Prières et pensées chrétiennes/Chapitre II

II

LA DÉVOTION À LA VIERGE

MARIE MÈRE DU GENRE HUMAIN

Dès le matin, Durtal se rend à la cathédrale de Chartres pour reprendre avec la Vierge les « douces audiences, interrompues depuis la veille par la chute du jour ». Il l’interroge comme « le Puits de la Bonté sans fond, la Collatrice des dons de la Bonne Patience, la Lumière des cœurs secs et clos ». Mais, pour lui, elle est surtout « l’active et la benoîte Mère ».

Toujours penchée sur le grabat des âmes. Elle lavait les plaies, pansait les blessures, réconfortait les défaillantes langueurs des conversions. Par delà les âges, Elle demeurait l’éternelle orante et l’éternelle suppliée ; miséricordieuse et reconnaissante à la fois ; miséricordieuse pour ces infortunes qu’elle allégeait et reconnaissante envers elles. Elle était, en effet, l’obligée de nos fautes, car sans le péché de l’homme, Jésus ne serait point né sous l’aspect peccamineux de notre ressemblance et Elle n’aurait pu dès lors être la génitrice immaculée d’un Dieu. Notre malheur avait donc été la cause initiale de ses joies et c’était, à coup sûr, le plus déconcertant des mystères que ce Bien suprême issu de l’intempérance même du Mal, que ce lien touchant et surérogatoire néanmoins qui nous nouait à Elle, car sa gratitude pouvait paraître superflue puisque son inépuisable miséricorde suffisait pour l’attacher à jamais à nous.

Dès lors, par une humilité prodigieuse, Elle s’était mise à la portée des foules ; à différentes époques, Elle avait surgi dans les lieux les plus divers, tantôt sortant ainsi que de sous terre, tantôt rasant les gouffres, descendant sur les pics désolés des monts, traînant après Elle des multitudes, opérant des cures ; puis, comme lasse de promener ces adorations, il semblait qu’Elle eût voulu les fixer à une seule place et Elle avait presque déserté ses anciens douaires au profit de Lourdes. (La cathédrale.)


COMMENTAIRE DU « SALVE REGINA ».

À l’écouter, à la lire avec recueillement, cette magnifique exoration paraissait se décomposer en son ensemble, représenter trois états différents d’âme, signifier la triple phase de l’humanité, pendant sa jeunesse, sa maturité et son déclin ; elle était, en un mot, l’essentiel résumé de la prière à tous les âges.

C’était d’abord le cantique d’exultation, le salut joyeux de l’être encore petit, balbutiant des caresses respectueuses, choyant avec des mots de douceur, avec des cajoleries d’enfant qui cherche à amadouer sa mère ; c’était le « Salve Regina, Mater misericordiæ, Vita, dulcedo et spes nostra, salve ». Puis cette âme, si candide, si simplement heureuse, avait grandi et, connaissant déjà les défaites volontaires de la pensée, les déchets répétés des fautes, elle joignait les mains et demandait, en sanglotant, une aide. Elle n’adorait plus en souriant, mais en pleurant ; c’était le « ad te clamamus, exsules, filii Hevae ; ad te suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle ». Enfin la vieillesse était venue ; l’âme gisait tourmentée par le souvenir des avis négligés, par le regret des grâces perdues ; et, devenue plus craintive, plus faible, elle s’épouvantait devant sa délivrance, devant la destruction de sa prison charnelle qu’elle sentait proche ; et alors elle songeait à l’éternelle inanition de ceux que le Juge damne et elle implorait à genoux l’Avocate de la terre, la Consule du ciel ; c’était le « Eia ergo, Advocata nostra illos tuos misericordes oculos ad nos converte et Jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exsilium ostende ».

Et à cette essence de prière que prépara Pierre de Compostelle ou Herman Contract, saint Bernard, dans un accès d’hyperdulie, ajoutait les trois invocations de la fin : « O Clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria. », scellant l’inimitable prose, comme avec un triple sceau, par ces trois cris d’amour qui ramenaient l’hymne à l’adoration câline de son début. (En route.)


