Préparation au service réduit

Préparation au service réduit
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 568-597).
PRÉPARATION
AU
SERVICE RÉDUIT

La question des effectifs a fourni l’argument principal dans les éloquentes et savantes joutes oratoires auxquelles a donné lieu la discussion du projet de loi qui réduit de trois à deux ans la durée du service militaire sous les drapeaux. Elle domine le débat, elle décide des innovations, elle est la cause des différences profondes entre les dispositions nouvelles et leurs devancières ; notamment l’égalisation des charges. La fixité de leur chiffre est comme le pivot autour duquel se déroulent et s’entre-choquent les combinaisons dans le champ clos des recherches et des luttes.

Ce n’est pas sans raison. La fixation des effectifs résulte, en effet, des obligations du temps de paix et de la mobilisation, des nécessités de l’instruction et même de conventions internationales : elle dépend avant tout des fluctuations de la population. Le contingent augmente, dans les pays où celle-ci s’accroît et dont le réservoir d’hommes devient de plus en plus vaste. Il est, au contraire, soumis à une diminution progressive, chez les nations, qui, malheureusement comme la France, voient d’année en année la natalité décroître d’une manière inquiétante. Après avoir fait appel à toutes les ressources du recrutement la mesure la plus propre à obvier à cette diminution fatale et redoutable a paru consister à combler les lacunes successives au moyen de rengagemens.

Les effectifs ainsi obtenus, à frais de plus en plus onéreux et qui présentent, entre autres, l’inconvénient de diminuer d’autant les forces de nos réserves, donneront-ils le résultat cherché ? soit, à défaut du plus grand nombre, des troupes de première ligne de qualité supérieure, assurant l’avantage, ou tout au moins rétablissant l’équilibre, dans les chocs du début, dont l’influence est si considérable sur l’issue de la lutte ?

Quoi qu’il en soit, l’adaptation des anciens soldats, comme auxiliaires des cadres semble le moyen le plus simple, le plus efficace, et l’on est, par suite, conduit à examiner dans quelle mesure leur perfectionnement progressif, d’année en année, répond au but recherché, et si des différences essentielles, dans nos mœurs, nos institutions, nos tendances et par-dessus tout dans les procédés actuels de la guerre et les modifications apportées à la tactique par les effets d’engins de toute nature, sans cesse renouvelés, n’amènent pas la conception et la nécessité d’un soldat plus approprié aux exigences nouvelles, et dont la formation tienne compte, dans une plus large mesure, de tous ces élémens.

Il y a entre les différentes parties de l’organisme militaire, un lien si étroit, que chacune d’elles est solidaire des autres. C’est ainsi que la valeur du soldat dépend essentiellement de celle des cadres chargés de le former, pendant la paix, et de le mener au combat. Tous les hommes de guerre ont professé cette opinion. Le raisonnement, l’expérience et les enseignemens de l’histoire s’accordent à en démontrer la vérité.

Les élémens dont la réunion et le développement la déterminent peuvent se résumer à trois principaux : l’éducation physique, l’éducation morale, l’exercice du jugement.

L’éducation physique date de l’apparition de l’homme sur la terre. La lutte pour la vie, avec un outillage longtemps rudimentaire, lui a imposé, dès l’origine, la recherche du développement de sa force musculaire et de son agilité. Le combat antique en impliquait la prédominance presque exclusive dans la formation du guerrier, qui était préparé dès le plus jeune âge. Les exercices du corps et le maniement des armes étaient familiers, à toutes, les catégories de citoyens de la Grèce et de la Rome républicaine, appelés au service militaire et, à peine adolescens, les rendaient aptes à combattre.

