Heure Passée

À Madame Buies.


Je ferme les yeux pour tout revoir, et j’évoque le petit salon familier avec ses clairs rideaux, ses portraits d’ancêtres, ses bibelots rares, ses grands fauteuils. L’illusion m’y ramène : j’écoute encore cette belle voix dont les accents avaient les sourds sanglots des éternelles douleurs, les vibrations enthousiastes des admirateurs passionnés de tout ce que Dieu d’abord, les hommes ensuite, ont jeté de sublime sur la terre ; des éclats de jeunesse encore — cette éternelle jeunesse du cœur séchant toujours dans un sourire la larme qui coule. Il dit toujours, et toutes ses émotions passent dans l’âme de celles qui l’écoutent : deux femmes conquises par le génie de celui qui comprend un autre génie. Elles écoutent, sentant passer en elles les frissons d’enthousiasme qui ont fait écrire Hugo, lorsque ses mâles accents chantaient de patriotiques épopées. Elles écoutent, et c’est le poète qui leur parle, tant le lecteur emprunte de son âme pour redire après lui le chant sublime et grandiose. La voix baissait, strangulée par une de ces émotions uniques qui ne viennent qu’aux êtres supérieurs.

— « C’est trop beau, fit-il en refermant le volume sur ses genoux ; je n’en puis plus ; le cœur me fait mal… » Les deux femmes ne parlaient pas, prises par cette émotion puissante qui courbait la tête blanche, où les cheveux ondulaient par une coquetterie de la nature. Belle et unique d’intelligence et de finesse était cette tête où les yeux flamboyants avaient ce soir-là, une petite ombre grise… on y sentait refléter le trop-plein d’un cœur où longtemps s’est amassée une liqueur d’amertume… beaucoup de désillusions étaient tombées goutte à goutte dans cette coupe artistique, et le liquide pervers n’avait pas terni le précieux métal ; seulement tout au bord, on voyait l’usure, — le fatal avait commis son œuvre…

La tête restait inclinée, et l’on écoutait sourdre de la large poitrine de rauques gémissements… Pas un mot ne se disait, tant ces âmes comprenaient leur mutuelle lassitude. L’un avait 60 ans, sa vie était vécue, et dans l’angle prochain il voyait une tombe s’ouvrir, il marchait vers elle sans défaillance ; comme on tient peu à la vie, lorsque l’on a compris que la mort est une chère libératrice. L’une était la compagne chérie de toutes les luttes ; elle était le grand soutien des heures pénibles, le rayon pur des ciels nuageux, l’incarnation de la plus vive tendresse ; elle était la compagne de l’écrivain, se pliant à tous les caprices d’un esprit fantasque et fatigué qui, cherchant dans la vie mieux que la vie, se révoltait parfois contre les trahisons de son rêve d’idéal. Il est de ces êtres rares et malheureux échoués sur la terre, s’y sentant perdus, ayant en eux une soif inapaisée de sublime et de poésie qu’ils chercheront toujours par delà l’éther. Ils regardent, scrutant l’horizon de leur œil d’aigle, et sentant gémir en eux l’éternelle désillusion…

Et l’amie de toutes les heures assistait à une nouvelle lutte, se faisant silencieuse pour ne pas troubler, même par l’éclat de la voix aimée, le respect d’une envolée dans les sphères inconnues.

L’autre était une petite amie, connue depuis toujours, enfant du vétéran dont on avait partagé les joies et les peines, petite orpheline dont on avait vu le blanc berceau, et ce sourire de jeune fille mettait un clair rayon dans l’intérieur un peu sombre… « fleur éclose près du tronc rugueux d’un vieux chêne attristé par les ans, et qui se rajeunit de ce frais printemps, » disait-il.

Tout était silencieux dans le petit salon : lui songeant toujours, elles, attendant, incapables de troubler d’un mot maladroit l’attendrissement de cette rêverie…

Puis comme s’il voulait se vider le cœur de tout son contenu de larmes, il s’empara d’un volume, et du chapitre triste de toute une vie manquée il fit la lecture. Intitulées Desperanza, ces lignes vibraient toute la tristesse d’une âme, et l’on y sentait ce cri d’angoisse qui fait frissonner lorsque l’on en saisit le sens impérieux.

Mère ! Oui, mère ! À cet homme, une mère avait manqué, et à 60 ans, il pleurait encore la vision blanche de ses rêves d’enfant. On ne sait pas ce que l’absence d’un sourire peut faire couler de larmes… on ne peut comprendre, sans l’avoir pleuré soi-même, ce que l’absence d’un cher regard peut causer de sanglots… non, on ne sait pas… On ne devine pas l’horreur des petits lits où, dans les blanches couvertures, l’enfant enfouit sa tête blonde pour étouffer les cris : Maman, maman ! Donnez-leur de la tendresse à ces petits êtres, embrassez-les, choyez-les… qu’ils demanderont encore dans la solitude de leur cœur ce quelque chose d’inexprimable, inconnu nécessaire dont l’absence mettra sur leur vie son voile de regrets… Une mère en donnant la vie, donne aussi l’amour. Et cet amour-là, c’est le tribut qu’on n’offre qu’à elle, pleurant toujours de ne pouvoir lui prodiguer cette part si pure de l’essence même de l’âme.

Dans un long déchirement, l’écrivain renommé, dont la plume avait eu les sarcasmes des luttes terribles, les ironies sanglantes, criait toute sa douleur. Sa plume disait, en une plainte, l’enfance vide, la jeunesse décolorée, puis, arrivé après bien des étapes à la tombe maternelle, il laissait éclater sa désespérance. Elle remuait toutes les fibres de l’âme, tant était puissamment touchante cette tristesse datée d’un berceau.

Desperanza ! Et l’écrivain de génie, le patriote enthousiaste, le fin sceptique, le grand modeste, le spirituel railleur qu’était Buies, pleurait comme un enfant, en lisant à 60 ans les douleurs écrites, jadis, à 25, incliné sur la tombe de sa mère.