Première Introduction à la philosophie économique/2

Première Introduction à la philosophie économique
ou analyse des États policés (1767)
Texte établi par Auguste DuboisPaul Geuthner (p. 13-15).

CHAPITRE II.

Analyse générale des trois Classes d’Hommes qui composent les États policés.

Article premier.
Analyse morale.


Il y a deux manieres d’envisager la masse totale des biens, ou la somme générale des jouissances utiles et agréables, qui font la conservation et le bien être de l’espece humaine sur la terre.

Les uns ne considerent cette masse que dans son état actuel ; ils la regardent comme si elle étoit nécessairement bornée à cet état : en conséquence ils tâchent de s’en assurer une portion, la meilleure qu’il leur soit possible, et de l’appliquer à leur bien-être particulier, sans penser aucunement à l’augmentation de la somme totale de ces biens : augmentation [33] dont ils ne paroissent pas même soupçonner la possibilité.

Les autres, au contraire, prennent pour principe « que la fécondité de la nature et l’industrie des hommes n’ont point de limites qu’on puisse connoître et assigner ; que la réproduction annuelle des subsistances et des matieres premieres peut s’accroître sans cesse ; que les richesses de consommation et de durée peuvent se multiplier d’années en années ; qu’ainsi le nombre des hommes et leur bien être peuvent augmenter de plus en plus. » En conséquence ils désirent cet accroissement continuel et progressif : ils se font un devoir d’y contribuer autant qu’il est en leur puissance. Les hommes qui pensent ainsi dans la spéculation, et qui se conduisent en conséquence dans la pratique, sont les vrais amis de l’humanité.

Mais il faut mettre une distinction [34] entre ceux qui ne s’occupent à opérer leur bien-être personnel qu’en s’attribuant à eux-mêmes une portion des biens actuellement existants, sans penser et sans concourrir à l’accroissement continuel et progressif de la masse totale.

Les uns usurpent ou par la force ou par la fraude, les fruits du travail d’autrui ; ils enlevent à d’autres hommes des jouissances que ce travail leur auroit procurées : ou, ce qui revient au même, ils les empêchent de se procurer ces jouissances. Ceux-là sont criminels.

Or, il y a, comme on sait, des dégrés dans le crime ou dans l’usurpation des jouissances.

Il est impossible d’usurper des biens, sans causer une diminution dans la masse totale. C’est-à-dire, que toute usurpation rend nécessairement et infailliblement cette masse moindre qu’elle n’auroit été sans l’usurpation. Car l’usurpateur emploie toujours une force, une [35] industrie, une avance plus ou moins grandes, à dépouiller autrui. S’il les employoit à quelques travaux d’un des trois arts qui constituent les etats policés, les fruits de cet emploi ou de ce travail existeroient de plus.

La grandeur du crime est donc proportionnelle au délit ou à la destruction. C’est à-dire, au préjudice que l’usurpation cause à la masse générale des biens, ou à la somme totale des jouissances utiles ou agréables.

Presque toute usurpation de jouissances détruit beaucoup plus de biens qu’elle n’en attribue à l’usurpateur. Il en est de telle sorte, que l’usurpateur détruit mille et mille fois plus qu’il ne jouit. Que ceux-là sont détestables, quand ils savent le mal qu’ils opérent ! Qu’ils sont malheureux, quand ils ne le savent pas ! détruire, usurper, empêcher les jouissances : voilà donc le délit.

Le contraire du crime qui détruit, [36] c’est la bienfaisance qui augmente la masse générale des biens ou la somme totale des jouissances par une espece de création. C’est-à-dire, par l’accroissement continuel et progressif des travaux qui appartiennent aux trois arts caractéristiques des sociétés policées, à l’art social, à l’art productif, à l’art stérile.

La bienfaisance (j’entends la bienfaisance générale, en grand, qui a pour objet l’espece humaine toute entiere, non la bienfaisance particuliere en petit, qui a pour objet de compassion ou de générosité tel ou tel individu) la bienfaisance est donc proportionnelle à l’accroissement que reçoit la somme totale des jouissances utiles ou agréables, qui font le bien-être et la perpétuité de notre espece.

Entre la bienfaisance créatrice et l’usurpation destructive, il y a la justice, qui consiste à mériter sa portion dans la masse générale existante, sans concou[37]rir à son accroissement, mais aussi sans nuire, sans empêcher et sans usurper.

L’effet de la justice est de maintenir la somme totale des biens. C’est le premier besoin de l’espece humaine en général et le premier devoir de chaque homme en particulier. Car il faut que quelque créature humaine souffre ou meure quand on retranche quelqu’un des objets de jouissances.

Donc à considérer les hommes suivant le mérite ou la moralité de leurs actions ; il y en a qui concourent simplement à l’entretien de la masse des biens actuellement existants : il y en a qui concourent à l’accroissement continuel et progressif de cette masse ; il y en a malheureusement qui concourent à sa diminution, qui détruisent, qui usurpent, qui empêchent.

Les premiers sont justes, les seconds sont bienfaisants, les autres sont crimi[38]nels. C’est-là ce que tout homme doit trouver écrit dans son ame.


Article. II.
Analyse politique.


Après s’être ainsi rappellé l’idée claire et précise du mérite morale des hommes et de leurs actions en général ; quand on veut l’appliquer en détail, il faut partager en trois classes tous les hommes qui composent le peuple le plus innombrable d’un etat policé.

Ces trois classes sont relatives aux trois sortes d’arts qui caractérisent les sociétés policées.

Ainsi les hommes occupés aux travaux de l’art social forment la premiere classe. Les hommes occupés aux travaux de l’art productif forment la seconde. Les hommes occupés aux travaux de l’art stérile forment la troisieme. Je range les trois classes suivant [39] l’ordre de leur causalité ; c’est-à-dire, suivant l’ordre de l’influence ou de l’efficacité des travaux de l’une sur les travaux de l’autre, et sur les fruits de ces travaux.

Je commence par analyser simplement ces trois classes, pour expliquer ensuite le plus clairement que je pourrai, comment dans chaque division des trois classes, les hommes peuvent, ou être justes, ou exercer la bienfaisance, ou se rendre coupables de délit.