Prières et pensées chrétiennes/Introduction

INTRODUCTION

L’idée de recueillir les « prières et pensées chrétiennes de J. K. Huysmans » me fut suggérée par un article de M. Henri Brémond, paru le 10 juin 1907, dans le Correspondant. L’auteur se demandait pourquoi l’on ne réunirait pas « en un petit volume de piété, les plus belles prières de J. K. Huysmans » ; et il ajoutait cette réflexion : « Nous qui l’avons connu, nous retrouverions dans ce petit livre l’histoire intime de sa vie et, en récitant ses prières, nous penserions qu’il les a récitées avant nous, du plus profond de son cœur. »

Je ne me flatte pas d’avoir réalisé le vœu de M. Brémond. Mais je m’estimerais heureux si j’avais procuré, à ceux qui aimèrent les ouvrages de Huysmans, l’occasion d’approfondir « l’histoire intime de sa vie » et de tenir, entre leurs doigts, les minces feuillets où son âme religieuse s’est exprimée.

Des passages, empruntés presque exclusivement aux livres catholiques du Maître, forment ce recueil dont les héritiers de Huysmans et dont ses éditeurs ont bien voulu autoriser la publication.


Huysmans, sa vie durant, fut un pessimiste. Le pessimisme est une disposition naturelle que l’on ne discute pas plus que la disposition contraire. On est pessimiste ou optimiste, d’après les lois mystérieuses qui président à la formation des âmes. Aucune philosophie ne parvient à modifier les tendances profondes et rudimentaires, qui conduisent ceux-ci à trouver que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, tandis que ceux-là ne voient autour d’eux que misères et calamités. La religion elle-même, lorsqu’elle apprend à l’homme à se résigner, ne l’aveugle pas sur les maux qui l’entourent et s’il les supporte, il ne lui est pas interdit de demander à Dieu, avec le saint homme Job : « Pourquoi m’avez-vous tiré du sein de ma mère ? Je serais mort et personne ne m’aurait vu ! »

Le pessimisme de Huysmans se réclamait plutôt des doctrines de Schopenhauer que de la détresse du patriarche iduméen ; mais il ne différait pas de cette dernière quant aux résultats pratiques.

Huysmans a synthétisé les déboires et les rancunes du pessimiste dans une courte nouvelle, qui est un chef-d’œuvre d’observation aiguë. Je veux parler d’À Vau-l’eau. Il crée là le type désormais légendaire de Monsieur Folantin, première ébauche de ce Durtal derrière le masque duquel l’auteur va bientôt se dérober et qui rédigera plus tard les chapitres angoissés d’En route. M. Folantin nous renseigne à merveille sur la psychologie de Huysmans. Nous savons par lui que son père spirituel est un inquiet, dont la jeunesse fut besogneuse et qui, n’ayant jamais eu beaucoup de chance ici-bas, se méfie des pauvres satisfactions que la vie pourrait lui offrir. Avec cela, privé de toute affection terrestre, mais doué d’une sensibilité maladive qui lui arrache des cris de souffrance à la moindre indélicatesse ; très artiste, mais constamment affligé par le spectacle des grossières réclames industrielles que lancent les peintres et les écrivains ; réduisant sa bibliothèque à « une cinquantaine de volumes qu’il savait par cœur » ; ne se résignant pas à voir Paris se transformer en « un Chicago sinistre » et s’attachant désespérément aux moindres vestiges de beauté avant « la définitive invasion de la grande muflerie du Nouveau-Monde ».

On comprend que de telles dispositions aient déterminé chez lui des goûts de solitude qui s’affirmeront d’année en année et qui, surtout après sa conversion, l’amèneront à fuir la société des personnages dont il aura scruté l’indigence morale.

Notons aussi que sa misanthropie foncière ne devait que s’exaspérer à l’école du naturalisme.

Il avait écrit Marthe, les sœurs Vatard, En ménage, qui sont des études cruelles, impitoyables, voire écœurantes de tout ce que la vie renferme de lugubre et d’abject. Il reconnaissait l’impuissance de son art à descendre plus bas, à « touiller » des fanges plus nauséabondes. Il appréhendait le moment où cette littérature, définitivement épuisée, conduirait ses adeptes à se heurter, comme il le dit « au mur du fond ». Et enfin parce qu’il était un artiste et un sensitif, il aspirait à sortir de ces bas-fonds dans lesquels étouffait une humanité hideuse ; il avait besoin d’air, d’idéal et de surnaturel.

Mais à quelle source de beauté irait-il les puiser ? Est-ce qu’il n’était pas en droit de dire, lui aussi, à la façon de Baudelaire :

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, imprévu,
Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvrent la porte
D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

Ce fut alors qu’il écrivit À Rebours. Pourquoi l’écrivit-il ? Lui-même nous l’apprend, dans la curieuse préface qu’il composa, en 1904, pour une édition illustrée de cet ouvrage :

« J’y voyais, nous dit-il, un pendant d’À Vau-l’eau, transféré dans un autre monde ; je me figurais un Monsieur Folantin, plus lettré, plus raffiné, plus riche et qui a découvert dans l’artifice, un dérivatif au dégoût que lui inspirent les tracas de la vie et les mœurs américaines de son temps ; je le profilais, fuyant à tire d’aile dans le rêve, se réfugiant dans l’illusion d’extravagantes féeries, vivant seul, loin de son siècle, dans le souvenir évoqué d’époques plus cordiales, de milieux moins vils. »

Ce roman, qui déconcerta la critique, nous apparaît, lorsque nous ne prenons pas garde aux dispositions dans lesquelles il fut écrit, comme une œuvre extravagante et folle. Tout le baudelairisme de Huysmans s’y donne libre carrière.