NOTRE-DAME DES SEPT-DOULEURS

Le moment où Elle se tint au pied du Calvaire fut atroce : la transfixion prédite par le vieillard Siméon se réalisait, mais le glaive de douleurs ne s’enfonça pas dans la poitrine d’un coup. Il tâtonna d’abord et il y eut dans les souffrances de Marie un instant qui dut être particulièrement affreux, celui de l’attente, du temps qui s’écoula entre l’accusation et la condamnation de son Fils ; ce fut alors l’entrée de la pointe perçant la chair, s’y remuant, évasant la plaie, sans plus y pénétrer.

Cette attente a duré onze heures. Jésus a été, en effet, arrêté et ramené à Jérusalem, le jeudi soir vers 11 heures. Le vendredi, il a été traîné d’Anne à Caïphe, de minuit à 2 heures du matin, conduit chez Pilate vers 6 heures, transféré chez Hérode à 7 heures, bafoué, flagellé, couronné d’épines, condamné à mort de 8 à 10.

La sainte Vierge savait que Jésus devait périr. Elle-même avait consenti à sa mort et elle l’eût même sacrifié de ses propres mains, dit saint Antonin, si le salut du monde l’eût exigé ; mais elle n’en était pas moins femme. Elle eut toutes les vertus à un degré héroïque ; elle posséda les dons les plus parfaits de l’Esprit ; elle fut la plus sainte des Vierges. Elle fut unique, mais elle n’était pas Déesse, elle n’était pas Dieu ; elle ne pouvait pas échapper à sa condition de créature humaine et, par conséquent, ne pouvait s’empêcher d’être torturée par les anxiétés de l’attente.

L’eût-elle pu d’ailleurs, qu’elle eût imité son Fils qui mit, en quelque sorte, en suspens sa divinité sur la croix, pour mieux pâtir, et qu’elle eût demandé et obtenu de s’infliger l’âpre tourment des expectatives déçues.

Ce que furent ces heures d’attente, on se l’imagine mal.

Génitrice d’un Dieu, fille et épouse du Seigneur et sœur des hommes dont elle devait devenir aussi la Mère, une Mère enfantée, au pied d’un gibet, dans les flots de sang, elle greffait les unes sur les autres toutes les douleurs des parentèles ; mais elle pleurait surtout la perversité de cette race abominable dont elle était issue et qui allait réclamer, en un baptême de malédiction, que le sang du Sauveur retombât sur elle.

Voulant souffrir tout ce qu’elle pouvait souffrir, elle dut espérer contre tout espoir, se demander, dans l’excès de son angoisse, si, au dernier moment, ces scélérats n’épargneraient pas son Fils, si Dieu, par un miracle inattendu, n’opérerait pas la Rédemption du monde, sans infliger à son Verbe les tortures horribles de la Croix. Elle se rappela sans doute qu’après son consentement, Abraham fut délivré de l’effroyable tâche d’égorger son fils et peut-être espéra-t-elle que, de même qu’Isaac, sa préfigure, Jésus serait délié, lui aussi, au dernier moment et sauvé du sacrifice.

Et ces pensées sont naturelles si l’on songe que Marie savait ce qu’il était opportun qu’elle sût, mais qu’elle ne savait pas tout ; elle connut, par exemple, le mystère de l’Incarnation, mais elle en ignora le temps, le lieu et l’heure ; elle ignora, avant la visite de l’ange Gabriel, qu’elle était la femme, choisie de toute éternité, celle dont le Messie naîtrait.

Et humble, telle qu’elle était, ne cherchant point à pénétrer les secrets du Très-Haut, elle put aisément se leurrer.

Que se passa-t-il pendant ces heures sur lesquelles les Évangiles se taisent ? Lorsqu’elle apprit que le Sauveur était arrêté, raconte Ludolphe le Chartreux, elle s’élança avec Magdeleine à sa poursuite et dès qu’elle l’eût retrouvé, elle s’attacha à ses pas et ne le quitta plus.

