Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Marpon & Flammarion (p. 135-142).


XV


Les cinq ou six jours suivants, je ne vis presque pas Zinaïda. Elle se dit malade ; ce qui n’empêcha cependant pas les visiteurs ordinaires du pavillon de se trouver présents à leur poste habituel, excepté Maïdanov qui se décourageait et devenait triste tout de suite quand il n’avait pas l’occasion de montrer son enthousiasme.

Belovzorov était toujours assis, morne, dans un coin, tout boutonné et rouge. Sur le fin visage du comte Malevskv passait sans cesse un mauvais sourire. En effet, il était tombé en disgrâce auprès de Zinaïda et, avec un soin particulier, il tâchait de se faire bien venir de la vieille princesse. Un jour même il alla avec elle chez le gouverneur général ; mais cette démarche n’eut aucun succès et Malevsky en reçut du désagrément : on lui rappela une certaine histoire avec les officiers de l’armée, et il fut obligé de dire, pour se justifier, qu’à l’époque dont on lui parlait, il était alors peu expérimenté.

Louchine venait deux fois par jour, mais ne restait pas longtemps. Je le craignais un peu depuis notre dernière explication et, en même temps, je me sentais pour lui une réelle sympathie. Il vint un jour se promener dans le jardin Neskoutchnoé. Il était ce jour-là de très bonne humeur et très aimable ; il me montra différentes herbes et fleurs dont il m’apprit les noms et les propriétés, et, tout à coup, il s’écria, comme on dit, de but en blanc, en se frappant le front : « Et moi, imbécile, qui pensais qu’elle était coquette ! Probablement il en est à qui il semble doux de se sacrifier. »

— Que voulez-vous dire par là ? » demandai-je.

— À vous ! je ne veux rien dire, » répondit Louchine d’un ton brusque.

Quant à moi, Zinaïda me fuyait toujours : mon apparition — il m’était impossible de ne pas le remarquer — l’impressionnait désagréablement. Elle se détournait de moi malgré elle ; malgré elle ! voilà ce qui m’était le plus sensible. Mais il n’y avait rien à faire, et je tâchais de ne pas me trouver sous ses yeux ; ce n’était que de loin que je l’épiais, ce qui ne me réussissait pas toujours.

Il se passait encore en elle quelque chose d’incompréhensible ; son visage était devenu tout autre. Je fus surtout frappé de ce changement un soir que, par un temps doux et chaud, j’étais assis sur un petit banc bas sous le feuillage d’un sureau. J’aimais cet endroit : de là on voyait la fenêtre de la chambre de Zinaïda. Au-dessus de ma tête, dans le feuillage assombri, s’agitait un petit oiseau ; un chat gris, le dos allongé, se faufilait prudemment dans le jardin, et les premiers scarabées bourdonnaient pesamment dans l’air encore transparent, quoique déjà moins clair. Toujours assis, je regardais la fenêtre et j’attendais en me demandant si elle s’ouvrirait. En effet, elle s’ouvrit et Zinaïda apparut. Elle était vêtue d’une robe blanche et elle-même, son visage, ses bras, ses mains étaient pâles, jusqu’à la blancheur. Longtemps elle resta immobile et longtemps son regard, fixé droit devant elle, resta immobile sous ses sourcils froncés. Je ne lui avais même jamais vu un pareil regard. Puis serrant fortement ses mains l’une dans l’autre, elle les porta à ses lèvres, à son front et tout à coup, écartant ses doigts, elle rejeta ses cheveux qui tombaient sur ses oreilles, les secoua, et, avec une sorte de décision, inclinant sa tête de haut en bas, elle ferma la fenêtre.

Trois jours après, elle me rencontra dans le jardin : je voulus l’éviter, mais ce fut elle-même qui m’arrêta.

— Donnez-moi votre bras, me dit-elle avec son ancienne tendresse ; il y a longtemps que nous n’avons causé.

Je la regardais : ses yeux luisaient doucement et son visage souriait comme à travers un léger brouillard.

— Vous êtes toujours indisposée ? — lui demandai-je.

— Non ! maintenant tout est passé, répondit-elle en arrachant une petite rose rouge. — Je suis un peu fatiguée, mais cela passera aussi.

— Et vous serez de nouveau comme auparavant ? demandai-je.

Zinaïda porta la rose à son visage et il me sembla que le reflet des pétales éclatants retombait sur ses joues.

— Suis-je donc changée ? me demanda-t-elle.

— Oui, vous êtes changée, répondis-je à mi-voix.

— J’ai été froide avec vous, je le sais, fit Zinaïda ; mais vous ne deviez pas y faire attention. Je ne pouvais être autrement… Mais à quoi bon parler de cela ?

— Vous ne voulez pas que je vous aime ! Voilà la vérité ! m’écriai-je l’air triste et avec un élan involontaire.

— Non ! aimez-moi, mais pas comme avant.

— Comment donc.

— En ami, voilà comment.

Zinaïda me donna la rose à sentir.

— Écoutez, continua-t-elle, je suis bien plus âgée que vous, je pourrais être votre tante, ma parole ; ou bien, si ce n’est une tante, une sœur aînée au moins, et voilà que vous…

— Je suis pour vous un enfant ? interrompis-je.

— Eh bien ! oui, un enfant, mais charmant, bon, intelligent et que j’aime beaucoup. Savez-vous, je vais vous donner un grade : d’aujourd’hui je vous nomme mon page, et n’oubliez pas que les pages ne doivent jamais quitter leur maîtresse. Voici le signe de votre nouvelle fonction, — ajouta-t-elle en mettant la rose à la boutonnière de ma veste, — comme signe de mes bonnes grâces envers vous.

— Avant je recevais de vous d’autres grâces, murmurai-je.

— Ah ! fit Zinaïda en me regardant de côté, quelle bonne mémoire ! Eh bien ! je suis prête encore maintenant…

Et se penchant sur moi, elle posa sur mon front un baiser pur et tranquille.

À peine levais-je les yeux sur elle qu’elle se détournait.

— Suivez-moi, mon page, dit-elle, et elle se dirigea vers le pavillon.

Je la suivis, ne sachant toujours que penser.

« Cette jeune fille douce, raisonnable, me disais-je, est-elle bien cette même Zinaïda que j’ai connue ? »

Et sa démarche me semblait plus mesurée, toute sa personne plus majestueuse et élevée…

Oh ! mon Dieu ! avec quelle nouvelle force mon amour se ranima.