Mais des Esseintes avait beau multiplier les expériences fantastiques ; il avait beau presser sur la Vie pour lui faire rendre une somme de sensations qu’elle n’est pas capable de procurer, il s’acheminait, malgré lui, vers des conclusions qu’il ne soupçonnait pas.

Et d’abord, dans son désir de fuir une époque inélégante, un art mercantile et une littérature de cuistres et de charlatans, il remontait jusqu’aux temps où l’Église accomplissait sa grande tâche civilisatrice, jusqu’au moyen âge où « Elle tenait tout, où l’art n’existait qu’en Elle et que par Elle ». Il admirait, mais en dilettante, puisqu’il n’avait pas la Foi, les écrivains mystiques, les poètes sacrés, la peinture des primitifs et le plain-chant. Snobisme de névrosé tant qu’on voudra ! mais indice certain d’un travail intellectuel qui le libérait des lourdes tâches du naturalisme et le prédisposait à étudier de plus près ces auteurs et ces artistes dont les œuvres avaient jeté, sur le monde, une lumière si vive et si bienfaisante.

D’ailleurs, aucune inquiétude religieuse dans cette rapsodie de détraqué, aucune velléité de demander à l’Église, qu’il découvrait presque, un réconfort et un appui. Le livre se passait en invectives cocasses contre les pontifes qui détiennent la gloire des littératures anciennes et modernes, en excentricités dues à l’imagination déviée du héros. Puis, à la dernière page, et sans que rien ait fait prévoir un tel revirement, des Esseintes, blasé sur les plaisirs très contestables qu’il s’était offerts, revenu de ses tentatives toujours avortées et las de tout, s’écriait :

« Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! »

Voilà bien le cri de détresse de la pauvre âme abandonnée à elle-même et qui se tourne vers le ciel par une sorte de mouvement instinctif, parce qu’elle a expérimenté qu’il n’y avait plus aucune miséricorde ni aucune compassion pour elle sur la terre. Déjà dans À Vau-l’eau, Folantin, au beau milieu de son désarroi, constatait que « ceux-là sont heureux qui acceptent comme une épreuve passagère toutes les traverses, toutes les souffrances, toutes les afflictions de la vie présente ». Mais il exprimait ainsi, sans s’y attarder, un regret très vague de n’avoir pas la Foi ; et s’il est intéressant de savoir qu’avant sa conversion Huysmans rôde aux alentours de l’Église et voudrait avoir la force d’en franchir le seuil, afin d’échapper aux misères qui l’oppriment ; il importe de retenir ce fait d’un homme notoirement incrédule qui supplie Dieu d’avoir pitié de lui. La forme même de sa prière marque le désir qu’il a de ne plus se débattre dans les ténèbres où il gémit ; elle est une obsécration directe, un sanglot de douleur, l’appel désespéré d’un enfant perdu, qui jette aux échos le nom de sa mère.

Or ces choses se passaient en 1884 et Huysmans ne devait se réfugier dans une trappe qu’en 1892, Plus de sept ans s’écoulèrent, pendant lesquels le travail de la grâce ne se manifesta par rien de sensible. « Dieu creusait pour placer ses fils, a-t-il dit lui-même, et il n’opérait que dans l’ombre de l’âme. » Mystérieuse attente que celle-là ! Sept années pendant lesquelles il n’éprouve aucun remords, aucun regret du passé ; de temps en temps seulement une invite plus pressante à revenir à ce Dieu qu’il avait invoqué ; mais la voix qui lui parlait ainsi, dans le fond du cœur, semblait lointaine, tant elle murmurait faiblement les sollicitations d’En-Haut.

Rien ne le décidait à renverser sa vie. Plus que jamais désabusé par le terre-à-terre des conceptions naturalistes, il lançait contre l’école, dont il signalait « l’immondice des idées », une des plus virulentes apostrophes qu’on ait écrites. Mais assoiffé de mystère et de surnaturel, il lui manquait encore l’élan qui projette une créature humaine aux pieds de la Croix. L’occultisme l’attirait et le satanisme et la magie. Il publiait, en 1891, le manuel de démonologie qui s’intitule Là-Bas où, tout en relatant « les manigances du malin », il rendait un inconscient hommage à la Divinité, puisqu’en somme il dévoilait les scélératesses du culte diabolique et prenait parti pour l’Église contre le Démon.

