Premiers poèmes/Chansons d’amant/Éventails tristes

Mercure de France (Premiers poèmesp. 247-272).

ÉVENTAILS TRISTES

I

Deuil empreint au silence des armures
Deuil empreint aux poussières des guitares
Silence d’un deuil aux logettes des murs
Deuil sur la route où les tard-venus si tard
encore traînent leur fatigue
devant la route plus lointaine des pèlerinages fatidiques
dont nul ne vient plus à ces heures si tard.

Accoudé sur l’appui de la fenêtre
et comme penché sur la margelle
d’un puits intérieur de paysage marâtre
aussi, sur la margelle d’une nature marâtre
dont les grands lys et les grands chênes et les purs êtres
sont, autour des puits sans fond de vaines margelles
cette face de page, aux yeux, morne fenêtre.


Dans les nuées, si lointaines, si précises
dans les nuées du ciel irréel
le cortège des pourpres et les caprices des bleus
s’inclinent à l’impératrice
reculée vers les glaciers du ciel irréel
parmi les froids confins des glaciers bleus.

Et vers le sommeil silent des armures
et le sommeil silent des guitares.
sur les pourpres d’un tapis silencieux s’endort
quelque féerie de chair en un songe d’encor.

Les jardins furtifs des cieux solitaires
s’en vont et passent au-dessus des vols d’oiseaux
les vols d’oiseaux passent au château solitaire
par-dessus le silence des fossés et des eaux
le silence des routes monte au solitaire
qui ne voit ni le ciel ni les oiseaux ni la taciturnité des eaux
la femme étendue garde clos son tombeau
son tombeau de chair, son tombeau de regards clos.

II

Vous, n’entendez-vous pas :
d’enfance, tandis qu’ils dormaient dans l’étable
où des bras pieux et frais les berçaient
vous, n’entendez-vous pas sur le sable,
venir les Rois
qui parcourent les crèches des étables
pour bénir les nouveau-nés qu’on berçait —
les Rois, n’entendez-vous pas leurs pas.

Vous, ne savez-vous pas
qu’ils leur laissaient l’épée, aussi le baudrier :
une baguette de coudrier
pour évoquer les songes sous leurs pas
parmi les forêts florales et les buissons fruitiers des cépées
vous ne savez-vous pas
qu’ils laissaient sous leurs pas

les cailloux blancs, hérauts muets de la cépée
où les nouveau-nés trouveraient dormir la petite fée.

Vous ne croyez-vous pas
qu’à quelque détour
des routes où lamentent les déshérités
à quelque angle de murs saillant de tours,
pour les déshérités
les Rois parrains appelleront de leur voix de bonté
ceux qui souffrent sur la route
et leur donneront encore
l’épée, le baudrier et la baguette de coudrier
puis les mèneront où dort
oublieuse depuis tant de journées la petite fée.

Vous, ne savez-vous pas qu’ils ont mis près des berceaux
une idole aux traits lointains, une idole sans parole —
mais si les Rois parrains l’ont mise près des berceaux
c’est qu’ils viendront chercher et guider de leur parole
ceux qui attendent dès heures du berceau.

Ils les sauront vêtir
comme eux dans les âges
les munir aussi des paroles de sages
qui, dans les temps anciens, pouvaient nourrir

tel aventurier en route dès les âges ;
ils leur sauront parler dans son rêve sur la route
leurs pas sur le sable quand ils furent nouveau-nés
le pas de leur parole qui sait nourrir
la faim et calmer la soif et faire dormir
les aventuriers tombant au long des routes.

Pour nous nul n’est venu ;
le soir en orage
chassait loin des villages les Rois —
on guérissait l’épave de barques en naufrage
des soirs où des souhaits attendris attendaient les Rois :
le silence plus profond qui suit les nuits d’orage
gardait nos berceaux loin des yeux des Rois.

III

Est-ce Détresse qui frappe à la porte ?
Non c’est un cadavre qu’on emporte
loin de nous
vers le moutier où prient à genoux
les reines mortes.

Est-ce l’Épouvante qui frappe à la porte
non c’est un bruit de choc d’épées qu’apporte
le vent furieux de cette nuit
des cavaliers dont le casque luit
laissent leur sang couler et bruire pour l’âme morte
d’un fantôme de reine morte.

