Priam aux pieds d’Achille

Priam
AUX PIEDS D’ACHILLE.

Une grande entreprise littéraire vient d’être exécutée par M. Bignan. L’Iliade paraît en ce moment complétement traduite en vers français. Nous avons examiné avec soin l’œuvre de M. Bignan[1]. On pourrait sans doute y désirer plus de force et de concision ; mais peut-être aussi aurait-il perdu sous le rapport de la fidélité ce qu’il eût gagné en énergie. Voici au reste un fragment qui nous semble prouver que l’habile traducteur a su quelquefois heureusement associer l’une à l’autre.


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Il (Achille) achève un banquet à peine commencé… ;
Lorsque le grand Priam, trompant les yeux jaloux,
S’approche du héros, se jette à ses genoux,
Et baise cette main, terrible, meurtrière,
Qui de ses fils nombreux a borné la carrière.
Quand le pâle assassin par un arrêt fatal
Condamné pour jamais à fuir le sol natal,
Dans un riche palais vient chercher un asile,
Il entre et voit frémir l’assemblée immobile :
Tels, portant l’un sur l’autre un rapide regard,
Les compagnons d’Achille, à l’aspect du vieillard,
S’étonnent ; le héros admire aussi lui-même
De son port, de ses traits la majesté suprême.

Alors Priam supplie un vainqueur odieux :
« Souviens-toi de ton père, Achille égal aux dieux !
» Ton père est de mon âge ; hélas ! et sa faiblesse
» Se traîne vers le seuil de la triste vieillesse.
» Peut-être en ce moment, sans vengeur, sans appui,
» Il combat des voisins conjurés contre lui ;
» Si le glaive ennemi désole son empire,
» Seul, mais instruit du moins qu’Achille encor respire,
» Il jouit dans son cœur, espérant chaque jour
» De son fils bien-aimé le fortuné retour ;
» Et moi, lorsque j’ai vu des héros de la Grèce
» Aborder dans nos ports la flotte vengeresse,
» J’avais cinquante fils, cinquante ! ô malheureux !
» Je crois avoir perdu tous ces fils généreux.
» Dix-neuf au même sein ont puisé la naissance ;
» Les femmes qu’à mon lit soumettait ma puissance,
» Ont enfanté le reste, et Mars dans son courroux
» Déjà du plus grand nombre a brisé les genoux.
» Un seul encor, un seul, vengeur de sa patrie,
» Vient de mourir pour nous, vaincu par ta furie :
» Hector !… Mais un espoir me conduit sur ces bords ;
» En échange d’un fils prends mes vastes trésors.
» Daigne apaiser ta haine et plaindre ma misère ;
» Achille ! crains les dieux ; souviens-toi de ton père.
» Hélas ! plus malheureux, je fais ce qu’avant moi
» Jamais aucun mortel n’eût tenté sans effroi.
» Du meurtrier d’un fils que ma douleur implore
» Ma bouche ose presser la main sanglante encore. »
Achille, au souvenir de son père chéri,
Repousse faiblement le vieillard attendri,
Ils confondent tous deux leur plainte involontaire,
Et tandis que Priam, prosterné sur la terre,
Pleure le brave Hector, Achille désolé
Pleure Pélée absent et Patrocle immolé.
Enfin le fils des dieux, rassasié de larmes,
Se lève, et du vieillard pour bannir les alarmes,
Lui tend la main et jette un regard douloureux
Sur cette barbe blanche et sur ces blancs cheveux…
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Bignan

  1. Voir l’Album ci-après.