Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/Les Marrons du feu

Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 23-67).
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LES MARRONS DU FEU


PROLOGUE


Mesdames et messieurs, c’est une comédie,
Laquelle, en vérité, ne dure pas longtemps ;
Seulement que nul bruit, nulle dame étourdie,
Ne fasse aux beaux endroits tourner les assistants.
La pièce, à parler franc, est digne de Molière :
Qui le pourrait nier ? Mon groom et ma portière,
Qui l’ont lue en entier, en ont été contents.

Le sujet vous plaira, seigneurs, si Dieu nous aide ;
Deux beaux fils sont rivaux d’amour. La signora
Doit être jeune et belle, et si l’actrice est laide,
Veuillez bien l’excuser. — Or, il arrivera
Que les deux cavaliers, grands teneurs de rancune,
Vont ferrailler d’abord. — N’en ayez peur aucune ;
Nous savons nous tuer, personne n’en mourra.

Mais ce que cette affaire amènera de suites,
C’est ce que vous saurez, si vous ne sifflez pas.
N’allez pas nous jeter surtout de pommes cuites
Pour mettre nos rideaux et nos quinquets à bas.
Nous avons pour le mieux repeint les galeries. —
Surtout considérez, illustres seigneuries,
Comme l’auteur est jeune, et c’est son premier pas.


PERSONNAGES

L’abbé ANNIBAL DESIDERIO.

RAFAEL GARUCI.

PALFORIO, hôtelier.

Matelots.

Valets.

Musiciens.

Porteurs, etc.

LA CAMARGO, danseuse.

LÆTITIA, sa camériste.

ROSE.

CYDALISE.


L’amour est la seule chose ici-bas qui ne veuille d’autre acheteur que lui-même. — C’est le trésor que je veux donner ou enfouir à jamais, tel que ce marchand, qui dédaignant tout l’or du Rialto, et se raillant des rois, jeta sa perle dans la mer, plutôt que de la vendre moins qu’elle ne valait.
Schiller



Scène première


Le bord de la mer. — Un orage.


Un matelot.

Au secours ! il se noie ! au secours, monsieur l’hôte !

Palforio.

Qu’est-ce ? qu’est-ce ?

Le matelot.

Qu’est-ce ? qu’est-ce ? Un bateau d’échoué sur la côte.

Palforio.

Un bateau, juste ciel ! Dieu l’ait eu sa merci !
C’est celui du seigneur Rafael Garuci.
En dehors.
Au secours !

Le matelot.

Au secours ! Ils sont trois ; on les voit se débattre.

Palforio.

Trois ! Jésus ! Courons vite, on nous paiera pour quatre

Si nous en tirons un. — Le seigneur Rafael !
Nul n’est plus magnifique et plus grand sous le ciel !

Exeunt.
Rafael est apporté, une guitare cassée à la main.
Rafael.

Ouf ! — A-t-on pas trouvé là-bas une ou deux femmes
Dans la mer ?

Deuxième matelot.

Dans la mer ?Oui, seigneur.

Rafael.

Dans la mer ? Oui, seigneur.Ce sont deux bonnes âmes.
Si vous les retirez, vous me ferez plaisir.
Ouf !
Il s’évanouit.

Deuxième matelot.

Ouf !Sa main se roidit. — Il tremble. — Il va mourir.
Entrons-le là dedans.

Ils le portent dans une maison.
Troisième matelot.

Entrons-le là dedans.Jean, sais-tu qui demeure
Là ?

Jean.

Là ?C’est la Camargo, par ma barbe, ou je meure !

Troisième matelot.

La danseuse ?

Jean.

La danseuse ? Oui, vraiment, la même qui jouait
Dans le Palais d’Amour.

Palforio, rentrant.

Dans le Palais d’Amour.Messeigneurs, s’il vous plaît,
Le seigneur Rafael est-il hors, je vous prie ?

Troisième matelot.

Oui, monsieur.

Palforio.

Oui, monsieur.L’a-t-on mis dans mon hôtellerie.
Ce glorieux seigneur ?

Troisième matelot.

Ce glorieux seigneur ?Non ; on l’a mis ici.

Un valet, sortant de la maison.

De la part du seigneur Rafael Garuci,
Remercîments à tous, et voilà de quoi boire.

Matelots.

Vive le Garuci !

Palforio.

Vive le Garuci !Que Dieu serve sa gloire !
Cet excellent seigneur a-t-il rouvert les yeux,
S’il vous plaît ?

Un valet.

S’il vous plaît ?Grand merci, mon brave homme, il va mieux.
Holà ! retirez-vous ! Ma maîtresse vous prie
De laisser en repos dormir Sa Seigneurie.



Scène II


Chez la Camargo.


RAFAEL, couché sur une chaise longue ; LA CAMARGO, assise.
Camargo.

Rafael, avouez que vous ne m’aimez plus.

Rafael.

Pourquoi ? — d’où vient cela ? — Vous me voyez perclus,
Salé comme un hareng ! — Suis-je, de grâce, un homme
À vous faire ma cour ? — Quand nous étions à Rome,
L’an passé… —

Camargo.

L’an passé… —Rafael, avouez, avouez
Que vous ne m’aimez plus.

Rafael.

Que vous ne m’aimez plus.— Bon ! comme vous avez
L’esprit fait ! — Pensez-vous, madame, que j’oublie
Vos bontés ?

Camargo.

Vos bontés ?C’est le vrai défaut de l’Italie,
Que ses soleils de juin font l’amour passager.
— Quel était près de vous ce visage étranger,
Dans ce yacht ?

Rafael.

Dans ce yacht ?Dans ce yacht ?

Camargo.

Dans ce yacht ? Dans ce yacht ?Oui.

Rafael.

Dans ce yacht ? Dans ce yacht ? Oui.C’était, je suppose,
Laure. —

Camargo.

Laure. —Non. —

Rafael.

Laure. —Non. —C’était donc la Cydalise, — ou Rose.
Cela vous déplaît-il ?

Camargo.

Cela vous déplaît-il ?Nullement. — La moitié
D’un violent amour, c’est presque une amitié,
N’est-ce pas ?

Rafael.

N’est-ce pas ?Je ne sais. D’où vous vient cette idée ?
Philosopherons-nous ?

Camargo.

Philosopherons-nous ?Je ne suis pas fâchée

De vous voir. — À propos, je voulais vous prier
De me permettre… —

Rafael.

De me permettre… —À vous ? — Quoi ?

Camargo.

De me permettre… —À vous ? — Quoi ?De me marier.

Rafael.

De vous marier ?

Camargo.

De vous marier ?Oui.

Rafael.

De vous marier ?Oui.Tout de bon ? — Sur mon âme,
Vous m’en voyez ravi. Mariez-vous, madame !

Camargo.

Vous n’en aurez nulle ombre, et nul déplaisir !

Rafael.

Vous n’en aurez nulle ombre, et nul déplaisir !Non.
Et du nouvel époux peut-on dire le nom ?
Foscoli, je suppose ?

Camargo.

Foscoli, je suppose ?Oui, Foscoli lui-même.

Rafael.

Parbleu ! j’en suis charmé ; c’est un garçon que j’aime,
Bonne lignée, et qui vous aime fort aussi.

Camargo.

Et vous me pardonnez de vous quitter ainsi ?

Rafael.

De grand cœur ! Écoutez, votre amitié m’est chère ;
Mais parlons franc. Deux ans, c’est un peu long. Qu’y faire ?
C’est l’histoire du cœur. — Tout va si vite en lui !
Tout y meurt, comme un son, tout, excepté l’ennui !
Moi qui vous dis ceci, que suis-je ? une cervelle
Sans fond. — La tête court, et les pieds après elle ;

Et, quand viennent les pieds, la tête au plus souvent
Est déjà lasse, et tourne où la pousse le vent !
Tenez, soyons amis, et plus de jalousie.
Mariez-vous. — Qui sait ? s’il nous vient fantaisie
De nous reprendre, eh bien, nous nous reprendrons : — hein ?