Chez les peuples de la Gaule et de la Germanie, l’apprentissage de la chasse et de la guerre commençait aussitôt que l’enfant savait marcher et produisait cette vigueur et cette audace, qui ont tant de fois étonné et terrifié le monde antique. Si la Rome impériale s’est vue peu à peu refoulée et réduite à l’impuissance par le flot des barbares, on doit l’attribuer, sans doute, au relâchement de ses mœurs et des institutions qui avaient fait sa force, mais plus qu’à toute autre cause, à l’abandon du dressage de sa jeunesse à la guerre, conséquence de la suppression du service obligatoire, aboli par Auguste pour assurer l’absolutisme du pouvoir. Les légions composées, dès lors, peu à peu, presque exclusivement de mercenaires perdirent la force physique et la force morale qui les avaient rendues maîtresses du monde.

Au moyen âge, la race conquérante s’exerce seule à la chasse et à la guerre. Elle en conserve, avec un soin jaloux, le privilège exclusif. La masse conquise, servile dans les campagnes, adonnée aux sciences, aux arts, aux métiers et au commerce dans les villes, ne sert partiellement que comme appoint et ne reçoit aucune éducation physique préalable. L’agrandissement progressif du pouvoir central aux dépens de la féodalité, l’augmentation de la population et de la durée de l’état de guerre, conduisent à la création d’unités permanentes et font apparaître le soldat de profession, dont l’éducation exige un temps d’autant plus considérable que rien ne l’a préparé au métier des armes. De là, pour en obtenir le rendement maximum, le service à long terme, qui, sous des transformations successives, s’est maintenu à travers les siècles, jusqu’à une époque très récente.

L’obligation du service, pour tous, imposé par les revers de l’année terrible, mais de plus en plus réduit, fait comprendre la nécessité de procédés de nature à compenser la diminution du temps passé sous les drapeaux par une préparation efficace.

L’éducation physique s’est de plus en plus développée dans ces dernières années. La gymnastique, la marche et le tir encouragés par les pouvoirs publics dans les établissemens d’instruction et par le concours de nombreuses sociétés particulières, sont devenus familiers à une partie de la jeunesse des centres populeux. Mais ces moyens sont encore insuffisans. L’obligation de l’instruction de la gymnastique, dans les écoles, inscrite dans la loi, est restée inobservée dans la plupart des communes rurales. D’ailleurs, les enfans quittant l’école vers douze ou treize ans, les résultats de cet enseignement ne seraient que peu appréciables, si des dispositions légales, à intervenir, ne prescrivaient de l’entretenir de la sortie de l’école à l’entrée du service militaire. Si l’on doit s’efforcer de développer la pratique des exercices physiques et à l’étendre aux petites localités et aux campagnes qui fournissant la masse des contingens, il est d’autant plus urgent encore d’inculquer le sentiment des devoirs envers la patrie : le dévouement, l’abnégation, l’esprit de sacrifice et de discipline, la fidélité au drapeau, que ces vertus sur lesquelles s’étale la force des armées et des nations sont violemment battues en brèche par des théories malsaines, dont les propagateurs et les partisans, égarés par des illusions décevantes ou séduits par l’apparence trompeuse d’avantages matériels quand ils n’obéissent pas à des suggestions moins avouables, les proclament avec plus d’ardeur.