En tout cas, ce devait être l’adieu de Huysmans à la littérature profane. L’année suivante, la crise qu’il traversait depuis si longtemps se dénoua soudain. Après bien des atermoiements, les difficultés, d’abord insurmontables, s’aplanirent, les objections tombèrent d’elles-mêmes ; et l’incrédule, vaincu par l’insistance divine, ne résista plus à la Grâce : « Je priai pour la première fois et l’explosion se fit. »

Était-il converti ? Qui dit conversion dit changement complet de vie. Or un homme n’accomplit pas ce changement du jour au lendemain ; il ne renonce pas, en vingt-quatre heures, à tout ce qui l’a retenu, distrait ou séduit dans le monde. C’est affaire de temps, de patience et de luttes intérieures.

Et précisément ce sont ces luttes que Huysmans va nous raconter dans En route, avec sa coutumière précision et avec cette sûreté de l’observateur habile à suivre en lui-même les phases les plus diverses des phénomènes psychologiques.

Un des derniers historiens de Pascal, M. Fortunat Strowski, a montré, dans un livre récent, combien la conversion de Huysmans se rapprochait de celle de l’illustre penseur chrétien. À l’aide des confidences de Durtal, il a suivi le travail latent de la grâce dans l’âme du grand Blaise et ce n’est pas une des moindres preuves de la sincérité de Huysmans que cette concordance entre ses propres débats et ceux qui devaient amener Pascal à répandre des « pleurs de joie ».

Je ne surprendrai personne en disant que ces deux fervents convertis n’arrivaient pas précisément à Dieu des mêmes confins de l’indifférence ou de l’incrédulité. Tandis qu’il s’agissait pour Pascal d’abjurer Épictète et Montaigne et d’atteindre Dieu par l’intermédiaire de Jésus-Christ, il n’était question de rien moins pour Huysmans que de bouleverser, de fond en comble, une existence adonnée aux habitudes sensuelles et au vice. L’un exigeait autant d’efforts que l’autre et il faut un égal courage pour abdiquer l’orgueil de l’esprit et pour imposer silence à celui de la chair.

Mais le trait commun de ces deux conversions fut que le raisonnement n’y eut pas grande part et que l’amour seul les conduisit. Pascal se rendant à Port-Royal afin d’y parfaire l’œuvre de la grâce et Huysmans s’enfermant dans une Trappe pour y pleurer ses péchés, sont deux mystiques invinciblement attirés par l’amour du Christ, cédant tous les deux à l’impérieuse puissance de l’acte de Foi. Et la Foi, comme le disait l’un d’eux : « C’est Dieu sensible au cœur, non à la raison. »

Ce que nous connaissons déjà de Huysmans va nous aider à le suivre de plus près dans les étapes de sa conversion. Dégoûté de la vie moderne, affamé des tendresses dont il a toujours été sevré, il traine une âme meurtrie dans un corps malade. Il a besoin d’être soigné, dorloté et guéri et quel hôpital pouvait lui assurer un plus pacifiant refuge que cet « hôpital des âmes », que cette Église où l’on vous reçoit, où l’on vous couche, où l’on vous soigne, où « l’on ne se borne pas à vous dire, en vous tournant le dos, ainsi que dans la clinique du Pessimisme, le nom du mal dont on souffre ! »

Oui, il sentait bien que là était le salut ! Ses courses à travers les sanctuaires de Paris, alors qu’il était en quête de sensations d’art, sa fréquentation des écrivains mystiques, son goût de plus en plus prononcé pour la liturgie et le plain-chant, lui façonnaient une âme très sensible aux merveilles extérieures de la religion ; ils l’avertissaient, en outre, que dans ces églises, s’il parvenait à y prier, il trouverait la force de quitter la vie de misères et de péchés qu’il menait. Des trois causes de son retour à Dieu qu’il énumère dans En route, c’est-à-dire « l’atavisme d’ancienne famille pieuse, le dégoût de l’existence et la passion de l’art », cette dernière a été la plus agissante sur son esprit, parce que c’était celle qui le prenait par toutes les fibres de son tempérament.

Elle déterminait ses élans vers le catholicisme, dans lequel il rencontrait de quoi satisfaire la vision d’idéal et de beauté qui le hantait. Désormais il n’avait plus de bien-être qu’à l’ombre des chapelles, dont les colonnes étaient comme saturées des oraisons épandues par les saints d’autrefois, dont les voûtes retenaient sous leurs berceaux fleuris les effluves mystiques des âges disparus.

Il écoutait, ravi, ces chants où s’expriment toute la détresse et toute la confiance des hommes condamnés à vivre parmi tant de tristesses et parmi tant de deuils ; il assistait aux offices liturgiques, dont les symboles révèlent, à ceux qui en pénètrent le sens, l’âme même de la religion. Et il s’écriait que la vraie preuve du catholicisme c’était « cet art qu’il avait fondé et que nul n’a surpassé encore ! »

Preuve toute sentimentale, mais faite pour convaincre un artiste aussi affiné. Et d’ailleurs, n’était-ce pas cet argument des beautés du culte que Chateaubriand, autre artiste somptueux et désolé, avait jadis invoqué dans son Génie du Christianisme ?

Donc Huysmans, par l’entremise de l’art et pour me servir de l’expression de Pascal, « connaissait le meilleur », mais il ne se résolvait pas à le suivre.