Est-ce la Mort qui frappe à la porte.
non sa course est occupée
à cueillir des âmes au passer des corps ;

à ce jour la Mort est occupée
à prendre les âmes et daigner les corps
que des lutins pour en rire vifs emportent.

Alors qui donc frappe à la porte ?
c’est le supplicié Souvenir
avec son fils l’Avenir
tous deux si douloureux, aux prunelles si mortes
qu’ils croient supplier que la mort les emporte.

IV

Voulez-vous un collier ?
Les pèlerins ont rapporté de la contrée des songes
des perles odorantes, endormies
près des silencieuses éponges ;
les génies de la mer en jonchaient leurs amantes endormies.

Les pèlerins ont rapporté de la contrée de la souffrance
des boules d’un bois précieux
les péris avant de revoler aux cieux
chantaient dans les grands arbres des forêts de souffrance
pour réjouir l’itinéraire des malheureux
et des arbres qui gardaient mémoire : ces boules de bois précieux.

Voulez-vous un bracelet
Les pèlerins ont rapporté de la dure captivité
les carcans des fers et les anneaux des chaînes

parfois auprès des fontaines
les vierges s’inclinaient devant l’autorité
de leurs douleurs inhumaines
et les consolaient la lueur d’un baiser.

Voulez-vous l’anneau des fiançailles
les pèlerins les ont donnés
pour échapper aux épousailles
des tortures en tenailles
Voulez-vous les anneaux et les colliers ?
ah ! pourquoi m’avez-vous lié
sous les tortures en tenailles
devant la foule de nos désirs d’antan qui raillent.

V

Tu pensais, pardon, vous pensiez, à mon bras
les étoiles qui dansent au paradis sont moins distantes

les étoiles qui sont des signaux d’amants au paradis sont moins distantes

que ces vols d’oiselets, nos désirs, butant aux vitraux
dont, pourquoi, par quel hasard, nous avons clos nos vœux nouveaux.

Je pensais à votre bras ; cette nuit
qu’elles ondulent ou crespelent
cette nuit répertoire des rêves qu’elles font mortelles
et qu’elles ont toutes, ses parentes
ses sœurs qui sur leur front portent la nuit —
pourquoi sa seule nuit sait-elle bercer mes bras
et rêver mes léthargies vers l’amante.

VI

Les trois filles au bord de la mer
ont vu passer la Vierge mère
le long des graves colonnades —
ah ! d’où venez-vous Vierge mère

J’étais sise à l’avant du bateau
voguant par les autans des eaux
pour atterrir la colonnade
d’où vos yeux regardent la mer

Ah ! Vierge mère vous êtes seule
votre blanche robe est comme un linceul
vous avez marché sur les eaux
pour venir à la colonnade


J’ai noyé pilote et calfat
j’ai noyé la nef et les matelots
parce que parmi les autans sur les eaux
ils n’ont pas su croire à ma miséricorde

Ah ! Vierge mère nos chers sourires
à leurs cous serreraient la corde
jusqu’aux cris de miséricorde
qu’ils auraient poussés jusqu’au ciel qu’étoila
votre passage vers nos colonnades

Ah ! d’autres mes filles aux miséricordes
ont cru qui dorment sous les eaux
J’ai noyé pilote et calfat
et seule hanterai la brève colonnade
ma blanche robe est comme un linceul
ah ! que vos sourires ne se meurent pas seuls.
laissez-moi bien seule sous la colonnade.

VII

Tant que l’enfant me préféra tel joueur de flûte ou chanteur à la cithare
ou sonneur de cymbales au bal
peu m’importa
qu’elle aimât tel joueur de flûte ou gratteur de cithare

Au carrefour, je suis tombé frappé
frappé d’un coup d’épée.
De qui ? joueur de flûte ou gratteur de cithare ?

Que la nuit est longue pour mourir si tard.

