Prières et pensées chrétiennes/Chapitre IV

IV

DE LA DOULEUR ET DE SON RÔLE
DANS LA VIE CHRÉTIENNE

INCOMPRÉHENSIBILITÉ DE LA SOUFFRANCE
AU POINT DE VUE HUMAIN

J.-K. Huysmans, examinant quels sont les motifs qui l’ont déterminé à rentrer dans l’Église, en énumère trois principaux : un « atavisme d’ancienne famille pieuse », le dégoût de l’existence et la passion de l’art. Le second de ces motifs lui inspire les réflexions suivantes sur l’incompréhensibilité de la souffrance, au point de vue humain :

L’argument de Schopenhauer tant prôné contre le Créateur et tiré de la misère et de l’injustice du monde, n’est pas, quand on y réfléchit, irrésistible, car le monde n’est pas ce que Dieu l’a fait, mais bien ce que l’homme en a fait.

Avant d’accuser le ciel de nos maux, il conviendrait sans doute de rechercher par quelles phases consenties, par quelles chutes voulues, la créature a passé, avant que d’aboutir au sinistre gâchis qu’elle déplore…

Ce qui reste incompréhensible, par exemple, c’est l’horreur initiale, l’horreur imposée à chacun de nous, de vivre ; mais c’est là un mystère qu’aucune philosophie n’explique.

Ah ! quand je songe à cette horreur, à ce dégoût de l’existence qui s’est, d’années en années, exaspéré en moi, comme je comprends que j’aie forcément cinglé vers le seul port où je pouvais trouver un abri, vers l’Église.

…Je suis allé à l’hôpital des âmes, à l’Église. On vous y reçoit, au moins, on vous y couche, on vous y soigne ; on ne se borne pas à vous dire, en vous tournant le dos, ainsi que dans la clinique du Pessimisme, le nom du mal dont on souffre. (En route.)


rôle de la douleur dans la vie

Dans l’immédiat naufrage de la raison humaine voulant expliquer l’effrayante énigme du pourquoi de la vie, une seule idée surnage au milieu des débris des pensées qui sombrent, l’idée d’une expiation que l’on sent et dont on ne comprend pas la cause, l’idée que le seul but assigné à la vie est la Douleur.

Chacun aurait un compte de souffrances physiques et morales à épuiser et alors quiconque ne le règle pas ici-bas, le solde après la mort ; le bonheur ne serait qu’un emprunt qu’il faudrait rendre ; ses simulacres mêmes s’assimileraient à des avances d’hoirie sur une future succession de peines.

Qui sait, dans ce cas, si les anesthésiques qui suppriment la douleur corporelle n’endettent point ceux qui s’en servent ? Qui sait si le chloroforme n’est pas un agent de révolte et si cette lâcheté de la créature à souffrir n’est point une sédition, presque un attentat contre les volontés du ciel ? S’il en est ainsi, ces arriérés de tortures, ces débets de détresses, ces warrants de peines évitées, doivent produire de terribles intérêts là-haut ; cela justifie le cri d’armes de sainte Thérèse : « Seigneur, toujours souffrir ou mourir ! » Cela explique pourquoi, dans les épreuves, les Saints se réjouissent et supplient le Seigneur de ne les point épargner, car ils savent ceux-là qu’il faut payer la somme purificative des maux pour demeurer, après la mort, indemne.

Puis, soyons justes, sans la douleur, l’humanité serait trop ignoble ; car elle seule peut, en les épurant, exhausser les âmes ! (En route.)


la douleur,
apprentissage de la sainteté

Lorsque Dieu juge que les ténèbres spirituelles, dans lesquelles sainte Lydwine est plongée, ont assez duré, Il lui envoie un prêtre, du nom de Jan Pot, qui lui explique sa vocation mystique et lui révèle l’art de souffrir en union avec le Christ. Les réflexions de Jan Pot sont de celles qui s’appliquent à tous les malades, désireux d’offrir leurs maux en expiation de leurs fautes ou de celles du prochain.