Non qu’il eût des doutes contre la Foi ! Ces doutes s’étaient levés à mesure qu’il priait dans les églises ; et ils ne reviendront que le lendemain de la conversion, comme si le démon, par une savante tactique, avait voulu se réserver un terrain sur lequel il n’avait pas porté la lutte.

Non ! Huysmans était retenu sur le seuil du sanctuaire par un attachement tenace à sa vie passée et par la crainte du ridicule. Renoncer à ses vices et consentir à pratiquer, quitte à « ressembler à un imbécile », voilà le double effort contre lequel se révoltait sa nature humaine. Ah ! le lamentable et poignant combat que livre ce malheureux, ballotté « comme une épave entre la Luxure et l’Église ! » Les tentations charnelles, jamais elles n’ont été si fréquentes, ni si formidables que maintenant ; elles ne lui laissent pas un instant de répit et s’il cherche à les fuir, à l’abri de quelque chapelle, c’est là précisément qu’elles redoublent et qu’elles le terrassent !

Il est épuisé de tant d’assauts ; il crie merci ; il va se décider enfin à accomplir le grand acte libérateur. Mais non ! car le respect humain se dresse à son tour pour évoquer devant lui la silhouette, « la dégaine » du catholique pratiquant qu’il deviendrait, du « cagot » astreint à un tas d’observances et condamné à vivre parmi ces individus « à l’aspect louche, à la voix huileuse, aux yeux rampants, aux lunettes inamovibles », et qui portent « les vêtements en bois noir des sacristains ! »

Comment se résigner à cela, lorsque l’humilité vous manque, lorsqu’un souci d’orgueil vous fait prendre garde aux persiflages et aux qu’en dira-t-on, lorsque surtout on ne possède pas cette charité qui permettrait de penser que tous les habitués des églises ne ressemblent pas à ces grotesques, dont il est plaisant de crayonner la caricature ?

Et puis Huysmans est seul. Jusqu’alors il s’est passé de conseil ; il ne s’est confié à personne ; il a obéi à des impulsions secrètes et il s’est converti « sans un aide terrestre ». Mais cet isolement ne doit plus se prolonger. Il vient un moment où l’homme a besoin d’un guide, où il lui importe de choisir un directeur auquel il ouvrira son âme et qui le tirera de ses incertitudes, en rompant les attaches.

Mais là encore que d’appréhensions ! Ce qu’ambitionne Huysmans ce n’est pas la dévotion mise à la portée des gens du monde — c’est la mystique, dont l’idéal surélevé et dont les principes de flamme répondent aux attentes de son cœur. Comprendra-t-on son cas ? Et s’il l’expose au premier prêtre venu, est-ce qu’on ne se contentera pas de sourire et de lui proposer — en place de ces aspirations — des pratiques étroites et des « amusettes de vieilles filles » ?

Il a peur d’être rebuté à jamais par quelque maladresse et sa méfiance naturelle se double ici de l’embarras qu’il éprouve à rencontrer un prêtre sympathique à de telles idées. Pourtant, Durtal en connaît un, l’abbé Gévresin, avec lequel il a conversé jadis chez les bouquinistes et dont il a surpris le goût pour les écrivains mystiques. Sous prétexte de lui parler de livres rares et de biographies de saints il va chez lui et qu’arrive-t-il ? C’est qu’après une banale entrée en matière, Durtal laisse éclater ses sanglots.

Pour me servir de ses propres termes, « il se débonde, épandant, au hasard des mots, ses plaintes, avouant l’inconscience de sa conversion, ses débats avec sa chair, son respect humain, son éloignement des pratiques ecclésiales, son aversion pour tous les rites exigés, pour tous les jougs ».

Le vieil ecclésiastique auquel se confie Durtal est un homme avisé ; il connaît à merveille le maniement des âmes et il n’hésite pas à voir, dans le retour de ce pénitent, un témoignage très certain de la lente action divine. C’est Dieu qui jusqu’à présent a pris soin du pécheur, et par cette emprise céleste, il semble se réserver toute la conduite de l’affaire. Aussi convient-il de ne pas le contrecarrer. Les recommandations de l’abbé se réduisent donc à celles-ci : Priez et attendez !

Durtal s’étonne. Mais où veut-il en venir, ce prêtre avec sa « médecine expectante » ? C’est comme s’il m’avait dit : « Cuisez dans votre jus ! » Je ne suis pas plus avancé.

Cependant l’abbé Gévresin avait vu très juste. Il est souvent indispensable au pécheur de « cuire dans son jus » avant de recevoir la définitive illumination. La vie de Durtal, cette vie qu’il abominait, n’était pas encore assez mûre pour se détacher d’elle-même ; il ne fallait ni agiter les branches, ni porter la gaule sur le fruit, sans quoi l’on s’exposait à le gâter, tant il était délicat.

Et d’ailleurs ce n’était pas dans le monde, où tout l’aurait choqué, que le nouveau converti allait recouvrer la paix de sa conscience ; mais dans un cloître, loin du milieu moderne et parmi de vrais mystiques. Et l’abbé le savait bien, lui qui préparait de longue main Durtal à ce sacrifice, par des lectures de sainte Thérèse et de saint Jean-de-la-Croix et par le spectacle d’une prise de voile chez les Bénédictines.

