La chute d’un Ange


Je les avais connus tous deux, au temps de leurs amours, et la jolie fiancée m’énumérait, avec extase, toutes les perfections de cet être idéal, à nul autre pareil… Elle terminait généralement le concert par ce refrain modulé dans les notes extatiques : « C’est un ange !  ! » Tout d’abord, naïvement, je me laissai prendre à cette émotion tendre, et sur le même air, mais bien bas, je soufflais — un ange ! — Plus tard, la monotonie de ce chant me rendit sceptique, et je faisais un tout petit hum, qu’elle croyait approbateur, lorsque le malheureux avait une tendance moqueuse, qui échappait à la belle en frais d’escalader les parvis angéliques.

Puis, revenant sur la terre, elle me regardait, avec de beaux yeux pleins de tendresse : « Vois-tu, il n’y en a qu’un comme cela ! (un ange…) et il est pour moi !… » Veinarde, va !

Elle m’aurait rendue jalouse, cette charmante amie, si bien vite elle n’avait épousé son séraphin. Je me rappelle qu’à la messe du mariage, je laissais les vilains sentiments de l’envie envahir mon âme, puis bien vite, me reprenant avec ferveur, je disais : Mon Dieu, pardonnez, mais je ne puis me défendre d’envier le sort de cette heureuse, qui épouse la perfection faite homme, et comme il n’y en a qu’un, je ne puis guère avoir l’espoir d’un si grand bonheur… À ce moment-là, j’eus l’idée de regarder attentivement le marié : il avait une bonne tête, mais son expression n’était pas précisément séraphique, et même je lui trouvai un petit air prétentieux qui me replongea brusquement dans les réalités terrestres.

J’eus conscience alors que l’amour aveugle bizarrement les êtres les plus raisonnables.

***

Six mois après, dans un intérieur bien capitonné, je retrouve mes tourtereaux. On m’accueille avec des exclamations joyeuses qui ne peuvent me laisser aucun doute sur la sincérité du plaisir de me revoir. C’était charmant. Elle était gentille comme tout, ma petite amie, dans son rôle de maîtresse de maison, mais lui… Eh bien ! lui, il avait l’air de s’embêter consciencieusement.

Ce n’est pas possible, pensai-je, il est mal disposé, ce soir, nerveux, et peut-être bien que je l’ennuie…

Et me voilà prête à m’en aller. Mais l’on me retient avec une telle insistance, que je suis de nouveau dans mon fauteuil.

L’atmosphère du salon me pesait, je sentais cette électricité qui précède les orages, et vaguement l’inquiétude me mordait au cœur. Qu’était-ce ?…

Nous causions tranquillement, oui, tranquillement. Monsieur se mit à contredire madame, et madame de répliquer à monsieur ; et la discussion devenant plus animée, l’on me choisit pour arbitre. Jolie situation ! — Je faisais des merveilles de diplomatie pour donner raison à tous deux, mais en dépit de mes nobles efforts, la discussion atteignit le point aigu. Madame, énervée, tamponnait un petit mouchoir de dentelle sur les plus jolis yeux du monde, et monsieur, comme un brave, se sauva, en faisant claquer la porte. Et moi de regarder attentivement le bout de mes bottines.

— En être là, après six mois ! s’écria mon amie.

L’ange avait perdu ses ailes !

***

À une vieille amie, qui connaît les plus petits replis du cœur humain, toute triste, je narrai le vide de ces vies, hier encore si brillantes de promesses. Dans les yeux gris de ma confidente, passaient des lueurs attendries, et songeuse, revoyant d’autres tristesses, elle murmurait : « C’est l’éternelle histoire : on croit de part et d’autre à la perfection, et l’on ne veut pas pardonner la désillusion. On boude son rêve, on pleure son idéal, quand il serait si facile d’aimer la réalité.

« Vois-tu, ils ont tort tous deux de ne pas se comprendre : la jeune femme aime son mari, mais elle oublie qu’elle a de l’esprit, et néglige de le lui prouver ; lui, la croit sotte, et de là résulte un agacement qui se manifeste en paroles acerbes d’un côté, en larmes de l’autre. Ce qu’il regrette chez elle, c’est l’amie fine et joyeuse, l’accueillant par un mot spirituel et aimable qui fait trouver meilleur le baiser. Il manque la confidente qui écouterait ses projets, lui suggérerait des plans, lui trouverait des combinaisons ; il est malheureux de tout cela, et si tu lui laissais entrevoir la cause de ses ennuis, tu en entendrais de belles… Un homme ne souffre jamais d’être guidé, mais il suit parfaitement la direction indiquée par une femme, lorsque cette femme possède la diplomatie délicate qui inspire tout, rien que dans la façon d’approuver. Dans la faiblesse, réside toute la force : pourquoi cette jeune amie ne le comprend-elle pas ? »

Hélas ! elles sont nombreuses, les jolies petites qui s’égarent ainsi dans les nuages ; elles planent dans les régions idéales, et ne veulent plus redescendre dans le domaine de la réalité. Une femme doit être l’amie, la confidente de son mari : son sourire lui sera une sauvegarde, son esprit, une force, et sa bonté, un doux soutien… !

Alors, on ne verrait plus la chute d’un ange !