Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Marpon & Flammarion (p. 73-80).


VIII


Le lendemain matin, quand je descendis pour le thé, ma mère me gronda — moins cependant que je m’y attendais, — et me força de lui raconter de quelle façon j’avais passé la soirée de la veille. Je lui répondis en quelques mots, en omettant nombre de détails et en tâchant de donner à mon récit la tournure la plus insignifiante.

— N’importe, ce ne sont pas des gens comme il faut, remarqua ma mère, et tu ne dois pas prendre l’habitude d’aller chez eux. Tu ferais mieux d’étudier pour te préparer à ton examen.

Comme je savais que les soucis de ma mère sur mes occupations devaient se borner à ces quelques paroles, je ne trouvai pas nécessaire de la contredire. Mais, après le thé, mon père me prit sous le bras, et, sortant avec moi dans le jardin, il me força à lui raconter tout ce que j’avais vu chez les Zassékine.

Mon père avait sur moi une étrange influence, et étranges étaient nos rapports. Il ne s’occupait presque pas de mon éducation, mais jamais il ne me blessait dans mon amour-propre. Il respectait ma liberté ; il était même, si on peut s’exprimer ainsi, poli avec moi… seulement il ne m’attirait jamais vers lui. Je l’aimais, je l’admirais, il me semblait un modèle de perfection. Eh ! mon Dieu ! avec quelle ardeur je me serais attaché à lui, si je n’eusse senti sans cesse sa main qui m’écartait ! En revanche, quand il voulait, il pouvait presque instantanément, d’un mot, d’un mouvement, faire naître en moi une confiance sans bornes. Mon âme s’ouvrait. Je bavardai avec lui comme avec un ami raisonnable, un guide condescendant… Puis, presque aussitôt, avec la même brusquerie, il m’abandonnait, et, de nouveau, sa main m’écartait doucement, tendrement, mais elle m’écartait.

Parfois, la gaîté le prenait, et alors, il était prêt à courir et à faire l’espiègle avec moi comme un écolier. (Il aimait tous les exercices du corps.) Une fois, une fois seulement, il me caressa avec une telle tendresse que je faillis en pleurer… Mais sa gaîté et sa tendresse disparurent sans trace, et ce qui se passa entre nous ne devait me laisser aucune espérance pour l’avenir ; on eût dit que je l’avais vu dans un rêve. Il m’arrivait de me mettre à examiner son pur visage intelligent et beau… Mon cœur tressaillait et tout mon être allait vers lui. Il semblait deviner ce qui se passait entre moi, me tapotait la joue en passant, et s’en allait, ou bien s’occupait de quelque chose, ou se raidissait tout à coup comme lui seul savait le faire ; et moi, de mon côté, je me resserrais aussitôt et je devenais froid.

Ce n’étaient jamais mes prières silencieuses, mais pourtant faciles à comprendre, qui provoquaient ses rares accès d’affection. Ils se produisaient toujours d’une façon inattendue. Plus tard, en réfléchissant au caractère de mon père, je suis arrivé à cette conclusion que la vie de famille ne l’intéressait guère. Il aimait autre chose, et il prit à cette autre chose toutes les jouissances qu’elles pouvaient lui donner.

— Prends ce que tu peux, mais ne te laisse jamais prendre toi-même. S’appartenir, c’est là tout le « truc » de la vie, me dit-il un jour.

Une autre fois, moi, en ma qualité de jeune démocrate, je me lançai en sa présence dans une dissertation sur la liberté. (Il était ce jour-là, comme je l’appelais, « bon » ; alors on pouvait parler de tout avec lui).

— La liberté ! dit-il, mais sais-tu ce qui peut donner à l’homme la liberté ?

— Quoi ?

— Sa volonté ! sa propre volonté. Elle lui donnera le pouvoir qui vaut mieux que la liberté. Sache vouloir, et tu seras libre, et tu commanderas.

Mon père, avant tout et plus que tout, voulait vivre et il vivait… Peut-être pressentait-il qu’il n’avait pas longtemps à profiter du « truc » de la vie : il mourut à l’âge de quarante-deux ans.

Je racontai en détail à mon père ma visite chez les Zassékine. À demi attentif, à demi distrait, il m’écoutait assis sur le banc et en traçant des dessins sur le sable du bout de sa cravache. Il souriait de temps à autre d’une manière joyeuse, me regardait drôlement et m’excitait par de brèves questions et des reparties. D’abord je ne me laissai même pas aller à prononcer le nom de Zinaïda ; mais je ne pus me retenir et je me mis à faire sa louange. Mon père continuait à sourire ; puis il devint songeur, s’étira et se leva.

Je me rappelai qu’en sortant de la maison il avait ordonné de seller son cheval. Il était excellent cavalier et savait, bien avant le célèbre M. Réry, dompter les chevaux les plus rebelles.

— Est-ce que j’irai avec toi, papa ? lui demandai-je.

— Non, répondit-il. Et son visage prit son expression ordinaire d’affabilité indifférente. — Va seul si tu veux, et dis au cocher que je ne monterai pas à cheval aujourd’hui.

Il me tourna le dos et s’éloigna vivement. Je le suivis des yeux. Il disparut sous la porte cochère ; puis je vis son chapeau suivre la haie il entra chez les Zassékine.

Il n’y resta pas plus d’une heure, et aussitôt après il partit en ville et rentra seulement le soir à la maison.

Après le dîner, j’allai de moi-même chez les Zassékine. Je ne trouvai dans le salon que la vieille princesse. En m’apercevant elle se gratta la tête, sous son bonnet, du bout de son aiguille à tricoter, et tout à coup me demanda si je pouvais lui copier une supplique.

— Avec plaisir, répondis-je en m’asseyant sur le bord d’une chaise.

— Seulement, prenez garde. Faites les lettres assez grosses, dit la princesse, en me tendant un papier tout sale d’écriture. — Ne vous serait-il pas possible de le faire aujourd’hui, petit père ?

— Ce sera fait aujourd’hui même.

La porte de la chambre voisine s’entr’ouvrit à peine, et le visage de Zinaïda, pâle et absorbé, aux cheveux négligemment rejetés en arrière, se montra.

Elle me regarda avec de grands yeux froids et referma doucement la porte.

— Zina ! eh ! Zina ! fit la vieille princesse.

Zinaïda ne répondit pas. J’emportai la supplique, et je passai toute la soirée à la copier.