La prolongation de la paix armée, en faisant paraître de plus en plus lourd le fardeau des charges militaires aux générations qui n’ont pas assisté directement à nos désastres, dont les témoins disparaissent peu à peu, produit un état de malaise dont les manifestations amènent, plus que toute autre cause, la diminution progressive de la durée du service et exercent une répercussion des plus fâcheuses sur l’état des esprits, en prédisposant aux utopies les plus dangereuses, destructrices de toute organisation rationnelle. Cependant les forces qui enserrent nos frontières s’accroissent, sans cesse, tandis que les populations voisines accusent, sur la nôtre, à peine stationnaire, une supériorité numérique de plus en plus inquiétante, d’un recensement à l’autre. Il peut se faire, si rien ne vient entraver ou compenser cette marche, en sens inverse, que la disproportion devienne telle que la lutte ne soit plus possible qu’avec l’aide d’alliances dont il faut rechercher les avantages incontestables, mais sur lesquelles il serait téméraire de trop compter. D’ailleurs, une des conditions essentielles de leur solidité est un état militaire puissant ; de sorte que, isolés ou coalisés, il n’est pas moins nécessaire pour nous d’affronter les éventualités d’un avenir incertain, avec une organisation qui nous permette, au moment du besoin, d’utiliser nos forces, dans les conditions les plus favorables. Les élémens qui les composent comprennent des moyens matériels et la mise en œuvre de ces moyens. La multiplicité des échanges et des informations qui s’étendent, sans cesse, entre les pays civilisés, tend à égaliser la valeur intrinsèque de leur outillage de guerre. Les différences existant entre eux consistent surtout dans des quantités et des conditions économiques relatives. Une invention nouvelle ou un armement perfectionné, ne constituant en faveur de l’un d’eux qu’un avantage momentané, ne peut prendre une place prépondérante dans le calcul des prévisions. C’est un à tout dans le jeu de l’un des partis, qui peut être-contre-balancé et au delà, chez l’adversaire, par une mise en œuvre supérieure, une direction plus habile et un emploi mieux conçu de ses ressources.

Acquérir cette supériorité est le but à atteindre pour rester maître de ses destinées. Les leçons du passé éclairent la voie à suivre pour l’obtenir : aussi est-il rationnel de s’y reporter pour y trouver les moyens propres à sauvegarder l’avenir, en les adaptant à notre état social, à nos idées et à nos tendances, comme aux exigences nouvelles des luttes futures. Pour en faciliter la recherche, il n’est pas inutile de procéder par élimination et de faire table rase de croyances et d’impressions, qui, par leur persistance, ne laissent pas d’exercer une influence assez puissante pour modifier et fausser nos institutions et nos idées, et, comme l’ivraie incomplètement arrachée, menacent d’étouffer peu à peu la semence féconde.

La légende de 1792 est une des plus fortement enracinées et persiste encore, malgré ce que plusieurs historiens ont écrit pour en démontrer la fausseté.

Trois fois, en moins d’un siècle, la France a durement expérimenté le peu de valeur des formations improvisées qu’elle préconise, et il n’est pas superflu de rappeler quelques pièces du procès, pour convaincre tous les esprits du peu de consistance que présentent des agglomérations d’hommes, sans organisation solide et sans instruction militaire préalable et pour formuler la loi fondamentale qu’elles ont méconnue ou plutôt qui leur a manqué, non par la faute des hommes auxquels n’ont fait défaut ni l’activité ni l’énergie, ni le patriotisme ni même le génie. Les événemens les poussaient et, s’ils disposaient de ressources considérables, deux élémens, que rien ne remplace, leur échappaient, le temps et les institutions.

De 1791 à 1794, notre pays se trouve en présence de l’Europe coalisée, avec une armée presque désorganisée et, à coup sûr, trop faible pour faire face à l’ennemi sur toutes les frontières. Plus qu’à aucune autre époque, un facteur moral puissant, l’enthousiasme, anime la nation. Les volontaires affluent. Mais quel est le résultat de cet effort produit par un ardent patriotisme ?

Les documens sont nombreux et unanimes qui nous en montrent l’impuissance. Camille Rousset en a trouvé un grand nombre dans les archives du Ministère de la guerre[1], qui tous font puissamment ressortir l’indiscipline, le manque de cohésion, l’ignorance professionnelle et la désertion en masse paralysant les meilleures volontés et rendent évident le vice de ces formations improvisées.

Si alors la France échappe à un désastre, elle le doit surtout aux lenteurs des coalisés, au peu de forces mises sur pied par eux, à leur manque d’entente, au décousu de leurs opérations, aux procédés imparfaits de la guerre de ce temps et, dans une plus large mesure encore, au prestige de son unité, de la suprématie du chiffre de sa population, de ses ressources et de son glorieux passé. Elle dispose ainsi des ressources nécessaires pour traverser la période difficile et former les admirables soldats qui portent si haut la gloire de notre pays.