Camargo.

Très-bien.

Rafael.

Très-bien.Par saint Joseph ! je vous donne la main
Pour aller à l’église et monter en carrosse !
Vive l’hymen ! — Ceci, c’est mon présent de noce, —

Il l’embrasse.

Et j’y joindrai ceci pour souvenir de moi.

Camargo.

Quoi ! votre éventail !

Rafael.

Quoi ! votre éventail !Oui. N’est-il pas beau, ma foi ?
Il est large à peu près comme un quartier de lune, —
Cousu d’or comme un paon, — frais et joyeux comme une
Aile de papillon, — incertain et changeant
Comme une femme. — Il a des paillettes d’argent
Comme Arlequin. — Gardez-le, il vous fera peut-être
Penser à moi ; c’est tout le portrait de son maître.

Camargo.

Le portrait en effet ! — Ô malédiction !
Misère ! — Oh ! par le ciel, honte et dérision !…
Homme stupide, as-tu pu te prendre à ce piège
Que je t’avais tendu ? — Dis ! Qui suis-je ? — Que fais-je ? —
Va, tu parles avec un front mal essuyé
De nos baisers d’hier. — Oh ! c’est honte et pitié !
Va, tu n’es qu’une brute, et tu n’as qu’une joie
Insensée, en pensant que je lâche ma proie !
Quand je devrais aller, nu-pieds, t’attendre au coin

Des bornes, si caché que tu sois et si loin,
J’irai. — Crains mon amour, Garuc’, il est immense
Comme la mer ! — Ma fosse est ouverte ; mais pense
Que je viendrai d’abord par le dos t’y pousser.
Qui peut lécher peut mordre, et qui peut embrasser
Peut étouffer. — Le front des taureaux en furie,
Dans un cirque, n’a pas la cinquième partie
De la force que Dieu met aux mains des mourants.
Oh ! je te montrerai si c’est après deux ans,
Deux ans de grincements de dents et d’insomnie,
Qu’une femme pour vous s’est tachée et honnie,
Qu’elle n’a plus au monde, et pour n’en mourir pas,
Que vous, que votre col où pendre ses deux bras,
Qu’elle porte un amour à fond, comme une lame
Torse, qu’on n’ôte plus du cœur sans briser l’âme ;
Si c’est alors qu’on peut la laisser, comme un vieux
Soulier qui n’est plus bon à rien.

Rafael.

Soulier qui n’est plus bon à rien.Ah ! les beaux yeux !
Quand vous vous échauffez ainsi, comme vous êtes
Jolie !

Camargo.

Jolie !Oh ! laissez-moi, monsieur, ou je me jette
Le front contre ce mur ! —

Rafael, l’attirant.

Le front contre ce mur ! —La, la, modérez-vous.
Ce mur vous ferait mal ; ce fauteuil est plus doux.
Ne pleurez donc pas tant. — Ce que j’ai dit, mon ange,
Après votre demande, était-il donc étrange ?
Je croyais vous complaire en vous parlant ainsi.
Mais — je n’en pensais pas une parole. —

Camargo.

Mais — je n’en pensais pas une parole. —Oh ! si !

Si ! vous parliez franc.

Rafael.

Si ! vous parliez franc.Non. L’avez-vous bien pu croire ?
Vous me faisiez, un conte, et j’ai fait une histoire !
Calmez-vous. — Je vous aime autant qu’au premier jour,
Ma belle ! — mon bijou ! — mon seul bien ! — mon amour !

Camargo.

Mon Dieu ! pardonnez-lui, s’il me trompe !

Rafael.

Mon Dieu ! pardonnez-lui, s’il me trompe !Cruelle !
Doutez-vous de ma flamme en vous voyant si belle ?
Il tourne la glace.
Dis, l’amour, qui t’a fait l’œil si noir, ayant fait
Le reste de ton corps d’une goutte de lait ?
Parbleu ! quand ce corps-là de sa prison s’échappe,
Gageons qu’il passerait par l’anneau d’or du pape ?

Camargo.

Allez voir s’il ne vient personne.

Rafael, à part.

Allez voir s’il ne vient personne.Ah ! quel ennui !

Camargo, seule un moment, le regardant s’éloigner.

— Cela ne se peut pas. — Je suis trompée ! Et lui
Se rit de moi. Son pas, son regard, sa parole,
Tout me le dit. — Malheur ! Oh ! je suis une folle !

Rafael, revenant.

Tout se tait au dedans comme au dehors. — Ma foi,
Vous avez un jardin superbe.

Camargo.

Vous avez un jardin superbe.Écoutez-moi ;
J’attends de votre amour une marque certaine.

Rafael.

On vous la donnera.

Camargo.

On vous la donnera.Ce soir je pars pour Vienne ;
M’y suivrez-vous ?

Rafael.

M’y suivrez-vous ?Ce soir ! — Était-ce pour cela
Qu’il fallait regarder si l’on venait ?

Camargo.

Qu’il fallait regarder si l’on venait ? Holà !
Lætitia ! Lafleur ! Pascariel !

Lætitia, entrant.

Lætitia ! Lafleur Pascariel !Madame !

Camargo.

Demandez des chevaux pour ce soir.

Exit Lætitia.
Rafael.

Demandez des chevaux pour ce soir.Sur mon âme,
Vous avez des vapeurs, madame, assurément.

Camargo.

Me suivrez-vous ?

Rafael.

Me suivrez-vous ? Ce soir ! à Vienne ? — Non, vraiment,
Je ne puis.

Camargo.

Je ne puis.Adieu donc, Garuci. Je vous laisse. —
Je pars seule. — Soyez plus heureux en maîtresse.

Rafael.

En maîtresse ? heureux : moi ? — Ma parole d’honneur.
Je n’en ai jamais eu.

Camargo, hors d’elle.

Je n’en ai jamais eu.Qu’étais-je donc ?

Rafael.

Je n’en ai jamais eu.Qu’étais-je donc ?Mon cœur,
Ne recommencez pas à vous fâcher.

Camargo.

Ne recommencez pas à vous fâcher.Et celle
De tantôt ? Quels étaient ces gens ? — Que faisait-elle,
Cette femme ? — J’ai vu ! — Voudrais-tu t’en cacher ?
Quelque fille, à coup sur. — J’irai lui cravacher
La figure ! —

Rafael.

La figure ! —Ah ! tout beau, ma belle Bradamante.
Tout à l’heure, voyez, vous étiez si charmante !

Camargo.

Tout à l’heure j’étais insensée ; — à présent
Je suis sage !

Rafael.

Je suis sage !Eh ! mon Dieu, l’on vous fâche en faisant
Vos plaisirs ! — J’étais là, près de vous. — Vous me dites
D’aller là regarder si l’on vient. — Je vous quitte,
Je reviens. — Vous partez pour Vienne : Par la croix
De Jésus ! qui saurait comment faire ?

Camargo.

De Jésus ! qui saurait comment faire ?Autrefois,

Montrant son lit.

Quand je te disais : « Va ! » c’était à cette place !
Tu t’y couchais sans moi. — Tu m’appelais par grâce ! —
Moi, je ne venais pas. — Toi, tu priais. — Alors
J’approchais lentement, — et tes bras étaient forts
Pour me faire tomber sur ton cœur ! — Mes caprices
Étaient suivis alors, — et tous étaient justices.
Tu ne te plaignais pas ; c’était toi qui pleurais !
Toi qui devenais pâle, et toi qui me nommais
Ton inhumaine ! — Alors étais-je ta maîtresse ?

Rafael, se jetant sur le lit.

Mon inhumaine ! allons ! ma reine ! ma déesse !