La sœur Emmerich confirme, de son côté, ces courses de la Vierge et elle entre dans de nombreux détails, un peu confus, sur les allées et venues de Marie, qui, selon elle, était non seulement accompagnée de Magdeleine, mais encore de la petite troupe des saintes femmes.

Elle la montre, suivant à distance les soldats qui entourent Jésus et s’évanouissant lorsqu’elle s’assure que l’arrestation est maintenue.

Elle nous narre qu’on la transporta dans la maison de Marie, mère de Marc, et que ce fut l’apôtre Jean qui la renseigna sur les brutalités commises par les goujats de corps de garde, pendant la route ; elle relate que ce fut également lui qui s’échappa de chez Caïphe, pour la prévenir, tandis que le pauvre Pierre, affolé, mentait.

Elle ne tenait pas en place, dit la visionnaire. Elle sortit de nouveau, et encontra près de la demeure de Caïphe, Pierre auquel elle dit : « Simon où est mon Fils ? » Il se détourna sans répondre ; elle insista et alors il s’écria : « Mère, ne me parlez pas, ce que souffre votre Fils est indicible ; ils l’ont condamné à mort, et moi, je l’ai renié ! »

Et, l’âme déchirée, elle parcourut sans repos ni trêve la voie des supplices jusqu’au moment où saint Jean l’expose alors, au pied du Calvaire, le cœur définitivement percé par les sept glaives des péchés capitaux, les glaives enfoncés, cette fois, jusqu’à la garde. (L’oblat.)


prière à n.-d. de lourdes

Tout de même, Notre Mère, comme vous êtes étrange ! Ici, tout d’abord, je ne vous reconnais pas, dans cette image de fillette d’avant Bethléem et d’avant le Golgotha, vous êtes si différente des Notre-Dame du Moyen-Âge et même de toutes celles que les siècles suivants nous montrèrent !

Mais, en y réfléchissant, je comprends cet avatar d’effigie, cette nouveauté d’attitude, ce renouveau des traits.

La liturgie de la fête de l’Immaculée Conception parle constamment d’Ève : elle vous oppose l’une à l’autre, et mêle vos deux noms. L’office de ses Matines semble être le développement du « mutans Evæ nomen » de l’hymne de vos vêpres.

Vous êtes évidemment Celle qui se promena, sous des figures, sous des noms divers dans l’Ancien Testament ; Vous êtes — sans crèche et sans croix — la Vierge antérieure aux Évangiles.

Vous êtes la fille de l’impérissable Dessein, la Sagesse qui est née avant tous les siècles.

Vous même l’avez affirmé, dans l’Épître de vos messes : « Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies, avant qu’il créât aucune chose, au début ; j’ai été établie dès l’éternité et de toute antiquité ; les abîmes n’étaient pas encore et j’étais déjà conçue. »

Vous êtes donc, sous un nouvel aspect, la plus ancienne des Vierges ; Vous êtes, en tous cas, la Vierge sage qui se décèle, à Lourdes, plus que partout ailleurs, la remplaçante de la Vierge folle, de la pauvre Ève.

De même que celle-ci fut façonnée d’un corps issu d’une terre vivante, encore impolluée, Vous, vous êtes aussi formée d’une chair que n’entacha pas le péché d’origine.

L’Immaculée Conception nous ramène, à travers la Bible, jusqu’au chaos de la Genèse et, de là, en revenant sur nos pas, jusqu’à l’Éden, et, forcément, je pense à Ève, devenue sainte maintenant, et qui, désolée par les douleurs de ses descendants, par ces maladies affreuses qu’ils n’auraient pas connues, sans sa faute, se tient là, près de vous, et vous supplie de payer à ces malheureux sa dette, de les guérir…

Et Vous, qui ne fîtes point, ici-bas, de miracles, de votre vivant. Vous en faites maintenant et pour elle et pour nous, Lumière de bonté qui ne connaît pas les soirs, Havre des pleure-misères, Marie des compatissances, Mère des pitiés ! (Les foules de Lourdes.)