Le général baron Thiébault, connu par ses Mémoires particulièrement remarquables, volontaire de 1792, écrivait, en 1837, au sujet de la campagne du Nord en 1793, à laquelle il avait participé, comme capitaine du 24e bataillon d’infanterie légère : « Combien de fois, de vive voix, comme par écrit n’a-t-on pas répété : « Sans généraux, sans officiers, sans soldats, nous avons battu toutes les armées du monde. » Rien n’est plus ridicule et plus faux. Sans les lenteurs systématiques des Autrichiens surtout, nous étions perdus cent fois pour une. Eux seuls nous ont sauvés en nous donnant le temps de faire des soldats, des officiers et des généraux. »

En 1813, la plus belle et la plus nombreuse armée qui eût paru jusqu’alors était restée presque tout entière sous les glaces de la Russie. Après des efforts inouïs pour en constituer une nouvelle en hommes et en cadres, tout en appliquant pendant plusieurs mois à cette tâche les ressources du plus puissant génie militaire secondé par des administrateurs et des hommes de guerre éminens, la réorganisation se trouvait si incomplète qu’au mois d’avril, quinze jours avant Lützen, les commandans de corps d’armée étaient unanimes à signaler les difficultés que devait leur créer l’entrée en campagne prochaine et à manifester la crainte de mener au feu leurs troupes.

Les hommes ne sont pas instruits et les cadres manquent, telle est l’analyse de tous les rapports des généraux et le résumé de leur correspondance. Aussi expriment-ils les appréhensions les plus sérieuses, tant avant que pendant l’armistice.

Les Mémoires sur cette époque reflètent les mêmes impressions. Le général Marbot notamment, alors colonel d’un régiment de cavalerie légère, plus complet et mieux tenu que la plupart des autres, exprime le sentiment, partagé, dit-il, par tous ses camarades, qu’il eût fallu plusieurs années de paix pour reconstituer les corps et leur rendre la solidité nécessaire.

Aussi bien, avant le grand désastre de cette campagne (la bataille de Leipzig), la désorganisation s’était-elle mise dans l’armée et l’Empereur se voyait-il forcé de mander à Kellermann, établi à Mayence, d’arrêter, dans cette ville, les fuyards et les traînards qui quittaient l’armée en foule et de les réexpédier sur Leipzig après les avoir équipés et armés de nouveau.

En 1870, ce n’étaient plus quelques dizaines de mille hommes éparpillés sur nos frontières qui nous menaçaient, comme en 1792, ou une coalition maintenue dans l’origine, à plusieurs centaines de lieues de notre pays, comme en 1813 ; l’armée régulière avait disparu et un million d’hommes, les mieux organisés pour la guerre dont l’âge moderne ait eu le spectacle, foulaient, en vainqueurs, notre sol.

Ce sera, sans doute, le-plus grand titre de gloire de cette génération, que l’effort gigantesque tenté par elle pour la résistance, que son affirmation virile d’un patriotisme que les revers n’ont pu abattre. Mais les formations improvisées sous l’impulsion d’une direction habile et d’une rare énergie et dont le nombre et la valeur relative étaient, pour les Allemands, un continuel sujet d’étonnement et d’inquiétude, portaient, en elles, comme leurs devancières de 1792 et de 1813, un vice originel, auquel le temps seul eût pu remédier : le manque de préparation.

En remontant le cours des siècles, nous voyons un des plus illustres, sinon le plus grand capitaine de l’antiquité, infliger à ses ennemis les plus cruels désastres dont l’histoire fasse mention. Annibal, après avoir anéanti l’armée romaine à Cannes, semble avoir mis son adversaire à sa merci et pouvoir, de la pointe de son épée, rayer le nom d’un peuple de la carte du monde.