Ma fille, vous avez trop négligé jusqu’ici de méditer la Passion du Christ. Faites-le désormais et vous verrez que le joug du Dieu des amoureuses douleurs deviendra doux. Accompagnez-le au Jardin des Olives, chez Pilate, sur le Golgotha et dites-vous que lorsque la mort lui interdira de souffrir encore, tout ne sera pas fini, qu’il vous faudra dorénavant, comme une fidèle veuve, accomplir les dernières volontés de l’Époux, suppléer par vos souffrances à ce qui manque aux siennes.

Sainte Lydwine essaie de cette méthode d’oraison. Mais elle a beau méditer sur les tortures du Christ, c’est aux siennes qu’elle songe. Lorsqu’elle confesse ses angoisses à Jan Pot, celui-ci la rassure et lui précise le sens de cette phrase de saint Paul « parfaire la Passion du Christ ».

Il lui apprit que l’humanité est gouvernée par des lois que son insouciance ignore, loi de solidarité dans le Mal et de réversibilité dans le Bien, solidarité en Adam, réversibilité en Notre-Seigneur, autrement dit, chacun est, jusqu’à un certain point, responsable des fautes des autres et doit aussi, jusqu’à un certain point, les expier ; et chacun peut aussi, s’il plaît à Dieu, attribuer, dans une certaine mesure, les mérites qu’il possède ou qu’il acquiert à ceux qui n’en ont point ou qui n’en veulent recueillir.

Ces lois, le Tout-Puissant les a promulguées et il les a, le premier, observées en les appliquant à la Personne de son Fils. Le Père a consenti à ce que le Verbe prît à sa charge et payât la rançon des autres ; il a voulu que ses satisfactions qui ne pouvaient lui servir, puisqu’il était innocent et parfait, profitassent aux mécréants, aux coupables, à tous les pécheurs qu’il venait racheter ; il a fallu qu’il présentât, le premier, l’exemple de la substitution mystique, de la suppléance de celui qui ne doit rien à celui qui doit tout ; et Jésus, à son tour, veut que certaines âmes héritent de la succession de son sacrifice.

Et, en effet, le Sauveur ne peut plus souffrir par lui-même, depuis qu’il est remonté près de son Père, dans la liesse azurée des cieux ; sa tâche rédemptrice s’est épuisée avec son sang, ses tortures ont fini avec sa mort. S’il veut encore pâtir, ici-bas, ce ne peut plus être que dans son Église, dans les membres de son corps mystique.

…Vous souffrez parce que vous ne voulez pas souffrir. Le secret de votre détresse est là. Accueillez-la et offrez-la à Dieu cette douleur qui vous désespère et il l’allégera ! il la compensera par de telles consolations que le moment viendra où vous vous écrierez : mais je le leurre ! il a contracté avec moi un marché de dupe ; je me suis offerte pour expier par les plus terribles châtiments les forfaits du monde et il m’inonde d’un bonheur sans dimension, d’une allégresse sans mesure ; il m’expatrie, il me dépossède, il me débarrasse de moi-même, car c’est lui qui rit et qui pleure, c’est lui qui vit en moi !

…Dites à Jésus : je veux me placer moi-même sur votre croix et je veux que ce soit vous qui enfonciez les clous. Il acceptera ce rôle de bourreau et les anges lui serviront d’aides ; — eh oui ! il vous prendra au mot, votre Sauveur ! — on lui apportera les épines, les tarières, les cordes, l’éponge, le fiel, la lance, mais lorsqu’il vous verra, écartelée sur le gibet, suspendue entre ciel et terre, ainsi qu’il le fut sur le bois, ne pouvant encore vous élancer vers le firmament, mais ne touchant plus au sol, son cœur se fondra de pitié et il n’attendra pas que sa Justice soit satisfaite pour vous descendre. De même que Nicodème et Joseph d’Arimathie, il soutiendra votre tête, alors que la Vierge vous couchera sur ses genoux, mais il n’y aura plus de sanglots. Marie sourira ; Madeleine ne pleurera plus et elle vous embrassera, gaiement, telle qu’une grande sœur !

…Ne vous imaginez pas que votre supplice est plus long, plus aigu que celui de la Croix qui fut relativement court ; …aucune torture ne se peut comparer à celle de Jésus.