Je n’insisterai pas sur le séjour de Durtal à la Trappe. Il m’en coûte, certes, de mentionner brièvement les pages inoubliables, où il raconte sa confession, pages qu’il est impossible à qui que ce soit d’écrire, si l’on n’a pas soi-même haleté et pleuré aux pieds d’un prêtre : et j’ai le regret de ne citer que pour mémoire des épisodes qui dégagent une émotion intense ; entre autres, celui de la « nuit obscure » dans laquelle est tout à coup plongée l’âme du chrétien, lorsque assaillie de doutes contre la Foi, elle appelle Dieu en vain et s’effraie d’être environnée de silence et de néant.

De tels récits empruntent à la sincérité de l’écrivain, une grandeur religieuse, une force de pathétique et une pitié poignante, dont je ne crains pas de dire que la littérature, depuis saint Augustin, Pascal et Bossuet, s’était vraiment déshabituée.

Mais cette seconde partie d’En route n’est, en quelque sorte, que l’épilogue du drame qui achevait de se jouer dans la conscience de Durtal. Puisqu’il avait eu la force de consentir à l’immolation, il fallait qu’il passât par ces transes de la vie purgative et il était assuré d’en sortir vainqueur, du moment qu’il n’avait pas contrevenu aux ordres du Ciel.

Réconcilié maintenant, au prix de ses larmes, il va s’attacher à l’œuvre de sa perfection spirituelle, s’engager, s’il le peut, dans les sentiers mystiques de la vie illuminative. Et c’est dans cette tâche, menée jusqu’à sa mort, que je voudrais le montrer, en me servant des renseignements que nous livrent Sainte Lydwine et L’oblat.

Et d’abord quel homme était-il devenu ? « Je suis encore, écrivait-il à la fin d’En route, trop homme de lettres pour faire un moine et je suis cependant trop moine pour rester parmi les gens de lettres. »

Moine, il ne le sera jamais effectivement ; ou, du moins, il le sera d’âme et d’intention, sous l’habit d’oblat bénédictin ; mais homme de lettres, il continuera de l’être à sa façon, qui fut une façon assez rare et nouvelle. Et, de cette alliance du froc et de la plume, résultera le type unique dont s’enorgueillissent, à la fois, l’Église et la littérature ; car en somme ce n’était pas un écrivain perdu pour les lettres et c’en était un gagné pour la religion.

Il avait, nous l’avons vu, lancé l’anathème contre le naturalisme et renoncé à la poursuite du document humain, à travers les cloaques de Zola. Mais on ne tue pas un naturaliste comme cela ! Et les gens de cette espèce, quand ils sont morts, se portent assez bien. Les pages vertes d’En route, si remplies de détails licencieux et de descriptions brutales, en peuvent témoigner. Mais il ne faut pas oublier que quelques années de pratique pieuse amèneront Huysmans à émonder son talent de tout ce qu’il promettait encore de provocant et de scabreux.

Il restera l’écrivain des réalités exactes et pittoresques ; le peintre qui excelle à plaquer la lumière sur les choses à l’accrocher aux moindres saillies, à l’opposer aux ombres nettes et résolues. Artiste jusqu’aux moelles, ennemi sans rémission du truquage et du cliché, il n’aura jamais peur du mot qui exprime sa pensée, ni du trait qui accuse le ridicule. Il ne cessera de guerroyer contre la platitude, la sottise et la médiocrité, quitte à entendre « braire la bedeaudaille » et jusqu’à son dernier souffle, il refusera le moindre sens de l’art à Bouasse-Lebel et le moindre talent à Henri Lasserre.

Mais, par contre, le charme et la poésie de la vie catholique, il les a exprimés dans une langue dont personne, avant lui, n’avait si âprement agencé la contexture et dont le vocabulaire prestigieux ajoutait on ne sait quel piment à cette prose désormais vouée aux besognes religieuses.

Car il n’écrit plus que pour célébrer les joies liturgiques et décrire les mouvements de l’âme chrétienne. Au lieu des romans de jadis, il compose des livres où il étudie, tour à tour, la symbolique du moyen âge, l’hagiographie, le plain-chant, la peinture des primitifs et l’archéologie des cathédrales.

Il vit près des cloitres, longtemps à la veille d’y prononcer ses vœux. Mais il a si peur de perdre là son indépendance d’artiste et de vieux garçon, qu’à chaque retour de Ligugé, où il allait éprouver sa vocation, il ne peut retenir ce cri : « Mon Dieu, quelle veine ! me voilà libre ! »

D’ailleurs, il finira par se construire une maison aux environs immédiats de l’abbaye bénédictine qui l’attire et il y vivra jusqu’au jour où les lois de défense républicaine videront les monastères.

Dans cette retraite et plus tard dans ses paisibles logements de la rue de Babylone et de la rue Saint-Placide, il nous apparaît comme un reclus, au milieu de la société contemporaine. Homme d’un autre âge, artiste gothique, sollicité néanmoins par le charme étrange de l’art moderne, les horions qu’il assène sans relâche aux archéologues ignares, aux curés iconoclastes — ou restaurateurs, ce qui est pire ! — ne sont que les révoltes impulsives de son goût outragé. Passé cela, il se confine dans une piété faite de tendresse et de naïveté. Il a une foi d’enfant et, sans discuter un instant avec le surnaturel, il va droit aux miracles les plus extraordinaires de la Légende Dorée. Il les reçoit avidement et il les révère, tels les signes ingénus de sa religion.