Je vous attends, voyons ! Les champs-clos sont rompus !
M’osez-vous tenir tête ?

Camargo, dans ses bras.

M’osez-vous tenir tête ?Ah ! tu ne m’aimes plus !



Scène III


Devant la maison de la Camargo.


L’abbé ANNIBAL DESIDERIO, descendant de sa chaise ;
Musiciens, porteurs.
L’abbé.

Holà ! dites, marauds, — est-ce pas là que loge
La Camargo ?

Un porteur.

La Camargo ?Seigneur, c’est là. — Proche l’horloge
Saint-Vincent, tout devant ; ces rideaux que voici,
C’est sa chambre à coucher.

L’abbé.

C’est sa chambre à coucher.Voilà pour toi, merci.
Parbleu ! cette soirée est propice, et je pense
Que mes lieux pourraient bien avoir leur récompense.
Lu lune ne va pas tarder à se lever ;
La chose au premier coup peut ici s’achever.
Têtebleu ! c’est le moins qu’un homme de ma sorte
Ne s’aille pas morfondre à garder une porte ;
Je ne suis pas des gens qu’on laisse s’enrouer.
— Or, vous autres coquins, qu’allez-vous nous jouer ?
— Piano, signor basson, — amoroso ! la dame
Est une oreille fine ! — Il faudrait à ma flamme
Quelque mi bémol, — hein ? Je m’en vais me cacher

Sous ce contrevent-là ; c’est sa chambre à coucher,
N’est-ce pas ?

Un porteur.

N’est-ce pas ?Oui, seigneur.

L’abbé.

N’est-ce pas ? Oui, seigneur.Je ne puis trop vous dire
D’aller bien lentement. — C’est un cruel martyre
Que le mien ! Têtebleu ! je me suis ruiné
Presque à moitié, le tout pour avoir trop donné
À mes divinités de soupers et d’aubades.

Musiciens.

Andantino, seigneur !

Musique.
L’abbé.

Andantino, seigneur !Tous ces airs-là sont fades.
Chantez tout bonnement : « Belle Philis, » ou bien :
« Ma Climène. »

Musiciens.

« Ma Climène. »Allegro, seigneur !

Musique.
L’abbé.

« Ma Climène. »Allegro, seigneur !Je ne vois rien
À cette fenêtre. — Hum !
La musique continue.
À cette fenêtre. — Hum !Point. — c’est une barbare.
— Rien ne bouge. — Allons, toi, donne-moi ta guitare.
Il prend une guitare.
Fi donc ! pouah !
Il en prend une autre.
Fi donc ! pouah !Hum ! je vais chanter, moi. — Ces marauds
Se sont donné, je crois, le mot pour chanter faux.

Il chante.

Pour tant de peine et tant d’émoi…

Hum ! mi, mi, la.

Pour tant de peine et tant d’émoi…

Hum ! mi, mi, la.Mi, mi. — Bon.

Pour tant de peine et tant d’émoi
Où vous m’avez jeté, Climène,
Ne me soyez point inhumaine,
Et, s’il se peut, secourez-moi,
Pour tant de peine.

Hum ! mi, mi, la.Mi, mi. — Bon.Quoi ! rien ne remue !
Va-t-elle me laisser faire le pied de grue ?
Têtebleu ! nous verrons !

Il chante.
De tant de peine, mon amour…
Rafael, sortant de la maison, s’arrête sur le pas de la porte.

Têtebleu ! nous verrons !Ah ! ah ! monsieur l’abbé
Desiderio ! — Parbleu ! vous êtes mal tombé.

L’abbé.

Mal tombé, monsieur ! — Mais pas si mal. Je vous chasse
Peut-être ?

Rafael.

Peut-être ?Point du tout ; je vous laisse la place.
Sur ma parole, elle est bonne à prendre, et, de plus,
Toute chaude.

L’abbé.

Toute chaude.Monsieur, monsieur, pour faire abus
Des oreilles d’un homme, il ne faut pas une heure : —
Il ne faut qu’un mot.

Rafael.

Il ne faut qu’un mot.Vrai ? j’aurais cru, que je meure,
Les vôtres sur ce point moins promptes, aux façons
Dont les miennes d’abord avaient pris vos chansons.

L’abbé.

Tête et ventre ! monsieur, faut-il qu’on vous les coupe ?

Rafael.

La, tout beau, sire ! Il faut d’abord, moi, que je soupe.
Je ne me suis jamais battu sans y voir clair,
Ni couché sans souper.

L’abbé.

Ni couché sans souper. Pour quelqu’un du bel air,
Vous sentez le mauvais soupeur, mon gentilhomme.
Le touchant.
Ce vieux surtout mouillé ! Qu’est-ce donc qu’on vous nomme ?

Rafael.

On me nomme seigneur Vide-bourse, casseur
De pots ; c’est, en anglais, blockhead, maître tueur
D’abbés. — Pour le seigneur Garuci, c’est son père
Le plus communément qui couche avec ma mère.

L’abbé.

S’il y couche demain, il court, je lui prédis,
Risque d’avoir pour femme une mère sans fils.
Votre logis ?

Rafael.

Votre logis ?Hôtel du Dauphin bleu. La porte
À droite, au petit Parc.

L’abbé.

À droite, au petit Parc.Vos armes ?

Rafael.

À droite, au petit Parc.Vos armes ?Peu m’importe ;
Fer ou plomb, balle ou pointe.

L’abbé.

Fer ou plomb, balle ou pointe.Et votre heure ?

Rafael.

Fer ou plomb, balle ou pointe.Et votre heure ?Midi.

L’abbé le salue et retourne à sa chaise.

Ce petit abbé-là m’a l’air bien dégourdi.
Parbleu ! c’est un bon diable ; il faut que je l’invite
À souper. — Hé ! monsieur, n’allez donc pas si vite !

L’abbé.

Qu’est-ce, monsieur ?

Rafael.

Qu’est-ce, monsieur ?Vos gens s’ensauvent comme si
La fièvre à leurs talons les emportait d’ici.
Demeurez, pour l’amour de Dieu, que je vous pose
Un problème d’algèbre. — Est-ce pas une chose
Véritable, et que voit quiconque a l’esprit sain,
Que la table est au lit ce qu’est la poire au vin ?
De plus, deux, gens de bien, à s’aller mettre en face
Sans s’être jamais vus, ont plus mauvaise grâce,
Assurément, que, quand il pleut, une catin
À descendre de fiacre en souliers de satin.
Donc, si vous m’en croyez, nous souperons ensemble ;
Nous nous connaîtrons mieux pour demain. Que t’en semble,
Abbé ?

L’abbé.

Abbé ? Parbleu ! marquis, je le veux, et j’y vais.

Il sort de sa chaise.
Rafael.

Voilà les musiciens qui sont déjà trouvés ;
Et pour la table, — holà ! Palforio ! l’auberge !
Frappant.
Cette porte est plus rude à forcer qu’une vierge.
Palforio ! manant, tripier, sac à boyaux !
Vous verrez qu’à cette heure ils dorment, les bourreaux !

Il jette une pierre dans la vitre.
Palforio, à la fenêtre.

Quel est le bon plaisir de Votre Courtoisie ?

Rafael.

Fais-nous faire à souper. Certes, l’heure est choisie
Pour nous laisser ainsi casser tous tes carreaux !
Dépêche, sac à vin ! — Pardieu ! si j’étais gros
Comme un muid, comme toi, je dirais qu’on me porte,
En guise d’écriteau, sur le pas de ma porte ;
On saurait où me prendre au moins.

Palforio.

On saurait où me prendre au moins.Excusez-moi,
Très-excellent seigneur.

Rafael.