Songez au prélude de la Passion, au jardin de Gethsémani, à cet inexprimable moment où, pour ne pouvoir s’empêcher d’être intégralement géhenné dans son âme et dans son corps, le Verbe arrêta, mit, en quelque sorte, en suspens sa divinité, se spolia loyalement de sa faculté d’être insensible, afin de se mieux ravaler au niveau de sa créature et de son mode de souffrir. En un mot, pendant le drame du Calvaire, l’humanité prédomina chez l’Homme-Dieu et ce fut atroce. Lorsqu’il se sentit, tout à coup, si faible et qu’il envisagea l’effroyable fardeau d’iniquités qu’il s’agissait de porter, il frémit et tomba sur la face.

Les ténèbres de la nuit s’ouvraient, enveloppaient de leurs pans énormes, comme d’un cadre d’ombre, des tableaux éclairés par on ne sait quelles lueurs. Sur un fond de clartés menaçantes, les siècles défilaient un à un, poussant devant eux les idolâtries et les incestes, les sacrilèges et les meurtres, tous les vieux méfaits perpétrés depuis la chute du premier homme — et ils étaient salués, acclamés au passage par les houras des mauvais anges ! — Jésus excédé baissa les yeux — lorsqu’il les releva, ces fantômes des générations disparues s’étaient évanouis, mais les scélératesses de cette Judée qu’il évangélisait, grouillaient en s’exaspérant, devant Lui. Il vit Judas, il vit Caïphe, il vit Pilate, il vit… saint Pierre ; il vit les effrayantes brutes qui allaient lui cracher au visage et lui ceindre le front de points de sang. La croix se dressait, hagarde, sur les cieux bouleversés et l’on entendait les gémissements des Limbes. Il se remit debout, mais, saisi de vertige, il chancela et chercha un bras pour se soutenir, un appui. — Il était seul. —

Alors il se traîna jusqu’à ses disciples qui dormaient, dans la nuit demeurée paisible, au loin, et il les réveilla. Ils le regardèrent, ahuris et craintifs, se demandant si cet homme, aux gestes éperdus et aux yeux navrés, était bien le même que ce Jésus qui s’était transfiguré devant eux sur le Thabor, avec un visage resplendissant et une robe de neige, en feu. Le Seigneur dut sourire de pitié ; il leur reprocha seulement de n’avoir pas pu veiller, et, après être encore revenu, deux fois, près d’eux, il s’en fut agoniser, sans personne, dans son pauvre coin.

Il s’agenouilla pour prier, mais maintenant il n’était plus question du passé et du présent, il s’agissait de l’avenir qui s’avançait, plus redoutable encore ; les siècles futurs se succédaient, montrant des territoires qui changeaient, des villes qui devenaient autres ; les mers mêmes s’étaient déformées et les continents ne se ressemblaient plus ; seuls, sous des costumes différents, les hommes subsistaient identiques ; ils continuaient de voler et d’assassiner ; ils persistaient à crucifier leur Sauveur, pour satisfaire leurs besoins de luxure et leur passion de gain ; dans les décors variés des âges, le Veau d’or s’érigeait, immuable et il régnait. Alors, ivre de douleur, Jésus sua le sang et cria : Père si vous vouliez détourner de moi ce calice ; puis il ajouta, résigné, cependant que votre volonté se fasse et pas la mienne !

…Cependant le paroxysme de ses souffrances n’était pas atteint ; il ne le fut que sur la Croix ; sans doute, son supplice physique fut horrible, mais combien il semble indolore si on le confronte avec l’autre ! Car, sur le gibet, ce fut l’assaut de toutes les immondices réunies des temps ; les gémonies du passé, du présent, de l’avenir, se fondirent et se concentrèrent en une sorte d’essence corrosive ignoble et elles l’inondèrent ; ce fut quelque chose comme un charnier des cœurs, comme une peste des âmes qui se ruèrent sur le bois pour l’infecter. — Oh ! ce calice qu’il avait accepté de boire, il empoisonnait l’air ! — Les anges qui avaient assisté le Seigneur au Jardin des Olives n’intervenaient plus ; ils pleuraient atterrés devant cette mort abominable d’un Dieu ; le soleil s’était enfui, la terre bruissait d’épouvante, les rocs terrifiés étaient sur le point de s’ouvrir. Alors Jésus poussa un cri déchirant : Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ?