Comment un critique, armé à l’ordinaire d’un solide bon sens, a-t-il pu prétendre jadis que Huysmans s’était converti afin de « ragaillardir son sensualisme défaillant » ? Tout démontre, au contraire, qu’à partir de sa conversion, son sensualisme s’évanouit. Croit-on que sa marche vers le cloître lui ait réservé beaucoup de jouissances ? Croit-on qu’il ne lui ait pas fallu vaincre des répulsions instinctives pour affronter les austérités de la pénitence ? car il ne s’est pas jeté dans une trappe après avoir été foudroyé sur le chemin de Damas ; on a dû l’y pousser « comme un chien qu’on fouette » !

Et puis quinze ans de vie chrétienne, de 1892 à 1907 ne répondent-ils pas mieux que je ne saurais faire aux accusations qu’une certaine presse ne ménagea guère à l’auteur d’En route ? D’ailleurs, le lendemain de sa mort, dans l’article que j’ai cité plus haut, M. Henri Brémond ruinait, avec une impeccable sûreté, les arguments plus ou moins spécieux des adversaires de mauvaise foi.

Lire cette pénétrante étude, c’est se convaincre que Huysmans, tout en conservant ses procédés d’écriture et ses théories artistiques, a conquis, le jour où il est entré dans l’Église, le don du lyrisme religieux ; qu’il a su, dès lors « humaniser la dévotion », en ce sens qu’il la montrait accessible à tous, non pas exempte de tracas, de doutes et d’angoisses, mais maternelle aux cœurs qu’elle berce et qu’elle réconforte.

Néanmoins il ne lui suffisait pas de « l’humaniser » pour les autres, il voulait la pratiquer lui-même dans ce qu’elle a de plus pur et de plus mystique.

Pendant la période d’enthousiasme qui suit la conversion, il compose la Cathédrale, traité de symbolique chrétienne, mais surtout hymne d’amour à Notre-Dame de Chartres. Il devait cet acte de reconnaissance filiale à la Vierge, qui l’avait assisté si miséricordieusement et qu’il a chantée « en des termes, dit M. Brémond, dont saint Bernard lui-même ne dépasse ni la sincérité ni la tendresse. Les scrupules, l’intimité frileuse, la naïveté enfantine de cette dévotion, sont ce qu’on peut imaginer de plus exquis ». Il lui consacrera encore d’admirables pages dans l’Oblat et un livre tout entier les Foules de Lourdes, le dernier qu’il écrivit, comme si sa littérature n’avait plus rien à exprimer après ce cri de confiance et d’abandon.

Cependant l’idéal mystique, si souvent invoqué par lui, n’était pas un vain mot sur ses lèvres et il le poursuivait dans le silence parfois inquiet de sa vie solitaire. « Faire le vide en soi, se dénuder l’âme, de telle sorte que, s’il le veut, le Christ puisse y descendre », voilà le résultat auquel se propose d’atteindre tout parfait mystique.

« Renonciation totale et douce », écrivait de son côté Pascal. Et c’est bien, en effet, renoncer à tout que de ne plus écouter aucune voix profane, que d’aliéner volontairement sa liberté entre les mains du Créateur, afin d’être prêt aux épreuves par lesquelles il purifiera le logis dont il a fait choix. Le détachement une fois consommé et l’adieu dit aux vanités du monde, l’âme recouvrera sa vraie liberté, la liberté de ne plus exercer que le bien et de jouir d’une quiétude complète. « Renonciation totale et douce ! »

Mais alors on accepte, par cela même, toutes les souffrances d’ici-bas ? Parfaitement. Et c’est même le seul moyen de résoudre le problème devant lequel se révolte et se cabre l’orgueil de l’homme, le terrifiant problème de la douleur.

Pourquoi la douleur s’insinue-t-elle dans notre vie ? Pourquoi accompagne-t-elle toujours nos joies si brèves, auxquelles, sans tarder, elle succède ? Pourquoi sommes-nous toujours obligés de compter avec elle et de lui réserver souvent la meilleure part de notre avenir ? Pourquoi enfin est-elle aveugle et s’abat-elle sur les uns et les autres, prenant les petits enfants qui n’ont point commis le mal, accablant, avec une indifférence cruelle, les bons et les mauvais ?

Oui, elle est « le vrai désinfectant des âmes ». Mais cette constatation, si elle nous la rend moins odieuse, humainement parlant, ne nous apprend pas à profiter de ses coups, pour nous perfectionner et pour pratiquer la charité dans ce qu’elle a de vraiment sublime.