VIII

Ses yeux disaient aux étoiles :
vous illuminez la nuit
et la cloutez de diamants sous ses voiles,
mes yeux noirs sont sa nuit et son étoile
mon regard est son manteau

Ma gravité le couteau
dont je le perce à tout loisir
son âme est le manteau
où je sais blottir mes désirs

L’arcade de ma bouche est Tarcane
et la rade vers où ses désirs,
ses bravoures sont les vizirs
de mes rivalités avec vous, étoiles

IX

La lavandière, frappait, frappait
c’était, je crois, sur une image
empruntée d’un moi d’autrefois ;
la lavandière, tordait, tordait

Ah ! des rancunes ! pas une
qui ne soit revenue
pâle à la mort, ou écarlate
ou des stigmates sur ses yeux émus

La lavandière, tordait, tordait le clair de lune,
demain des enfants seront écarlates
autant que leurs lèvres émues
La lavandière, frappait, frappait.

X

Mad, vos pleurs en coquetterie, viennent bien tard —
Ce rendez-vous, c’était, tu sais, vers l’abreuvoir
où viennent boire les étalons et les onagres
Ah Mad, pourquoi devant moi clouté de clous
pleurez-vous ?

Pour que ces chiourmes et ces latins regardent
la mer de nuit de tes cheveux et l’atlantide de ta face :
ce rêve que la face qui souffre aux pieds de la croix efface
chez ces gardes la mémoire de faces
abolies dès les tavernes latines et les osselets derniers

Mad attristée, puis-je baiser tes pleurs, je suis cloué
Je suis cloué à la mâle croix — on m’a vendu
pour quelques sous ou défroques
Mad, j’espère venir les chiens de la mort et leurs crocs
s’enfoncer dans la sève intime de ma mort
Oh ces coquetteries, regarde ! c’est dès toi que j’aime la mort âcre !

XI

Roi couronné, vous pouvez dormir ; les galéasses
rêvent encloses de tièdes banquises
Vos marins jonchent des espaces
Sous les maigres ombres des figuiers qui frisselisent

Roi couronné, n’allez pas à vos balcons.
les Immatérielles Thulés
qui se jouent nues dans les nuages
sont d’un pire conseil pour un roi comblé d’âge
Ah ! roi couronné vos faucons
où sont-ils envolés.

Tels aux Aigues-Mortes, tels aux Elbes vertes
tels aux oasis, tels en tels sommeils
les tartarets de vos caprices
agonisent aux vergues des galéasses de reconnaissance
Ah roi couronné, sur votre balcon, ces vieilles enfances

XII

Quand Daoud fuyait seul par les rochers
Les pierres de Semei hurlaient :
Daoud, ton fils
le sais-tu, accroché sous les palmes d’un palmier ?
Daoud ton fils,
Sais-tu qu’il est cible aux flèches des sicaires ?

Mon fils s’est réjoui de Thamar et j’ai souffert

C’est bien Daoud son père qui voulut Bethsabée
et Soliman son frère qu’embrasse la Sulamite
Daoud, ton fils
Les couteaux des mercenaires étoilent sa chair
Et ce fut un enfant qui riait aux sourires.

Daoud quand Michol te cachait dans sa chair
tu chantais à ses lèvres :

le tyran dont ma harpe somnole les caprices
le même qui voulut, que nu, seul d’une fronde
J’affronte le Goliath bardé de fer
et dit : ta fièvre
de méchant fou
suffit à faire un roi, ou la pâture aux corbeaux des airs
Le tyran dont la rare parole menace
Les seuls désarmés des mémoires d’anciennes victoires
ô toi qui me protèges de ta chair
tu lui dirais : Laban a voulu quatorze ans
les esclavages de Jacob, mais les ans
laissaient à tout printemps refleurir Jacob.

Avrom quand son bras sur le résigné
se baissait armé
entendit la voix lointaine des déserts.
« Agar seule est penchée sur son fils qui meurt au désert
Ils ont laissé les tentes vers où les cuisines prêtes
abondent de moutons et de bœufs qu’on dépèce
Ils ont cherché des gouttelettes par les sables
et des brindilles de fleurs
et les sauterelles des sables

pour construire un feu clair, calmer leur soif et leur faim dans le désert.