Et il mourut.

Pensez à tout cela, Lydwine et assurez-vous que vos souffrances sont faibles en face de celles-là ; remémorez-vous les inoubliables scènes du Jardin des Olives et du Golgotha, regardez le chef dévasté par les soufflets, le chef ébouriffé d’épines de l’Époux, mettez vos pas dans les empreintes des siens et, à mesure que vous le suivrez, les étapes se feront plus débonnaires, les marches forcées se feront plus douces. (Sainte Lidwyne de Schiedam.)

Huysmans déclare que sa vie de sainte Lydwine ne s’adresse pas aux gens qui vivent en bonne santé, car il leur serait difficile de la bien comprendre ; mais qu’elle fut écrite à l’usage des « pauvres êtres atteints de maladies incurables et étendus à jamais sur une couche ».

Ceux-là sont, pour la plupart, des victimes de choix ; mais combien, parmi eux, savent qu’ils réalisent l’œuvre admirable de la réparation et pour eux-mêmes et pour les autres ? Cependant pour que cette œuvre soit véritablement satisfactoire, il sied de l’accepter avec résignation et de la présenter humblement au Seigneur. Il ne s’agit pas de se dire : je ne saurais m’exécuter de bon cœur, je ne suis pas un saint, moi, tel que Lydwine, car, elle non plus, ne pénétra pas les desseins de la Providence lorsqu’elle débuta dans les voies douloureuses de la Mystique ; elle aussi, se lamentait, comme son père Job et maudissait sa destinée ; elle aussi, se demandait quels péchés elle avait bien pu commettre pour être traitée de la sorte et elle ne se sentait pas du tout invitée à offrir, de son plein gré, ses tourments à Dieu ; elle faillit sombrer dans le désespoir ; elle ne fut pas une sainte du premier coup ; et néanmoins après tant d’efforts tentés pour méditer la Passion du Sauveur dont les tortures l’intéressaient beaucoup moins que les siennes, elle est parvenue à les aimer et elles l’ont enlevée dans un ouragan de délices jusqu’aux cimes de la vie parfaite ! La vérité est que Jésus commence à faire souffrir et qu’il s’explique après. L’important est donc de se soumettre d’abord, quitte à réclamer ensuite. Il est le plus grand Mendiant que le ciel et la terre aient jamais porté, le Mendiant terrible de l’amour ! Les plaies de ses mains sont des bourses toujours vides et il les tend pour que chacun les emplisse avec la menue monnaie de ses souffrances et de ses pleurs.

Il n’y a donc qu’à lui donner. La consolation, la paix de l’âme, le moyen de s’utiliser et de transmuter à la longue ses tourments en joie, ne peuvent s’obtenir qu’à ce prix. Le récepte de cette divine alchimie qu’est la Douleur, c’est l’abnégation et le sacrifice. Après la période d’incubation nécessaire, le grand œuvre s’accomplit ; il sort du brasier, de l’athanor de l’âme, l’or, c’est-à-dire l’amour qui consume les abattements et les larmes ; la vraie pierre philosophale est celle-là. (Sainte Lydwine.)


le rôle de la douleur
dans l’œuvre de la rédemption
et dans la vie de la vierge

Dès qu’Adam eut connu le péché, la Douleur surgit. Elle fut la première-née de l’œuvre de l’homme et elle le poursuivit depuis lors sur la terre, par delà le tombeau, jusqu’au seuil même du Paradis.

Elle fut la fille expiatrice de la Désobéissance, celle que le baptême, qui efface la faute originelle, n’arrêta pas. Elle ajouta à l’eau du Sacrement l’eau des larmes ; elle nettoya les âmes autant qu’elle put, avec les deux substances empruntées au corps même de l’homme, l’eau et le sang.

…Elle marcha sous le poids de la malédiction de l’humanité pendant des siècles ; lasse de ne suggérer, dans sa besogne réparatrice, que des colères et des huées, elle attendit, elle aussi, avec impatience, la venue du Messie qui devait la rédimer de son abominable renom et détruire ce stigmate exécré qu’elle portait sur elle.