Quel est le secret de la résistance bientôt victorieuse de Rome, en face de ce génie supérieur et de sa tactique perfectionnée, la raison de son héroïsme, après ses immenses revers ?

C’est l’éducation militaire de tous ses enfans.

L’instruction militaire obligatoire pour tous lui permet de lever sans cesse de nouvelles armées et lui donne des soldats et des cadres tout formés tant qu’i) reste des Romains.

Comment, en effet, s’opéraient les levées, à cette époque de Rome ? L’historien d’Annibal, Polybe, nous le dira lui-même[2].

« Tous les citoyens sont obligés, jusqu’à quarante-six ans, de porter les armes ; soit dix ans dans la cavalerie, soit seize ans dans l’infanterie. On n’excepte que ceux dont le bien ne dépasse pas 400 drachmes, ceux-là sont réservés pour la marine. Quand la nécessité l’exige, les citoyens qui servent dans l’infanterie sont retenus sous les drapeaux pendant vingt ans. Personne ne peut être élevé à une magistrature qu’il n’ait été dix ans au service.

« Quand on doit faire une levée ordinairement de quatre légions, tous les Romains en âge de porter les armes sont convoqués au Capitole... Là les tribuns militaires tirent les tribus au sort et choisissent dans la première, que le sort désigne, quatre hommes égaux, autant qu’il est possible en âge et en force. Les tribuns de la première légion font leur choix les premiers, ceux de la seconde ensuite et ainsi des autres. Après ces quatre citoyens, il s’en approche quatre autres et c’est alors les tribuns de la deuxième légion qui font leur choix les premiers, ceux de la troisième après et ainsi de suite. Le même ordre s’observe jusqu’à la fin, d’où il résulte que chaque légion est composée d’hommes de même âge et de même force.

« Les tribuns, après le serment, indiquent aux légions le jour où elles doivent se trouver sous les armes puis les congédient. Quand elles sont rassemblées, au jour marqué, des plus jeunes et des moins riches on fait les vélites, ceux qui les suivent en âge forment les hastaires, les plus habiles et les plus vigoureux composent les primaires. »

Ainsi l’on pouvait prendre indistinctement, en tout temps, les hommes valides de dix-sept à quarante-six ans, de seize à soixante, dans les grands périls. Ils savaient tous manier l’arme que la patrie leur confiait pour sa grandeur ou pour son salut, et acclamer des chefs que les exercices pratiques en commun, à défaut de ceux que la guerre avait formés ou imposés, désignaient à leur choix.

A l’exemple de Rome, la République de 1792 et celle de 1870 faisaient choisir leurs cadres par les nouvelles levées. Mais l’obligation d’une instruction militaire préalable, en réunissant, dès leur enfance, pour partager les travaux du Champ de Mars, les membres de chaque tribu, dictait naturellement des choix heureux, pour lesquels nos volontaires et nos mobiles n’avaient, au contraire, aucune base solide d’appréciation.

S’imagine-t-on combien eût changé le cours des événemens, à ces grandes époques de notre histoire, et comme nos destinées eussent été différentes, si les Français avaient reçu, comme les Romains, comme les Grecs, comme tous les peuples de l’antiquité soucieux de leur nationalité, la préparation militaire ? Il est permis d’affirmer que la première République aurait imposé une paix rapide ; que l’on n’eût pas vu les alliés traverser le Rhin en 1814, et que la troisième invasion nous eût été épargnée en 1870.

A la suite de la terrible épreuve de 1807 et des résultats constatés de 1813 à 1815, la Prusse empruntait aux Romains une partie de leurs institutions militaires :

1° La faculté d’appeler sous les drapeaux les hommes de dix-sept à cinquante ans ;

2° Le service obligatoire et personnel.