Très-excellent seigneur.Allons, démène-toi.
Vite, va mettre en l’air ta marmitonnerie.
Donne-nous ton meilleur vin et ta plus jolie
Servante ; embroche tout : tes oisons, tes poulets,
Tes veaux, tes chiens, tes chats, ta femme et tes valets !
— Toi, l’abbé, passe donc ; en joie ! et pour nous battre
Après nous taperons, vive Dieu ! comme quatre.



Scène IV


La loge de la Camargo. — On la chausse.


Camargo.

Il ira. — Laissez-moi seule, et ne manquez pas
Qu’on me vienne avertir quand ce sera mon pas.

— C’est la règle, ô mon cœur ! — Il est sûr qu’une femme
Met dans une âme aimée une part de son âme.
Sinon, d’où pourrait-elle et pourquoi concevoir
La soif d’y revenir et l’horreur d’en déchoir ?
Au contraire, un cœur d’homme est comme une marée

Fuyarde des endroits qui l’ont mieux attirée.
Voyez qu’en tout lien, l’amour à l’un grandit
Et par le temps empire, à l’autre refroidit.
L’un, ainsi qu’un cheval qu’on pique à la poitrine,
En insensé toujours contre la javeline
Avance et se la pousse au cœur jusqu’à mourir.
L’autre, dès que ses flancs commencent à s’ouvrir,
Qu’il sent le froid du fer, et l’aride morsure
Aller chercher le cœur au fond de la blessure,
Il prend la fuite en lâche, et se sauve d’aimer. —
Ah ! que puissent mes yeux quelque part allumer
Une plaie à la mienne en misère semblable,
Et je serai plus dure et plus inexorable
Qu’un pauvre pour son chien, après qu’un jour entier
Il a dit : « Pour l’amour de Dieu ! » sans un denier.
— Suis-je pas belle encor ? — Pour trois nuits mal dormies,
Ma joue est-elle creuse, ou mes lèvres blêmies ?
Vrai Dieu ! ne suis-je plus la Camargo ? — Sait-on,
Sous mon rouge, d’ailleurs, si je suis pâle ou non ?
Va, je suis belle encor ! — C’est ton amour, perfide
Garuci, que déjà le temps efface et ride,
Non mon visages — Un nain contrefait et boiteux,
Voulant jouer Phœbus, lui ressemblerait mieux,
Qu’aux façons d’une amour fidèle et bien gardée,
L’allure d’une amour défaillante et fardée.
Ah ! c’est de ce matin que ton cœur m’est connu,
Car en le déguisant tu me l’as mis à nu.
Certes, c’est un loisir magnifique et commode
Que la paisible ardeur d’une intrigue à la mode !
— Qu’est-ce alors ? — C’est un flot qui nous berce rêvant !
C’est l’ombre qui s’enfuit d’une fumée au vent !
Mais que l’ombre devienne un spectre, et que les ondes
S’enfoncent sous les pieds, vivantes et profondes,

Le mal aimant recule, et le bon reste seul.
Oh ! que dans sa douleur ainsi qu’en un linceul
Il se couche à cette heure et dorme ! La pensée
D’un homme est de plaisirs et d’oublis traversée :
Une femme ne vit et ne meurt que d’amour ;
Elle songe une année à quoi lui pense un jour !

Lætitia, entrant.

Madame, on vous attend à la troisième scène.

Camargo.

Est-ce la Monanteuil, ce soir, qui fait la reine ?

Lætitia.

Oui, madame, et monsieur de Monanteuil, Sylvain.

Camargo.

Fais porter cette lettre à l’hôtel du Dauphin.



Scène V


Une salle à manger très-riche.


GARUCI, à table avec l’abbé ANNIBAL, musiciens.
Rafael.

Oui, mon abbé, voilà comme, une après-dînée,
Je vis, pris, et vainquis la Camargo, l’année
Dix-sept cent soixante-un de la nativité
De Notre-Seigneur.

L’abbé.

De Notre-Seigneur.— Triste ! oh ! triste, en vérité ! —

Rafael.

Triste, abbé ? — Vous avez le vin triste ? — Italie,
Voyez-vous, à mon sens, c’est la rime à folie.
Quant à mélancolie, elle sent trop les trous

Aux bas, le quatrième étage, et les vieux sous.
On dit qu’elle a des gens qui se noient pour elle.
— Moi, je la noie.
Il boit.

L’abbé.

— Moi, je la noie.Et quand vous eûtes cette belle
Camargo, vous l’aimiez fort ?

Rafael.

Camargo, vous l’aimiez fort ?Oh ! très-fort ! — et puis,
À vous dire le vrai, je m’y suis très-bien pris.
Contre un doublon d’argent un cœur de fer s’émousse.
Ce fut, le premier mois, l’amitié la plus douce
Qui se puisse inventer. Je m’en allais la voir,
Comme ça, tout au saut du lit, — ou bien le soir
Après le spectacle. — Oh ! c’était une folie
Dans ce temps-là ! — Pauvre ange ! — Elle était bien jolie !
Si bien qu’après un mois je cessai d’y venir.
Elle de remuer terre et ciel, — moi de fuir. —
Pourtant je fus trouvé — reproches, pleurs, injure,
Le reste à l’avenant. — On me nomma parjure,
C’est le moins. — Je rompis tout net. — Bon. — Cependant
Nous nous allions fuyant et l’un l’autre oubliant. —
Un beau soir, je ne sais comment se fit l’affaire,
La lune se levait cette nuit-là si claire,
Le vent était si doux, l’air de Rome est si pur ! —
C’était un petit bois qui côtoyait un mur,
Un petit sentier vert, — je le pris, — et, Jean comme
Devant, je m’en allai l’éveiller dans son somme.

L’abbé.

Et vous l’avez reprise ?

Rafael, cassant son verre.

Et vous l’avez reprise ?Aussi vrai que voilà
Un verre de cassé. — Mon amour s’en alla

Bientôt. — Que voulez-vous ? moi, j’ai donné ma vie
À ce dieu fainéant qu’on nomme fantaisie.
C’est lui qui, triste ou fou, de face ou de profil,
Comme un polichinel me traîne au bout d’un fil ;
Lui qui tient les cordons de ma bourse et la guide
De mon cheval ; jaloux, badaud, constant, perfide.
En chasse au point du jour dimanche, et vendredi
Cloué sur l’oreiller jusque et passé midi.
Ainsi je vais en tout, — plus vain que la fumée
De ma pipe, — accrochant tous les pavés. — L’année
Dernière, j’étais fou de chiens d’abord, et puis
De femmes. — Maintenant, ma foi, je ne le suis
De rien. — J’en ai bien vu, des petites princesses !
La première surtout m’a mangé de caresses ;
Elle m’a tant baisé, pommadé, balloté !
C’est fini, voyez-vous : — celle-là m’a gâté.
Quant à la Camargo, vous la pouvez bien prendre
Si le cœur vous en dit ; mais je me veux voir pendre
Plutôt que si ma main de sa nuque approchait.

L’abbé.

Triste !

Rafael.

Triste !Encor triste, abbé ?
Aux musiciens.
Triste ! Encor triste, abbé ?Hé ! messieurs de l’archet,
En ut ! égayez donc un peu Sa Courtoisie.

Musique.

Ma foi, voilà deux airs très-beaux.

Il parle en se promenant, pendant que l’orchestre joue piano.

Ma foi, voilà deux airs très-beaux.La poésie,
Voyez-vous, c’est bien. — Mais la musique, c’est mieux.
Pardieu ! voilà deux airs qui sont délicieux ;
La langue sans gosier n’est rien. — Voyez le Dante :

Son Séraphin doré ne parle pas, — il chante !
C’est la musique, moi, qui m’a fait croire en Dieu.
— Hardi, ferme, poussez, — crescendo !