…Elle ne fut vraiment l’amante magnifique qu’avec l’Homme-Dieu. Sa capacité de souffrances dépassait ce qu’elle avait connu. Elle rampa vers Lui en cette nuit effrayante où, seul, abandonné dans une grotte, il assumait les péchés du monde et elle s’exhaussa, dès qu’elle l’eût enlacé, et devint grandiose. Elle était si terrible qu’il défaillit à son contact ; son agonie ce furent ses fiançailles à elle ; son signe d’alliance était, ainsi que celui des femmes, un anneau, mais un anneau énorme qui n’en avait plus que la forme et qui était, en même temps qu’un symbole de mariage, un emblème de royauté, une couronne. Elle en ceignit la tête de l’Époux, avant même que les Juifs n’eussent tressé le diadème d’épines qu’elle avait commandé et le front se cercla d’une sueur de rubis, se para d’une ferronnière en perles de sang.

Elle l’abreuva des seules blandices qu’elle pouvait verser, de tourments atroces et surhumains et, en épouse fidèle, elle s’attacha à Lui et ne le quitta plus ; Marie, Magdeleine, les Saintes femmes n’avaient pu marcher, à chaque instant, sur ses traces ; elle, l’accompagna au prétoire, chez Hérode, chez Pilate ; elle vérifia les lanières des fouets, elle rectifia l’enlacement des épines, elle alourdit le fer des marteaux, s’assura de l’amertume du fiel, aiguisa le fer de la lance, effila jalousement les pointes des clous.

Et quand le moment suprême des noces fut venu, alors que Marie, que Magdeleine, que saint Jean, se tenaient, en larmes, au pied de la Croix, elle, comme la Pauvreté dont parle saint François, monta délibérément sur le lit du gibet, et, de l’union de ces deux réprouvés de la terre, l’Église naquit ; elle sortit, en des flots de sang et d’eau du cœur victimal et ce fut fini ; le Christ devenu impassible, échappait pour jamais à son étreinte ; elle était veuve au moment même où elle avait été enfin aimée, mais elle descendait du Calvaire, réhabilitée par cet amour, rachetée par cette mort.

…Elle avait eu barre sur le Fils pendant quelques heures ; …sur la Mère elle eut une plus longue prise…

La Vierge était la seule créature humaine dont elle n’avait pas logiquement le droit de s’éprendre. L’Immaculée Conception n’avait rien à démêler avec elle ; et, d’autre part, Marie n’ayant, durant son existence terrestre, jamais péché, se trouvait par cela même imperméable, dispensée de ses sévices compensateurs et de ses maux.

Il fallut donc pour qu’elle osât l’aborder, une permission spéciale de Dieu et le consentement de la Mère qui, pour se rendre plus semblable à son Fils et coopérer, selon la mesure de ses moyens, à notre Rédemption, accepta de compatir et d’endurer, sous la Croix, les affres souveraines du Dénouement.

Mais la Douleur n’eut point d’abord avec elle ses coudées franches. Sans doute, elle la marqua de son épreinte, au moment même où répondant à l’ange Gabriel « Fiat » Marie aperçut, se détachant dans la lumière divine, l’arbre du Golgotha ; mais cela fait, il lui fallut reculer et se tapir à distance. Elle vit de loin la Nativité, mais elle ne put pénétrer dans la grotte de Bethléem ; ce ne fut que plus tard, alors que la fille de Joachim vint pour la Présentation, au Temple, que, sur le sésame prononcé par le prophète Siméon, elle bondit, de son embuscade, dans l’âme de la Vierge et s’y implanta.

…La Vierge ne pouvait, au reste, se dédire. Elle avait accepté la lourde tâche que lui avait léguée Jésus, celle d’élever l’enfant né sur le lit de la Croix. Elle la recueillit et pendant vingt-quatre ans, dit saint Épiphane, pendant douze ans, affirment d’autres saints, elle veilla ainsi qu’une douce aïeule, sur cet être débile que, nouvel Hérode, l’univers cherchait de toutes parts pour l’égorger ; elle forma la petite Église, lui désigna son métier de pêcheuse d’âmes ; elle fut la première nautonière de cette barque qui commençait à gagner le large sur la mer du monde ; quand elle mourut elle avait été Marthe et Marie ensemble ; elle avait réuni le privilège de la vie active et de la vie contemplative ; et c’est pourquoi l’Évangile de la messe du jour [de l’Assomption] est justement emprunté au passage de saint Luc, racontant la visite du Christ dans la maison des deux sœurs.

