémoire, puisqu’elles m’avaient tant chéri.

D’abord tante Corinne, celle qui avait imaginé de m’apporter une distraction bien inédite en me faisant faire de la photographie, chose encore toute nouvelle à cette époque. La plupart de ces épreuves, bien maladroites, existent du reste encore et m’éternisent un peu des reflets de chers visages. Tante Corinne, quelle figure candide et jolie elle avait, sous ses papillotes d’un gris clair d’argent, toujours si correctement roulées ! Et combien elle était inaltérablement aimable, dans son effacement voulu ! Jadis, pour obéir à un mari qui avait fait d’elle une martyre, elle s’était exilée au loin, n’osant plus donner signe de vie, et j’ignorais presque son nom, quand un beau jour, vers mes dix ans, devenue veuve, ruinée et seule, elle nous tomba du ciel, pauvre épave qui se réfugiait près de nous et que j’aimai aussitôt, comme si je l’avais toujours connue. Par crainte d’être une charge, elle avait absolument voulu tenir des écritures dans une maison de commerce, ce qui l’obligeait chaque jour à quitter la maison de bonne heure. Comme je subissais la même obligation matinale à cause du collège, je ne manquais jamais d’aller aussitôt levé gratter du bout des ongles à la porte de sa chambre, ce à quoi elle répondait par un « oui » tendrement affectueux. Or, ce petit grattement de chat était, disait-elle, ce qui l’aidait le plus à supporter les aubes grises de l’hiver, et même ce qui lui devenait le plus cher dans la vie.

Ensuite, il y avait tante Eugénie, notre voisine, la mère de Lucette et la dame de la Limoise, qui ne m’était nullement parente, mais qui faisait partie, elle aussi, du cénacle des anxieuses tendresses groupées autour de moi.

En ce temps-là, on jugeait non sans raison que les femmes âgées gagnent à ne pas se montrer nu-tête ; or, ma sœur à part, aucune des figures chéries qui m’entouraient n’était jeune, hélas ! Toutes étaient donc coiffées de bonnets de dentelle, avec des coques de ruban ou des fleurs, et ne montraient de leurs cheveux que des papillotes posées sur les tempes et lissées si bien qu’elles semblaient vernies. Quant à ma sœur, dont l’image de jeunesse reste si nettement gravée dans mon souvenir, elle portait deux nattes qui lui descendaient sur les oreilles, et le nœud de ses cheveux, trop compliqué comme l’exigeait la mode alors, était arrangé cependant avec la grâce qu’elle mettait à toutes choses. Les robes, pour ces petites soirées-là, étaient rigoureusement montantes, il va sans dire, et, sous l’effort des crinolines, elles m’amusaient beaucoup en s’enflant soudain comme des ballons dès que les personnes s’asseyaient.

Outre les jeux, il y avait la partie musicale dont j’étais un des premiers sujets avec mon professeur de piano et le violoncelliste qui me donnait des leçons d’accompagnement. Mais chaque fois que je repense à ces modestes et touchantes soirées de jadis, je réentends la voix très pure de ma sœur chantant, d’une façon naïve peut-être, ces vers magnifiquement sinistres : « Dans la nuit éternelle emportés sans retour, Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges, Jeter l’ancre un seul jour ? » C’est que ce « Lac », musique de Niedermeyer, se maintint pendant deux saisons le morceau qui lui fut le plus redemandé par les douces auditrices en papillotes, restées sentimentales à la manière honnête de leur temps ; tellement redemandé que Lucette, avant sa fuite pour la Guyane, avait défini nos soirées, avec sa petite ironie impayable, par cette formule lapidaire : « Le lac, le thé, les tartines. » Pauvre lac, aujourd’hui bien rococo, mais qui n’était pas sans beauté ! Oserai-je dire ici que Lamartine m’était déjà antipathique, dès le collège, par sa poserie et son grand profil pompeux ; cependant le début incontestablement splendide de ce poème, que je m’étais presque lassé d’accompagner si souvent au piano, avait peut-être amené en moi le premier éveil de mes terreurs en présence de notre course au néant…

À neuf heures et demie, on apportait le thé, et c’était toujours à ce moment-là que nous arrivait, de la rue silencieuse et déserte, la pauvre voix cassée qui chantait, sur un air si mélancolique : « Gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux tout chauds ! » La bonne vieille marchande, entendue ainsi toute mon enfance, passait toujours avec sa même régularité presque inquiétante, presque fatale dirais-je, comme ces coucous qui, pour chanter nos heures fugitives, sortent automatiquement des vieilles pendules.

Il faisait son entrée, le thé, sur le toujours même immense plateau rouge, qui datait de l’Empire ; quant aux fameuses tartines, les assiettes en vieux Chine dans lesquelles on les servait tous les dimanches venaient de notre maison de l’île, apportées depuis deux siècles par des ascendants inconnus dont les aventures de jadis dans les mers Jaunes avaient de tout temps beaucoup surexcité mon imagination.

Sur la fin de la soirée, nous ne tenions plus en place, la petite Marguerite et moi, pris d’un impérieux besoin de mouvement, de galopade à toutes jambes, de course éperdue n’importe où. Nous n’osions plus, nous trouvant trop grands, nous échapper du salon comme les années précédentes pour faire tapage dans la salle à manger, en poursuites folles autour de la table ronde ; mais tous les soirs, lorsque nos voisins les D… nous quittaient, emmenant la petite fille, et qu’on allait les conduire jusqu’à la porte, oh ! combien l’air froid du dehors était tentant, et aussi la rue, la longue rue droite, toute silencieuse, toute vide, toute noire entre ses modestes maisons fermées, et où personne ne passait ! Alors, chaque fois c’était irrésistible, cette petite Marguerite et moi nous n’étions plus que deux jeunes bêtes captives dont la cage se serait ouverte, nous nous élancions sans but, sans raison, brûlant les pavés, jusqu’à perdre haleine, pour une randonnée délicieuse de trois ou quatre minutes qui nous retrempait de vie…

À mon retour au salon, où je rentrais la poitrine voluptueusement dilatée par l’air vif et parfois glacial, c’était par contraste l’heure très recueillie où mon père ouvrait la grosse Bible du xviie ; il en lisait un court passage, après quoi nous tombions tous à genoux pour la prière finale de la journée.

Dès qu’on s’était relevé, nos bonnes de l’île d’Oléron, qui étaient venues elles aussi se prosterner parmi nous, se hâtaient d’apporter un monumental étouffoir de cuivre rouge, datant des ancêtres, et où généralement mon père tenait à plonger lui-même les bûches encore enflammées : c’était la minute de la retraite sans rémission ; j’embrassais tendrement tout le monde et m’en allais dormir…

Personne, hélas ! non, personne ne me reste plus de ce temps heureux, qui lui-même s’efface de ma mémoire, trop encombrée aujourd’hui par les plus éclatantes images de cette terre. Ce fut sans doute un des malheurs de ma vie d’avoir été beaucoup plus jeune que tous les êtres qui m’aimaient et que j’aimais, d’avoir surgi parmi eux comme une sorte de petit Benjamin tardif sur lequel devaient converger fatalement trop de tendresses, — et puis d’être laissé si affreusement seul pour les suprêmes étapes de la route !

  1. De son vrai nom, que je regrette à présent d’avoir changé : tante Lalie.
  2. De son vrai nom : tante Clarisse.