Hardi, ferme, poussez, — crescendo !Mais, parbleu !
L’abbé s’est endormi. — Le voilà sous la table.
C’est vrai qu’il a le vin mélancolique en diable.
Ô doux, ô doux sommeil ! ô baume des esprits !
Reste sur lui, sommeil ! Dormir quand on est gris,
C’est, après le souper, le premier bien du monde.

Palforio, entrant.

Une lettre, seigneur.

Rafael, après avoir lu.

Une lettre, seigneur.Que le ciel la confonde !
Dites que je n’irai certes pas. — Attendez !
Si, — c’est cela, — parbleu ! — je — non — si fait, restez.
Dites que l’on m’attend.

Exit Palforio.

Dites que l’on m’attend.Hé, l’abbé ! — Sur mon âme,
Il ronfle en enragé.

L’abbé.

Il ronfle en enragé.Pardonnez-moi, madame ;
Est-ce que je dormais ?

Rafael.

Est-ce que je dormais ?Eh ! voulez-vous avoir
La Camargo, l’ami ?

L’abbé, se levant.

La Camargo, l’ami ?Tête et ventre ! ce soir ?

Rafael.

Ce soir même. — Écoutez bien : — elle doit m’attendre
Avant minuit. — Il est onze heures, — il faut prendre
Mon habit. —

L’abbé se déboutonne.

Mon habit. —Me donner le vôtre.

L’abbé ôte son manteau.

Mon habit. —Me donner le vôtre.Vous irez
À la petite porte, et là vous tousserez
Deux fois ; toussez un peu.

L’abbé.

Deux fois ; toussez un peu.Hum ! hum !

Rafael.

Deux fois ; toussez un peu.Hum ! hum !C’est à merveille.
Nous sommes à peu près de stature pareille.
Changeons d’habit. —

Ils changent.

Changeons d’habit. —Parbleu ! cet habit de cafard
Me donne l’encolure et l’air d’un escobard.
Le marquis Annibal ! l’abbé Garuci ! — Certe,
Le tour est des meilleurs. Or donc, la porte ouverte,
On vous introduira piano. — Mais n’allez pas
Perdre la tête là. — Prenez-la dans vos bras,
Et tout d’abord du poing renversez la chandelle. —
L’alcôve est à main droite en entrant. — Pour la belle,
Elle ne dira mot ; ne réponds rien. —

L’abbé.

Elle ne dira mot ; ne réponds rien. —J’y vais.
Marquis, c’est à la vie, à la mort. — Si jamais
Ma maîtresse te plaît, à tel jour, à telle heure
Que ce soit, écris-moi trois mots, et que je meure
Si tu ne l’as le soir !

Il sort.
Rafael lui crie par la fenêtre.

Si tu ne l’as le soir ! L’abbé, si vous voulez
Qu’on vous prenne pour moi tout à fait, embrassez
La servante en entrant. — Holà ! marauds, qu’on dise
À quelqu’un de m’aller chercher la Cydalise !



Scène VI


Chez la Camargo.


Camargo, entrant.

Déchausse-moi. — J’étouffe ! — A-t-on mis mon billet ?

Lætitia.

Oui, madame.

Camargo.

Oui, madame.Et qu’a-t-on répondu ?

Lætitia.

Oui, madame.Et qu’a-t-on répondu ?Qu’il viendrait.

Camargo.

Était-il seul ?

Lætitia.

Était-il seul ?Avec un abbé. —

Camargo.

Était-il seul ? Avec un abbé. —Qui se nomme ?…

Lætitia.

Je ne sais pas. — Un gros, joufflu, court, petit homme.

Camargo.

Lætitia !

Lætitia.

Lætitia !Madame ?

Camargo.

Lætitia ! Madame ?Approchez un peu. — J’ai
Depuis le mois dernier bien pâli, bien changé,
N’est-ce pas ? Je fais peur. — Je ne suis pas coiffée ;
Et vous me serrez tant, je suis tout étouffée.

Lætitia.

Madame a le plus beau teint du monde ce soir.

Camargo.

Vous croyez ? — Relevez ce rideau. — Viens t’asseoir
Près de moi. — Penses-tu, toi, que, pour une femme,
C’est un malheur d’aimer, — dans le fond de ton âme ?

Lætitia.

Un malheur, quand on est riche !

L’abbé, dans la rue.

Un malheur, quand on est riche !Hum !

Camargo.

Un malheur, quand on est riche ! Hum !N’entends-tu pas
Qu’on a toussé ? — Pourtant ce n’était point son pas.

Lætitia.

Madame, c’est sa voix. — Je vais ouvrir la porte.

Camargo.

Versez-moi ce flacon sur l’épaule.

La Camargo reste un moment seule, en silence. Lætitia rentre, accompagnée de l’abbé sous le manteau du Garuci, puis se retire aussitôt. Le coin du manteau accroche en passant la lampe et la renverse.
L’abbé, se jetant à son cou.

Versez-moi ce flacon sur l’épaule.Oh !

La Camargo est assise ; elle se lève et va à son alcôve. L’abbé la suit dans l’obscurité. Elle se retourne et lui tend la main ; il la saisit.
Camargo.

Versez-moi ce flacon sur l’épaule.Oh !Main-forte !
Au secours ! ce n’est pas lui !

Tous deux restent immobiles un instant.
L’abbé.

Au secours ! ce n’est pas lui !Madame, en pensant… —

Camargo.

Au guet ! — Mais quel est donc cet homme ?

L’abbé, lui mettant son mouchoir sur la bouche.

Au guet ! — Mais quel est donc cet homme ?Ah ! tête et sang !

Ma belle dame, un mot. — Je vous tiens, quoi qu’on fasse.
Criez si vous voulez ; mais il faut qu’on en passe
Par mes volontés.

Camargo, étouffant.

Par mes volontés.Heuh !

L’abbé.

Par mes volontés.Heuh !Écoute ! si tu veux
Que nous passions une heure à nous prendre aux cheveux,
À ton gré, je le veux aussi ; mais je te jure
Que tu n’y peux gagner beaucoup, — et sois bien sûre
Que tu n’y perdras rien. — Madame, au nom du ciel,
Vous allez vous blesser. — Si mon regret mortel
De vous offenser, si —

Camargo, arrache la boucle de sa ceinture et l’en frappe au visage.

De vous offenser, si —Tu n’es qu’un misérable
Assassin ! — Au secours !

L’abbé.

Assassin ! — Au secours !Soyez donc raisonnable,
Madame ! calmez-vous. — Voulez-vous que vos gens
Fassent jaser le peuple ou venir les sergents ?
Nous sommes seuls, la nuit, — et vous êtes trompée
Si vous pensez qu’on sort à minuit sans épée.
Lorsque vous m’aurez fait éventrer un valet
Ou deux, m’en croira-t-on moins heureux, s’il vous plaît ?
Et n’en prendra-t-on pas le soupçon légitime,
Qu’étant si criminel, j’ai commis tout le crime ?

Camargo.

Et qui donc es-tu, toi qui me parles ainsi ?

L’abbé.

Ma foi, je n’en sais rien. — J’étais le Garuci
Tout à l’heure, à présent… —

Camargo, le menant à l’endroit de la fenêtre où donne la lune.

Tout à l’heure, à présent… —Viens ici. — Sur ta vie

Et le sang de tes os, réponds. — Que signifie
Ce chiffre ?

L’abbé.

Ce chiffre ?Ah ! pardonnez, madame, je suis fou
D’amour de vous. — Je suis venu sans savoir où.
Ah ! ne me faites pas cette mortelle injure,
Que de me croire un cœur fait à cette imposture.
Je n’étais plus moi-même, et le ciel m’est témoin
Que de vous mériter nul n’a pris plus de soin.

Camargo.

Je te crois volontiers, en effet, la cervelle
Troublée. — Et cette plaque, enfin, d’où te vient-elle ?

L’abbé.

De lui.

Camargo.

De lui.Lui ? — L’as-tu donc égorgé ?

