Élégies (Marceline Desbordes-Valmore, 1860)/Prière aux Muses

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PRIÈRE AUX MUSES


Votre empire a troublé mon bonheur le plus doux ;
Muses, rendez-moi ce que j’aime !
L’Amour fut son maître suprême :
Il n’en a plus d’autre que vous.
Je ne suis plus dans son délire ;
Il a banni mon nom de ses écrits touchants.
Ô Muses ! loin de lui sourire,
Par pitié pour l’Amour, n’écoutez plus ses chants !

Cette fièvre qui le dévore
En rêvant le transporte à vos divins concerts ;
Et, doucement pressé sur le cœur qui l’adore,
Je l’entends murmurer des vers.
Que cherche-t-il ? est-ce la gloire ?
Il la plaçait dans mon amour ;
Les aveux d’un tendre retour
Étaient sa plus douce victoire.
Pensive, et seule au rendez-vous,
Que devient sa jeune maîtresse ?
Elle est muette en sa tristesse,
Quand l’ingrat chante à vos genoux.
Que sert de lui donner ma vie.
S’il est heureux sans moi ?
Que deviendra l’amour dans mon âme asservie,
S’il échappe à sa loi ?
Cette loi si simple, si tendre,

Quand je l’apprenais dans ses yeux,
Ses yeux alors me la faisaient comprendre
Bien mieux qu’Ovide en ses chants amoureux !
Ah ! sans la définir, notre âme la devine :
L’art n’apprend pas le sentiment.
Il est gravé pour moi par une main divine
Dans le regard de mon amant !
Où donc est-il ce regard plein d’ivresse ?
Il brûle encor, mais c’est d’une autre ardeur :
J’ai donné toute ma tendresse ;
Cœur partagé peut-il payer mon cœur ?

Mais, si d’une brillante et trompeuse chimère
L’ambitieux est épris pour jamais ;
Si vous rejetez ma prière,
Muses ! qu’il soit heureux, du moins, par vos bienfaits !
Heureux sans moi, je fuirai son exemple ;
Trop faible, en le suivant je pourrais m’égarer :
Livrez-lui vos trésors, ouvrez-lui votre temple ;
À celui de l’Amour, seule, j’irai pleurer.

L’obscurité que le sort me destine
M’éloigne d’un mortel ivre de vos faveurs :
Eh bien, j’irai l’attendre au pied de la colline
Qu’il gravira par un sentier de fleurs.
Si quelquefois la romance attristée
Peint mon ennui, le trouble de mes sens,
Inspirée au village, elle y sera chantée,
Et les bergers naïfs rediront mes accents.
Adieu, Muses ! la gloire est trop peu pour mon âme ;
L’amour sera ma seule erreur ;

Et, pour la peindre en traits de flamme,
Je n’ai besoin que de mon cœur.