Les succès éclatans de l’organisation qui en a été la conséquence, en 1866 et en 1870, l’ont fait adopter par toutes les grandes puissances du continent européen.

L’état militaire se trouve, de ce fait, si profondément modifié qu’en lui appliquant les procédés antérieurs, on se voit aux prises avec les plus grandes difficultés.

L’ancienne armée, en effet, en raison de son recrutement restreint, tendait à retenir le soldat longtemps sous les drapeaux pour conserver l’effectif déterminé. Elle disposait ainsi d’un temps considérable pour la formation des hommes et des cadres.

Le service obligatoire, au contraire, réclame impérieusement la diminution de la durée du service, par suite des causes connues, égalité dans les charges, limites imposées au budget, exigences sociales et économiques, etc., etc. Cependant les armées nouvelles, composées d’hommes moins longtemps exercés et rappelés, après plusieurs années, demandent, tout au moins, des cadres aussi solides qu’autrefois, tandis que la tactique moderne exige un dressage plus perfectionné. Il y a donc contradiction entre les deux termes de la question. C’est un problème nouveau qui se pose, et dans des conditions si compliquées qu’il n’a pu être résolu, d’une manière complètement satisfaisante, dans aucun pays. Les procédés employés doivent concilier les intérêts en opposition : service long pour les cadres, service court pour les soldats, obligations auxquelles la loi réduisant à deux ans le service sous les drapeaux ajoute un certain nombre de soldats à service prolongé (rengagés).

Les résultats désirables sont-ils obtenus par ces procédés ?

En Allemagne, où le service obligatoire a été mis en œuvre par des hommes remarquables, et fonctionne depuis près d’un siècle appuyé sur un système d’institutions sans rivales, et sous un gouvernement qui, par tradition, a pour principal souci les choses de la guerre, avec des mœurs qui font de l’armée le chemin presque exclusif des situations enviées à tous les degrés de l’échelle sociale et dans un pays relativement pauvre, qui en facilite, par là, l’application, on s’attend à trouver un tout homogène ne présentant aucune partie faible.

En fait, si l’on y rencontre une organisation supérieure à celles qui l’ont imitée, l’on y remarque aussi des défauts que l’avenir ne peut qu’accentuer de plus en plus, tant que lui manquera la base rationnelle et nécessaire de l’organisation complète du service obligatoire, celle que cette étude tend à dégager, c’est-à-dire une préparation efficace, obligatoire comme ce service lui-même.

Ainsi, le premier des principes empruntés à Rome, la faculté d’appeler sous les drapeaux les hommes de dix-sept à quarante-deux ans, ne pourrait être appliqué que d’une façon incomplète puisqu’il faudrait défalquer les jeunes gens de dix-sept à vingt ans et les hommes plus âgés, très nombreux, qui n’ont reçu qu’une instruction militaire très sommaire ou qui s’en trouvent totalement dépourvus. Le total de ces deux catégories peut être évalué à plus deux millions de manquans de la première heure, qui ne pourraient être sérieusement utilisés que si la guerre se prolongeait pendant plusieurs mois. Les mesures prises pour l’organisation du Landsturm démontrent la difficulté de trouver les cadres nécessaires à cette formation.

Même dans l’armée active, le recrutement des sous-officiers, ce rouage si important de l’armée, ne donne pas tous les résultats désirables, et s’il est suffisant, comme nombre, la qualité ne répond certainement pas aux exigences de la guerre actuelle.

La presse militaire allemande s’est occupée de ce sujet, dès le lendemain de la guerre de 1870-1871. Un article déjà ancien est, à cet égard, particulièrement instructif, en ce qu’il fait connaître, en les analysant, les différentes sources où s’alimente le corps des sous-officiers au delà des Vosges. Il est tiré d’une des publications périodiques allemandes les plus autorisées[3], et les modifications survenues, depuis lors, n’ont pas influé d’une manière essentielle sur la situation signalée ; aussi est-il intéressant de le reproduire et d’en tirer les conclusions qu’il comporte.