L’abbé.

De lui.Lui ? — L’as-tu donc égorgé ? Moi ? non point.
Je l’ai laissé très-vif, une bouteille au poing.

Camargo.

Quel jeu jouons-nous donc ?

L’abbé.

Quel jeu jouons-nous donc ?Eh ! madame, lui-même
Ne pouvait-il pas seul trouver ce stratagème ?
Et ne voyez-vous point que lui seul m’a donné
Ce dont je devais voir mon amour couronné ?
Et quel autre que lui m’eût dit votre demeure ?
M’eût prêté ses habits ? m’eût si bien marqué l’heure ?

Camargo.

Rafael ! Rafael ! le jour que de mon front
Mes cheveux sur mes pieds un à un tomberont,
Que ma joue et mes mains bleuiront comme celles
D’un noyé, que mes yeux laisseront mes prunelles

Tomber avec mes pleurs, alors tu penseras
Que c’est assez souffert, et tu t’arrêteras !

L’abbé.

Mais —

Camargo.

Mais —Et quel homme encor me met-il à sa place ?
De quelle fange est l’eau qu’il me jette à la face ?
Viens, toi. — Voyons lequel est écrit dans tes yeux,
Du stupide ou du lâche, ou si c’est tous les deux.

L’abbé.

Madame —

Camargo.

Madame —Je t’ai vu quelque part.

L’abbé.

Madame —Je t’ai vu quelque part.Chez le comte
Foscoli.

Camargo.

Foscoli.C’est cela. — Si ce n’était de honte,
Ce serait de pitié qu’à te voir ainsi fait,
Comme un bouffon manqué, le cœur me lèverait !
Voyons, qu’avais-tu bu ? dans cette violence,
Pour combien est l’ivresse, et combien l’impudence ?
Va, je te crois sans peine, et lui seul sûrement
Est le joueur ici qui t’a fait l’instrument.
Mais écoute. — Ceci vous sera profitable. —
Va-t’en le retrouver, s’il est encore à table ;
Dis-lui bien ton succès, et que lorsqu’il voudra
Prêter à ses amis des filles d’Opéra… —

L’abbé.

D’Opéra ! — Hé parbleu ! vous seriez bien surprise
Si vous saviez qu’il soupe avec la Cydalise !

Camargo.

Quoi ! Cydalise !

L’abbé.

Quoi ! Cydalise !Eh oui ! gageons que l’on entend
D’ici les musiciens, s’il fait un peu de vent.

Tous deux prêtent l’oreille à la fenêtre. On entend une symphonie lente dans l’éloignement.
Camargo.

Ciel et terre ! c’est vrai !

L’abbé.

Ciel et terre ! c’est vrai !C’est ainsi qu’il oublie
Auprès d’elle, qui n’est ni jeune ni jolie,
La perle de nos jours ! Ah ! madame, songez
Que vos attraits surtout par là sont outragés.
Songez au temps, à l’heure, à l’insulte, à ma flamme ;
Croyez que vos bontés —

Camargo.

Croyez que vos bontés —Cydalise !

L’abbé.

Croyez que vos bontés —Cydalise ! Eh ! madame,
Ne daignerez-vous pas baisser vos yeux sur moi ?
Si le plus absolu dévouement…

Camargo.

Si le plus absolu dévouement…Lève-toi.
As-tu le poignet ferme ?

L’abbé.

As-tu le poignet ferme ? Hai…

Camargo.

As-tu le poignet ferme ? Hai… Voyons ton épée.

L’abbé.

Madame, en vérité, vous vous êtes coupée !

Camargo.

Eh quoi ! pâle avant l’heure, et déjà faiblissant ?

L’abbé.

Non pas ; mais, têtebleu ! voulez-vous donc du sang ?

Camargo.

Abbé, je veux du sang ! J’en suis plus altérée
Qu’une corneille au vent d’un cadavre attirée.
Il est là-bas, dis-tu ? — cours-y donc, — coupe-lui
La gorge, et tire-le par les pieds jusqu’ici.
Tords-lui le cœur, abbé, de peur qu’il n’en réchappe.
Coupe-le en quatre, et mets les morceaux dans la nappe ;
Tu me l’apporteras, et puisse m’écraser
La foudre, si tu n’as par blessure un baiser !
Tu tressailles, Romain ? C’est une faute étrange,
Si tu te crois ici conduit par ton bon ange !
Le sang te fait-il peur ? Pour t’en faire un manteau
De cardinal, il faut la pointe d’un couteau.
Me jugeais-tu le cœur si large, que j’y porte
Deux amours à la fois, et que pas un n’en sorte ?
C’est une faute encor ; mon cœur n’est pas si grand,
Et le dernier venu ronge l’autre en entrant.

L’abbé.

Mais, madame, vraiment, c’est… Est-ce que ?… Sans doute
C’est un assassinat. — Et la justice ?

Camargo.

C’est un assassinat. — Et la justice ?Écoute.
Je t’en supplie à deux genoux.

L’abbé.

Je t’en supplie à deux genoux.Mais je me bats
Avec lui demain, moi. Cela ne se peut pas ;
Attendez à demain, madame. —

Camargo.

Attendez à demain, madame. —Et s’il te tue ? —
Demain ! Et si j’en meurs ? — Si je suis devenue
Folle ? — Si le soleil, se prenant à pâlir,
De ce sombre horizon ne pouvait pas sortir ?
On a vu quelquefois de telles nuits au monde.

Demain ! le vais-je attendre à compter par seconde
Les heures sur mes doigts, ou sur les battements
De mon cœur, comme un juif qui calcule le temps
D’un prêt ? — Demain ensuite, irai-je pour te plaire
Jouer à croix ou pile, et mettre ma colère
Au bout d’un pistolet qui tremble avec ta main ?
Non pas. — Non ! aujourd’hui est à nous, mais demain
Est à Dieu ! —

L’abbé.

Est à Dieu ! —Songez donc… —

Camargo.

Est à Dieu ! —Songez donc… —Annibal, je t’adore !
Embrasse-moi !

Il se jette à son cou.
L’abbé.

Embrasse-moi !Démons !! —

Camargo.

Embrasse-moi ! Démons !! —Mon cher amour, j’implore
Votre protection. — Voyez qu’il se fait tard. —
Me refuserez-vous ? — Tiens, tiens, prends ce poignard.
Qui te verra passer ? il fait si noir !

L’abbé.

Qui te verra passer ? il fait si noir !Qu’il meure,
Et vous êtes à moi ?

Camargo.

Et vous êtes à moi ?Cette nuit.

L’abbé.

Et vous êtes à moi ? Cette nuit.Dans une heure.
Ah ! je ne puis marcher. — Mes pieds tremblent. — Je sens
Je — je vois —

Camargo.

Je — je vois —Annibal ! je suis prête, et j’attends.



Scène VII


À l’auberge.


RAFAEL est assis avec ROSE et CYDALISE.
Rafael chante.

Trivelin ou Scaramouche,
Remplis ton verre à moitié ;
Si tu le bois tout entier,
Je dirai que tu te mouches
Du pied.


Je ne sais pas au fond de quelle pyramide
De bouteilles de vin, au cœur de quel broc vide
S’est caché le démon qui doit me griser, mais
Je désespère encor de le trouver jamais.

Cydalise.

À toi, mon prince !

Rafael.

À toi, mon prince !À toi, buvons à mort, déesse
Ma foi, vive l’amour ! Au diable ma maîtresse !
La vie est à descendre un rude grand chemin ;
Gai donc, la voyageuse, au coup du pèlerin !

Cydalise.

Chante, je vais danser.

Rafael.

Chante, je vais danser.Bien dit. — Ah ! la jolie
Jambe ! —
Il se couche aux pieds de Rose, et prélude.
Jambe ! —Je suis Hamlet aux genoux d’Ophélie.
Mais, reine, ma folie est plus douce, et mes yeux

Sous vos longs sourcils noirs invoquent d’autres dieux.