« Chacun, dit Huysmans, est jusqu’à un certain point responsable des fautes des autres et doit aussi, jusqu’à un certain point, les expier ; et chacun peut aussi, s’il plaît à Dieu, attribuer dans une certaine mesure les mérites qu’il possède ou qu’il acquiert à ceux qui n’en ont point ou qui n’en veulent point recueillir. »

Qui sait, en effet, si une parole, si un exemple n’ont point, à un moment donné, déterminé tel acte coupable du prochain ? Nous sommes donc un peu solidaires les uns des autres et l’office de la charité chrétienne, comprise dans son rôle divin, consiste à soulager les peines de nos frères par les mérites de nos souffrances.

Toutefois, le chef-d’œuvre du renoncement charitable réside dans la substitution mystique, dans cet héroïque holocauste par lequel des immolés volontaires préviennent les fautes d’autrui « en supplantant les personnes trop faibles pour en supporter le choc ».

Cette suppléance est tantôt spirituelle, comme chez sainte Thérèse ; tantôt au contraire « elle ne s’adresse qu’aux maladies du corps ».

Voici, par exemple, sainte Lydwine qui assuma la charge écrasante d’expier les maux de son époque, en ce XVe siècle où les guerres se déchaînaient sans trêve, où le schisme scindait la chrétienté et où les grandes épidémies secouaient l’Europe d’un frisson d’horreur. Pendant plus de vingt-cinq ans, elle subit des tortures sans nom, vécut d’une vie incompréhensible, avec un corps qui n’était plus qu’ulcères et pourriture, toujours insatiable de maladies et demandant au Ciel de ne pas l’épargner, alors qu’elle défaillait sous la violence du supplice.

Ah ! le beau livre que celui où Huysmans nous raconte le martyre de la vierge de Schiedam ! Je l’appellerais volontiers le livre des infirmes, tant il approfondit les causes de la souffrance imposée à l’homme par les desseins impénétrables d’En-Haut, tant il apporte aux malades de réconfort, en leur taisant accepter, dans un esprit de sacrifice, les misères qui sont la rançon de nos méfaits.

Il met en pratique la théorie de la substitution mystique et, marquant une évolution décisive de la piété de Huysmans, il nous révèle un chrétien auquel apparaît la nécessité de souffrir ici-bas. Or, pour admettre ce mystère, il ne suffit pas de suivre sa religion et de croire aux dogmes ; il faut, en outre, qu’une étincelle d’amour jaillisse dans le cœur. L’âme endolorie de Huysmans, cette âme qui, d’aigrie qu’elle était autrefois, devenait maintenant si pénitente et si résignée, était peut-être mieux préparée que d’autres à accueillir, à vénérer l’idée d’une expiation par la douleur.

« Douleur et amour, écrit-il, sont presque des synonymes. » Et, commentant, plus tard, cette admirable parole, dans l’Oblat, il fera passer sous nos yeux le tableau saisissant où il montre la Douleur accompagnant le Christ dans sa Passion, s’attachant à lui « comme une épouse fidèle » et ne le quittant plus, jusqu’au moment suprême des noces du Calvaire, alors qu’elle en descendit « réhabilitée par cet amour, rachetée par cette mort ».

Dès lors qu’il avait résolu, dans le sens chrétien, le problème de la douleur, sa piété ne pouvait que progresser. En effet, il tend, de plus en plus, à s’oublier en Dieu. Lorsqu’il écrit l’Oblat, il cherche certes à célébrer sa chère liturgie bénédictine, mais dans les interstices de ces chapitres conventuels, se glissent les préoccupations du pieux personnage qui n’a plus en vue que sa propre perfection.

S’il a chanté naguère les souffrances de sainte Lydwine, il sait que ce rôle de victime propitiatoire est exceptionnel et que, d’ailleurs, les mortifications corporelles ne sont que « des véhicules et des moyens ». Il y a quelque chose de plus humble dans la vie du chrétien. Suivre tous les préceptes, s’astreindre à toutes les pratiques, ne jamais se lasser du retour des mêmes prières, cela paraît très simple aux gens qui n’aperçoivent que le dehors de la religion et qui se persuadent qu’elle est toujours facile aux croyants, toujours indulgente, toujours agréable. Et pourtant la monotonie s’insinue. On a honte de répéter en confession des fautes qui reviennent ponctuellement. Oh ! ce ne sont peut-être pas de grosses fautes, mais des péchés tenaces, que l’on ne parvient pas à déraciner et qui vous mettent en face de votre misère morale. On piétine sur place, on est tenté de tout abandonner et cependant on doit tenir bon ! « Il faut se dire, pour se désattrister, qu’en raison de notre déchéance, il est impossible de rester indemne, qu’il en est des brindilles et des fétus peccamineux comme de ces grains de poussière qui emplissent, qu’on le veuille ou non, les pièces. On les balaie dans de fréquentes confessions et, ce nettoyage exécuté, d’autres reviennent, c’est toujours à recommencer. »

Et puis l’héroïsme, lorsque des maux extraordinaires ne nous sont pas dévolus, ne consiste-t-il pas à souffrir chaque jour les vexations du prochain, les fourberies, les injustices auxquelles personne ne peut se vanter d’échapper. Nous disons à Dieu : Pardonnez-nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Mais quand nous parlons ainsi « nous en devrions trembler ». Car il ne s’agit pas seulement de supporter les avanies ; il convient de les désirer « par besoin d’humiliation et par convoitise d’amour divin ». « Ne souhaiter non seulement aucun mal à son bourreau, mais l’aimer davantage et demander, sans arrière-pensée, qu’il soit heureux… cela, dit Huysmans, c’est au-dessus des forces humaines. » Mais cela, comme il le dit aussi, « c’est la pierre de touche de la sainteté ».