« Les sous-officiers de l’effectif de paix se recrutent principalement au moyen des rengagés, en cas de besoin, au moyen d’hommes qui n’ont pas encore terminé leurs trois ans de présence sous les drapeaux. En outre, un grand nombre d’entre eux sort des écoles de sous-officiers, dans lesquelles on peut s’engager volontairement après dix-sept ans accomplis.

« Les élèves de ces écoles sont tenus de servir deux ans, dans l’armée active, pour chaque année de présence à l’École, et en outre des trois années de leur service légal, c’est-à-dire qu’ils restent six ans sous les drapeaux après leur sortie des écoles.

« Les années d’école comptent comme service actif. Dans ces dernières années, le recrutement des sous-officiers a été insuffisant dans l’armée allemande, comme du reste dans les autres armées.

« La cause doit en être attribuée en partie aux pertes considérables subies pendant et après la guerre, mais surtout aux changemens qui ont affecté les conditions ordinaires de la vie sociale. Le commerce et l’industrie ont pris un essor inaccoutumé, l’augmentation des salaires combat le penchant qui portait les jeunes gens vers le métier des armes, penchant qui se développe pourtant d’habitude dans une population vigoureuse, à la suite de succès militaires. L’augmentation de solde comme les autres améliorations apportées à la position des sous-officiers ont eu pour résultat d’enrayer le mouvement, là s’est bornée leur influence.

« On peut espérer, il est vrai, que l’application progressive de ces améliorations amènera peu à peu un plus grand nombre de sujets à se destiner au métier de sous-officier, tandis que la diminution des salaires agira dans le même sens. Nous sommes persuadés qu’il faudra d’autres moyens encore pour donner au corps des sous-officiers non seulement le nombre de sujets nécessaires, mais encore des sujets qui soient à hauteur des exigences actuelles. En réalité, c’est encore la qualité plus que le nombre qui fait défaut dans notre corps de sous-officiers.

« La tactique moderne exige que le soldat ait une bonne instruction individuelle. Or, dans une armée qui incorpore des jeunes gens appartenant à toutes les classes d’une nation où l’instruction est très répandue et qui est obligée de les exercer rapidement en raison du temps du service légal relativement court, on ne saurait atteindre les résultats désirables si les sous-officiers sortent pour la plus grande partie de la classe ouvrière. Il faudra faire plus encore pour attirer, dans les rangs des sous-officiers, les meilleurs élémens de la bourgeoisie et de la population des campagnes. On y arrivera, selon nous, non pas en augmentant la solde, qui est suffisante et en rapport avec les habitudes que doit avoir un sous-officier, mais bien en assurant son avenir. »

Ces vues sur une situation qui ne s’est que peu modifiée, dans ses grandes lignes, sont très instructives. Elles montrent qu’en appliquant la méthode adoptée en Allemagne et copiée, avec des tempéramens plus ou moins heureux, par tous les autres pays, le recrutement des cadres est lié aux fluctuations des conditions économiques ; que l’on arrive ainsi à souhaiter, pour le faciliter, la diminution des salaires. Souhait inhumain d’une part et mal avisé de l’autre, même au point de vue militaire, puisqu’en général, il correspond à une diminution de la richesse publique et par suite des ressources que le pays peut mettre en œuvre pour sa défense.

Quoi qu’il en soit, si des crises passagères peuvent faire de ce vœu une réalité momentanée, la marche constante du progrès économique et l’augmentation incessante du bien-être matériel le rendent le plus souvent chimérique.

Ainsi, malgré des conditions exceptionnellement favorables, qui ne se rencontrent nulle part au même degré, l’Allemagne prévoit que les sous-officiers pourraient lui manquer, comme nombre, alors que déjà les qualités désirables leur font défaut.