Il chante.

Si, dans les antres de Gnide,
Aux bras de Vénus porté,
Le vieux Jupiter, que ride
Sa vieille immortalité,
Dans la céleste furie,
Me laissait finir sa vie,
Qui jamais ne finira :
Dieux immortels, que je meure !
J’aimerais mieux un quart d’heure
Chez la blanche Lydia.


Que j’aime ces beaux seins qui battent la campagne !
Au menuet, danseuse ! — Et vous, du vin d’Espagne !
à Rose.
Et laissez vos regards avec le vin couler.
Dieu merci, ma raison commence à s’en aller !

Cydalise.

Tu me laisses danser toute seule ?

Rafael.

Tu me laisses danser toute seule ?Ma reine,
Cela n’est pas bien dit.

Il se lève.

Cela n’est pas bien dit.Cette table nous gêne.

Il la renverse du pied.
Palforio, entrant.

Seigneur, je ne puis dire autre chose, sinon
Que de vous déranger je demande pardon ;
Mais vous faites un bruit bien fort, et qui fait mettre
Autour de ma maison le monde à la fenêtre.
Veuillez crier moins haut.

Rafael.

Veuillez crier moins haut.Ah ! parbleu ! je crierai,
Maître porte-bedaine, autant que je voudrai.

Holà ! hé ! hohé ! ho !

Palforio.

Holà ! hé ! hohé ! ho !Seigneur, je vous supplie
D’observer qu’il est tard.

Rafael.

D’observer qu’il est tard.Allons, paix, vieille truie !
Je suis abbé, d’abord. — Si vous dites un mot,
Je vous excommunie. — Arrière, toi, pied-bot !

Il danse en chantant.

Monsieur l’abbé, où courez-vous ?
Vous allez vous casser le cou.

Palforio.

Seigneur, si vous criez, j’irai chercher la garde ;
J’en demande pardon à Votre Honneur. —

Rafael.

J’en demande pardon à Votre Honneur. —Prends garde
Que mon pied n’aille voir tes chausses.

Palforio.

Que mon pied n’aille voir tes chausses.Aïe ! à moi !
Je suis mort !

Rafael.

Je suis mort !Ventrebleu ! je suis ici chez toi ;
J’y suis pour mon plaisir, et n’en sortirai mie.

Palforio.

Seigneur, excusez-moi ; c’est mon hôtellerie,
Et vous en sortirez. — À la garde !

Rafael, lui jetant une bouteille à la tête.

Et vous en sortirez. — À la garde !Tiens !

Palforio.

Et vous en sortirez. — À la garde ! Tiens !Ah !

Il tombe.
Cydalise.

Vous l’avez tué !

Rafael.

Vous l’avez tué !Non.

Cydalise.

Vous l’avez tué ! Non.Si fait.

Rafael.

Vous l’avez tué ! Non.Si fait.Non.

Rose.

Vous l’avez tué ! Non.Si fait.Non.Si fait.

Rafael.

Vous l’avez tué ! Non.Si fait.Non.Si fait.Bah !
Il le secoue.
Eh ! Palforio, vieux porc ! Il sait mieux que personne
Où vont, après leur mort, les gredins — Je m’étonne
Que Satan ou Pluton, dès la première fois,
Dans cette nuque chauve aient enfoncé les doigts.
Ma foi, bonsoir ; le drôle a soufflé sa chandelle.
Adieu, ventre sans tête. — Il faut partir, ma belle.
Les sergents nous feraient payer les pots. — Allons.
C’est dur de nous quitter sitôt. — Allons, partons.
Je le croyais plus ferme, et que les vieilles âmes
Se rouillaient à l’étui comme les vieilles lames.

Cydalise.

Paix ! on vient.

Voix.

Paix ! on vient.Au guet !

Rafael.

Paix ! on vient.Au guet !Hein ? Je crois que les bourreaux
Sont gens, Dieu me pardonne, à quérir les prévôts.
Ne les attendons pas, mon ange. — Cette issue
Secrète nous conduit, par la petite rue,
À mon hôtel.

Voix.

À mon hôtel.C’est là.

Cydalise.

À mon hôtel.C’est là.Mon Dieu ! si l’on entrait !

Rafael.

Allons, le mantelet, le loup et le bonnet ;
Par ici, par ici ; bonsoir, mes Cydalises.

Cydalise.

Bonsoir, mon prince.

Un sergent, entrant.

Bonsoir, mon prince.Arrête ! en voilà deux de prises.

Cydalise.

Mon prince, sauvez-vous !

Le sergent.

Mon prince, sauvez-vous !Qu’on le retienne !

Rafael.

Mon prince, sauvez-vous Qu’on le retienne !!Il pleut
Un peu, mais c’est égal. — Ma foi, sauve qui peut !

Il saute par la fenêtre.
Un soldat.

Sergent, nous n’avons rien. — Votre homme est passé maître
Dans le saut périlleux. — Il a pris la fenêtre.

Le sergent.

Oh ! oh ! tenez-le bien ! — Que vois-je ? L’hôtelier
Est mort. Courez tous vite, et sus le meurtrier !



Scène VIII


Une rue au bord de la mer.


RAFAEL descend le long d’un treillis ; ANNIBAL passe dans le fond.
Rafael.

Peste soit des barreaux ! Hé ! rendez-moi ma veste,

Mon camarade ! Où donc vous sauvez-vous si preste ?
Eh bien, et vos amours — que font-ils ?

L’abbé.

Eh bien, et vos amours — que font-ils ?Le voilà !

Rafael.

On me poursuit, mon cher. — Je vous dirai cela !
Mais rendez-moi l’habit.

L’abbé.

Mais rendez-moi l’habit.On crie. — On vous appelle !
Têtebleu ! qu’est-ce donc ?

Rafael.

Têtebleu ! qu’est-ce donc ?Bon ! une bagatelle.
Je crois que j’ai tué quelqu’un là-bas.

L’abbé.

Je crois que j’ai tué quelqu’un là-bas.Vraiment ?

Rafael.

Je vous dirai cela ; mais l’habit seulement.

L’abbé.

L’habit ? non de par Dieu ! je ne veux pas du vôtre.
Les sergents me prendraient pour vous.

Rafael.

Les sergents me prendraient pour vous.Le bon apôtre !

Plusieurs gens traversent le théâtre.

Attendez. — Donnez-moi ce manteau. — Bon. — Je vais
Dire à ces gredins-là deux petits mots.

L’abbé.

Dire à ces gredins-là deux petits mots.Jamais
Je n’oserai tuer cet homme.

Il s’assoit sur une pierre.
Le sergent.

Je n’oserai tuer cet homme.Holà ! je cherche
Le seigneur Rafael.

Rafael.

Le seigneur Rafael.À moins qu’il ne se perche
Sur quelque cheminée en manière d’oiseau,
Qu’il n’entre dans la terre, ou qu’il ne saute à l’eau,
Vous l’aurez à coup sûr. Le connaissez-vous ?

Le sergent.

Vous l’aurez à coup sûr. Le connaissez-vous ?Certe.
J’ai son signalement. — C’est une plume verte
Avec des bas orange.

Rafael.

Avec des bas orange.En vérité ! — Parbleu !
Vous n’aurez point de peine, et vous jouez beau jeu.
Combien vous donne-t-on ?

Le sergent.

Combien vous donne-t-on ?Hai…

Rafael.

Combien vous donne-t-on ? Hai…Trouvez-vous qu’en somme,
Votre prévôt vous ait assez payé votre homme ?
Le bon sire est-il doux ou dur sur les écus ?

Le sergent.