Ainsi s’épure et s’exhausse, d’année en année, la pensée de Huysmans. Depuis En route jusqu’aux Foules de Lourdes, ses livres se concluent par des prières. Et dans le cours de ces volumes d’art et de piété, combien de pages où, suivant l’expression de M. Brémond, « on croise involontairement les mains, on voudrait, on devrait même continuer à genoux ».

Du retour à Dieu, retour baigné de larmes et fortifié par la pénitence, il s’est élevé jusqu’au mysticisme le plus ardent. Pendant quinze ans, il s’est amendé par la prière, par le sacrifice, par le renoncement, et sa vie pieuse ne l’a-t-il pas résumée tout entière, dans ces quatre lignes qui terminent l’Oblat : « Oh ! mon cher Seigneur, donnez-nous la grâce de ne pas nous marchander ainsi, de nous omettre, une fois pour toutes, de vivre enfin n’importe où, pourvu que ce soit loin de nous-même et près de vous ! »

C’est là qu’il faut chercher le secret des derniers mois. Dans ses colloques avec Dieu, il puisait la force de tout affronter, et la sublime bravoure, avec laquelle il parlait de sa mort, réglant le détail de ses funérailles, dictant sa lettre de décès, demandant enfin qu’on lui envoyât l’habit d’oblat bénédictin, dans lequel il voulut être enseveli.

Sa mort, elle restera le plus parfait et le plus éloquent de ses ouvrages. Depuis plusieurs années, visité par les maladies, il fut, au moment où il publiait les Foules de Lourdes, atteint du cancer qui allait l’emporter.

Le succès du livre, écrit à la louange de la Vierge qu’il avait tant aimée, lui assura la dernière joie qu’il eut sur terre. Il est probable qu’il connut, dès le premier jour, la gravité de son état ; mais aucune plainte ne sortit de sa bouche et durant les mois d’agonie, où il sentait la vie l’abandonner au milieu de souffrances indicibles, il ne parla de son mal que pour en soumettre la durée à la volonté de Dieu.

Il n’apparaissait plus que rarement dans son cabinet de travail, dont les murs tapissés de livres du haut en bas, accueillaient si cordialement les amis. On ne le surprenait plus à sa table, courbé devant les grandes feuilles de papier qu’il recouvrait de son écriture nerveuse et menue, le nez chaussé d’extraordinaires besicles rondes, cerclées de corne. Et il ne vous recevait plus, la main tendue, avec le malicieux sourire qui pétillait jusque dans ses yeux bleus et qui dissipait pour un instant la mélancolie de ce maigre visage, au nez finement busqué, à la courte barbiche grise, et que surmontait un front en coupole, planté de cheveux raides et drus.

Il entrait maintenant pour vous saluer de quelques brèves paroles, lui si friand de ces interminables causeries où jaillissaient les paradoxes et les réflexions cocasses. La maladie lui avait ravagé les traits et creusé les yeux ; ce n’était plus qu’un fantôme dans des vêtements qui flottaient ; mais il roulait toujours, entre ses longs doigts d’artiste, l’incessante cigarette qu’il fumait encore quelques heures avant de mourir.

Ou bien on pénétrait dans sa chambre et l’on trouvait, près de son lit, un vieux prieur bénédictin, celui qu’il appelait le dur-à-cuir du Bon Dieu et l’on assistait à un entretien sublime entre le moine et l’écrivain, où tous deux se donnaient la réplique pour exalter les bienfaits de la divine souffrance.

Ah ! il l’a magnifiée jusqu’à la fin, cette souffrance qui le tenaillait ! Et comme l’excellent Coppée, qui venait le voir souvent et qui devait bientôt succomber au même mal, avec la même résignation chrétienne, avait raison de s’écrier, en face de tant de sérénité :

« Huysmans, il s’est décrit lui-même dans Sainte Lydwine ! »

Les médecins lui proposaient-ils de la morphine, afin d’endormir sa torture, « vous voulez m’empêcher de souffrir, leur disait-il, je vous le défends ! »

Enfin il mourut, dans la paix de son sacrifice accompli et pouvant se rendre cette justice qu’il n’avait pas fait que de la littérature…

Il restera comme l’exemplaire original de l’écrivain catholique moderne. Il ne se compare ni à Louis Veuillot, qui fut un merveilleux ouvrier de lettres, mais auquel manqua dans une certaine mesure, le sens artistique, ni à Barbey d’Aurevilly, dont la verve tapageuse faisait trembler le panache qu’il portait à son heaume de croisé ; ni à ceux-là, ni à personne. Il est à part. Il a su écrire comme un artiste ; il a su prier comme un moine, alliant dans une harmonie quelquefois rude, mais toujours savoureuse, la langue du naturaliste impénitent qu’il était aux effusions candides et enthousiastes du grand croyant qu’il devint.

Henri d’Hennezel.