Et quand les dix frères vendirent l’aîné de ton âme
pour, on dit, soixante deniers
tu gardais son portrait en chair, ton Benjamin
le dernier,
tes esclaves te portaient aux vérandahs de tes tentes
Et quand le soleil s’endormait la même attente
te menait chaque soir aux horizons déserts
d’où peut-être viendra-t-il demain.

Daoud, ton fils qu’on assassine,
Thamar pleure à ses pieds, avec la Sulamite
Le soleil qui s’endort, dore ses plaies
et ses yeux bruns ternis pensent l’aurore que lui préparent
Ismaël, les Madianites, et Myriam, et Agar ;
Ton mourant te plaint, roi découronné
Roi que des pierres de passant assassinent

Et Daoud pleurait sous les pierres de Semeï
car tout châtiment, l’homme à lui-même se le prescrit ;
Semeï, ce bandit des routes étant allié
À quelque esclave de la Sulamite.

XIII

Tel esquif dont la vie brève sur les flots
n’a pas tenté l’écho de son cri d’agonie
telle vague histoire balbutiée au bivac
par quelque bègue reître ému,

Et pourtant, chansons marines, vous savez
ce que furent, une brève minute, vos jouets
vos jouets dotés de paroles et de deuils
vous roulez par vos éternelles demeures sans seuil
des armatures de corps et des ossatures d’âme sans accueil.

S’ils peuvent s’endormir à l’ombre d’un écueil
ou laisser la mémoire d’un récif où les esquifs
viennent quérir la mort brève
vous murmurez autour, vous, chansons marines
le psaume de vos indifférences et vous passez.


Par la mer des plaines vagues on trouverait
Quelque reître, d’hier endormi dans son manteau
avec aux lèvres encore la mémoire
de cette vague histoire aux feux clairs des bivacs
quelque reître foré de blessures
mais mort de cette histoire balbutiée au bivac.

XIV

Enfant, pourquoi gardâtes-vous
mon cœur endolori sur votre cœur distrait
Enfant bizarre, pourquoi voulûtes-vous
ce servage, et ces chansons, loin de votre visage ?

Ce bal et cette mascarade, où jamais vous
ne vîntes, que votre face adorable, sous un loup
si doux au baiser que mon corps défaille
aux mémoires des féeries des lampes sur le velours de votre loup
vous qui fûtes tout
Cet éternel bal, et cette mascarade, pourquoi l’ordonnâtes-vous ?

Les pacages sont solitaires
les torches sur le mystère
n’illuminent que vagues regrets d*enfants
Faut-il que je regrette ce bal et cette mascarade ?

XV

Je vous ai soulevée vers ma bouche : tes lèvres
résonnaient les rades riches de tartanes
et ces concordances de drapeaux sur la mer vers des vols de mouettes ;
tes lèvres résonnaient d’amples musiques évocatrices
de climats guérisseurs du mal d’âme,
tes lèvres chantaient des musiques.

Les Édens de tes lèvres et les reposoirs de tes seins
comme des fruits frigides de mes Palestines
me parlaient les repos, et les galops dans la savane, et les roses infinies.
Les mirages perpétuels
entrelaçaient leurs baisers aux coins des lignes de ta face
et ta bouche était l’arcade initiatrice
d’impossibles, et palpables et chimériques paradis.


Nos baisers, tu sais, ces baisers nos âmes, sont affixés à des pals
en face des frontières de nos Palestines
les essaims des corbeaux des airs
dansent des deuils autours de nos âmes
Et quand la charité d’une mendiante harassée
Écarte de son bâton les corbeaux des airs
cette garde s’en retourne plus triste en sa fatigue
d’avoir vu des suppliciés dans le désert.

XVI

Mon âme, pardonnons-nous ; quels tarots
nous eussent prédit nos solitudes
Mon âme, pardonnons-nous ces trots dans les solitudes
Ma compagne des veillées acres, veillons ensemble

Te parler des désespoirs des solitudes ? accoude-toi
et parmi les ruines sous le passage de la horde
recueille-toi

Au bois, les os des enfants morts, sonnent des musiques extatiques
des échos se lèvent et murmurent léthargiques
“ Vos âmes endormez-vous, ton âme garde-toi. ” —