Mais il n’en mourrait pas pour donner un peu plus.
Mais je n’y pense pas. — Le ventre à la besogne,
Et non le dos. — Mieux vaut la hart que la vergogne.
Et puis, l’homme pendu, nous avons le pourpoint.

Rafael.

Sans compter les revers, s’il met l’épée au poing.

Le sergent.

J’ai de bons pistolets.

Rafael.

J’ai de bons pistolets.Voyons. — Et puis ?

Le sergent.

J’ai de bons pistolets.Voyons. — Et puis ?Ma canne
De sergent.

Rafael.

De sergent.Bon. — Et puis ?

Le sergent.

De sergent.Bon. — Et puis ?Ce poignard de Toscane.

Rafael.

Très-excellent. — Et puis ?

Le sergent.

Très-excellent. — Et puis ?J’ai cette épée.

Rafael.

Très-excellent. — Et puis ? J’ai cette épée.Et puis ?

Le sergent.

Et puis ! je n’ai plus rien.

Rafael, le rossant.

Et puis ! je n’ai plus rien.Tiens, voilà pour tes cris,
Et pour tes pistolets.

Le sergent.

Et pour tes pistolets.Aïe ! aïe !

Rafael.

Et pour tes pistolets.Aïe ! aïe !Et pour ta canne,
Et pour ton fin poignard en acier de Toscane.

Le sergent.

Aïe ! aïe ! je suis mort !

Rafael.

Aïe ! aïe ! je suis mort !Le seigneur Garuci
Est sans doute au logis : — On y va par ici.

Il le chasse.

C’est du don Juan, ceci.
Revenant.
C’est du don Juan, ceci.Que dis-tu du bonhomme ?
Sauvons-nous maintenant. — Moi, je retourne à Rome.
L’abbé va à lui, et lui met son poignard dans la gorge.
Êtes-vous fou l’abbé ? — L’abbé !

Il tombe.

Êtes-vous fou l’abbé ? — L’abbé !Je n’y suis pas.
Ah ! malédiction ! Mais tu me le paieras !
Il veut se relever.
Mon coup de grâce, abbé ! Je suffoque ! Ah ! misère !
Mon coup, mon dernier coup, mon cher abbé. La terre
Se roule autour de moi ; — miserere ! — Le ciel
Tourne. Ah ! chien d’abbé, va ! par le Père Éternel !…
Qu’attends-tu donc là, toi, fantôme, qui demeures
Avec ces yeux ouverts ?

L’abbé.

Avec ces yeux ouverts ?Moi ? j’attends que tu meures.

Rafael.

Damnation ! Tu vas me laisser là crever
Comme un païen, gredin, et ne pas m’achever !
Je ne te ferai rien ; viens m’achever. — Un verre
D’eau, pour l’amour de Dieu ! — Tu diras à ma mère
Que je donne mes biens à mon bouffon Pippo.

Il meurt.
L’abbé.

Va, ta mort est ma vie, insensé ! Ton tombeau
Est le lit nuptial où va ma fiancée
S’étendre sous le dais de cette nuit glacée !
Maintenant le hibou tourne autour des falots ;
L’esturgeon monstrueux soulève de son dos
Le manteau bleu des mers, et regarde en silence
Passer l’astre des nuits sur leur miroir immense ;
La sorcière, accroupie et murmurant tout bas
Des paroles de sang, lave pour les sabbats
La jeune fille nue ; Hécate aux trois visages
Froisse sa robe blanche aux joncs des marécages.
Écoutez. — L’heure sonne ! et par elle est compté
Chaque pas que le temps fait vers l’éternité.
Va dormir dans la mer, cendre ! et que ta mémoire

S’enfonce avec ta vie au cœur de cette eau noire !

Il jette le cadavre dans la mer.

Vous, nuages, crevez ! essuyez ce chemin :
Que le pied, sans glisser, puisse y passer demain.



Scène IX


Chez la Camargo.


La Camargo est à son clavecin, en silence ; on entend frapper à petits coups.


Camargo.

Entrez.

L’abbé entre. Il lui présente son poignard. La Camargo le considère quelque temps, puis se lève.

Entrez.A-t-il souffert beaucoup ?

L’abbé.

Entrez.A-t-il souffert beaucoup ?Bon ! c’est l’affaire
D’un moment.

Camargo.

D’un moment.Qu’a-t-il dit ?

L’abbé.

D’un moment.Qu’a-t-il dit ?Il a dit que la terre
Tournait.

Camargo.

Tournait.Quoi ! rien de plus ?

L’abbé.

Tournait.Quoi ! rien de plus ?Ah ! qu’il donnait son bien
À son bouffon Pippo.

Camargo.

À son bouffon Pippo.Quoi ! rien de plus ?

L’abbé.

À son bouffon Pippo.Quoi ! rien de plus ?Non, rien.

Camargo.

Il porte au petit doigt un diamant. De grâce,
Allez me le chercher.

L’abbé.

Allez me le chercher.Je ne le puis.

Camargo.

Allez me le chercher.Je ne le puis.La place
Où vous l’avez laissé n’est pas si loin.

L’abbé.

Où vous l’avez laissé n’est pas si loin.Non, mais
Je ne le puis.

Camargo.

Je ne le puis.Abbé, tout ce que je promets,
Je le tiens.

L’abbé.

Je le tiens.Pas ce soir.

Camargo.

Je le tiens.Pas ce soir.Pourquoi ?

L’abbé.

Je le tiens.Pas ce soir.Pourquoi ?Mais… —

Camargo.

Je le tiens.Pas ce soir.Pourquoi ? Mais… —Misérable !
Tu ne l’as pas tué.

L’abbé.

Tu ne l’as pas tué.Moi ! que le ciel m’accable
Si je ne l’ai pas fait, madame, en vérité !

Camargo.

En ce cas, pourquoi non ?

L’abbé.

En ce cas, pourquoi non ?Ma foi, je l’ai jeté
Dans la mer.

Camargo.

Dans la mer.Quoi ! ce soir, dans la mer ?

L’abbé.

Dans la mer.Quoi ! ce soir, dans la mer ?Oui, madame.

Camargo.

Alors, c’est un malheur pour vous ; — car, sur mon âme,
Je voulais cet anneau.

L’abbé.

Je voulais cet anneau.Si vous me l’aviez dit,
Au moins…

Camargo.

Au moins…Et sur quoi donc t’en croirai-je, maudit ?
Sur quel honneur vas-tu me jurer ? Sur laquelle
De tes deux mains de sang ? Où la marque en est-elle ?
La chose n’est pas sûre, et tu te peux vanter. —
Il fallait lui couper la main, et l’apporter.

L’abbé.

Madame, il faisait nuit… la mer était prochaine…
Je l’ai jeté dedans.

Camargo.

Je l’ai jeté dedans.Je n’en suis pas certaine.

L’abbé.

Mais, madame, ce fer est chaud, et saigne encor.

Camargo.

Ni le sang ni le feu ne sont rares.

L’abbé.

Ni le sang ni le feu ne sont rares.Son corps
N’est pas si loin, madame ; il se peut qu’on se charge…

Camargo.

La nuit est trop épaisse, et l’Océan trop large.

L’abbé.

Mais je suis pâle, moi, tenez.

Camargo.

Mais je suis pâle, moi, tenez.Mon cher abbé,
L’étais-je pas ce soir, quand j’ai joué Thisbé
Dans l’opéra ?

L’abbé.

Dans l’opéra ?Madame, au nom du ciel !

Camargo.

Dans l’opéra ? Madame, au nom du ciel !Peut-être
Qu’en y regardant bien vous l’aurez. — Ma fenêtre
Donne sur la mer.

Elle sort.
L’abbé.

Donne sur la mer.Mais — elle est partie, ô Dieu !
J’ai tué mon ami, j’ai mérité le feu,
J’ai taché mon pourpoint, et l’on me congédie.
C’est la moralité de cette comédie.