Sa mission est donc terminée. Remise entre les mains de saint Pierre, l’Église était assez grande pour voguer, sans touage, seule.

La Douleur qui ne s’était pas séparée de Marie, durant cette période, dut alors s’enfuir ; et, en effet, de même qu’elle avait été absente des couches de Notre-Dame, de même elle se retira, lorsque l’instant de la mort fut venu. La Vierge ne mourut ni de vieillesse, ni de maladie ; elle fut emportée par la véhémence du pur Amour ; et son visage fut si calme, si rayonnant, si heureux qu’on appela son trépas la Dormition.

Mais avant d’atteindre cette nuit tant souhaitée de l’éternelle délivrance, par quelles années de tourments et de désirs elle passa ! Car étant femme et mère, comment n’aurait-elle pas convoité d’être enfin débarrassée de son corps qui, si glorieux qu’il fût d’avoir conçu dans ses flancs le Sauveur, ne l’en attachait pas moins à la terre, ne l’empêchait pas moins de rejoindre son Fils !

Aussi pour ceux qui l’aimèrent, quel bonheur ce fut de la savoir enfin exonérée de sa geôle charnelle, ressuscitée telle que le Christ, couronnée, trônant, si simple et si bonne, loin de nos boues, dans les régions bienheureuses de la Jérusalem céleste, dans la béatitude sans fin des Empyrées ! (L’oblat.)


prière pour les malades de lourdes

Vous avez dit : « Venez à moi, vous qui êtes accablés et je vous soulagerai. » Ils sont venus, ils sont là ; tenez votre promesse, allégez-les !

Et puis songez que si nous essayons de scruter l’incompréhensible mystère de votre sang, nous pouvons presque oser vous rappeler, à Vous qui avez sauvé le monde, qu’à un certain moment, nous vous avons, nous aussi, sauvé !

Nous tâtonnons, éperdus, dans l’ombre, discernant à peine, dans de brèves lueurs, les insondables énigmes du sang ; nous voyons que l’homme vous a, dès sa naissance, gravement offensé dans L’Éden et que pour effacer cette offense, il a fallu qu’il en commît une plus grande encore ; pour compenser le crime de la désobéissance, il a dû se faire déicide, ne point reculer devant un meurtre sans pareil, verser le sang de son Dieu, afin de permettre à celui-ci de le racheter.

Et ce sang que nous vous avons aidé à nous donner, pour le salut de notre âme, nous l’avons, nous les premiers, donné pour le salut de votre corps, car enfin les Innocents ont été égorgés à votre place par Hérode !

Il y a eu substitution d’enfants ; tous les nouveau-nés de Bethléem ont payé pour le Nouveau-Né réfugié en Égypte ; des milliers d’innocents, quatorze mille d’après le Canon de la messe des Abyssins et le Calendrier des Grecs, ont été sacrifiés pour un seul.

C’est une dette cela, une dette contractée par l’Enfant Jésus et que nous pouvons réclamer à l’Homme-Dieu, ici, où, plus que partout ailleurs, le sang déborde des lésions internes et des plaies ! — Mais peut-être siérait-il que ce fussent des enfants qui prient à la grotte, pour les malades, qui clament les invocations dans les piscines, qui se constituent les créanciers du sang, à Lourdes !

Et je rêve à ces processions désespérées où Dieu résiste et reste sourd, où l’assaut de nos suppliques échoue. Il faudrait lancer, comme à la fin d’une bataille perdue, la vieille garde et notre vieille garde à nous, elle serait composée de l’irrésistible phalange de prières des enfants !

En tous cas, mon Seigneur, à l’heure présente, où la messe est terminée, où ces malheureux qui ont fini leur action de grâces vont être reconduits à l’hôpital, souvenez-vous que lorsque des scélérats vous bafouaient sur la montée du Calvaire, un homme s’est trouvé qui eut pitié de vous, qui vous aida à porter votre Croix. Soyez à votre tour le Cyrénéen des Grabataires, aidez les excédés de la vie à porter la leur ! (Les Foules de Lourdes.)