Ses nombreuses écoles de sous-officiers constituent certainement, dans l’état actuel des méthodes employées dans tous les pays, un avantage des plus appréciables sur ceux qui en sont dépourvus ; mais l’insuffisance des sujets qu’elles forment au point de vue de la qualité, d’après le document cité, révèle une lacune, qui se trouve d’ailleurs dans toutes les armées. Elle tient à des causes autres que celles qui lui sont attribuées par l’auteur allemand.

Nous chercherons au cours de cette étude à faire connaître ces causes, en indiquant les moyens propres à la faire disparaître dans notre pays et à nous assurer, par leur emploi, une supériorité indéniable.

La force de l’armée allemande réside plus particulièrement dans son corps d’officiers. Les mœurs, des traditions anciennes entretenues avec soin, poussent l’élite de la nation à briguer l’honneur d’en faire partie et ont permis de réaliser la parité d’origine fondée sur une instruction générale étendue et une éducation solide. Le grand nombre de candidats et la sélection qui en résulte ont développé, à un haut degré, l’émulation et le travail et donnent aux cadres des officiers allemands une composition remarquable et une valeur des plus sérieuses. Néanmoins les critiques formulées au sujet des sous-officiers ne passent pas au-dessus de leurs têtes. Ils en sont les éducateurs, et si, malgré leur zèle, leurs soins et le nombre des sujets, leur tâche reste incomplète, c’est qu’il y a, entre eux, une défectuosité commune, indépendante des milieux sociaux d’où ils sont sortis, comme de la différence de leur instruction.

La France se trouve par suite de la pénurie d’institutions, militaires similaires et de la différence de ses mœurs, de ses tendances et de son système économique et politique, dans des conditions moins favorables que l’Allemagne pour le recrutement de ses cadres. Elle ne dispose, pour former les sous-officiers, que des quelques années qu’ils doivent passer sous les drapeaux. De là la résistance opposée à toutes les mesures qui tendent à diminuer la durée du service, de là le l’établissement et l’augmentation successive des rengagemens avec primes, malgré toutes les bonnes raisons qui les avaient fait écarter de la loi du 27 juillet 1872.

Ces erremens produisent un contingent bien inférieur à celui de l’Allemagne et donnent lieu, pour des motifs semblables qui ressortiront au cours de cette étude, à des critiques analogues à celles d’outre-Rhin quant à la valeur des sujets obtenus.

Notre corps d’officiers est profondément pénétré du ressentiment patriotique de nos désastres et de la volonté de faire tous ses efforts pour les effacer et pour se trouver à même de remplir la haute mission qui lui est confiée dans la grande tâche du relèvement de la nation. Mais son recrutement est soumis aux conditions sociales où nous vivons, et, s’il donne des résultats satisfaisans actuellement, l’avenir semble plus incertain.

Un si grand nombre de carrières moins pénibles, plus rapides et plus lucratives, sollicitent la jeunesse intelligente et instruite, que l’on peut craindre une diminution graduelle des sujets de valeur. D’autre part, la prolongation de l’état de paix, en produisant une longue stagnation dans chaque grade, réduit encore les chances de parvenir, tandis que les vocations, à l’âge où elles se décident, restent incertaines de leurs aptitudes spéciales, qu’elles n’ont actuellement aucun moyen de reconnaître. Les attaques incessantes dont l’armée est l’objet de la part d’un parti relativement peu nombreux, mais remuant, actif et de plus en plus puissant, sont aussi de nature, par une désagrégation lente et dont les effets se font déjà sentir, à détourner beaucoup de jeunes gens de la carrière des armes.

Il ne faut pas se dissimuler qu’en présence de l’augmentation des richesses, du bien-être et de l’âpre désir de jouir qui en est la conséquence, il n’est possible d’échapper que par une vigoureuse réaction à la loi historique de la diminution de l’esprit militaire, une des formes de l’esprit de sacrifice.

Cette réaction s’était produite dans les esprits et les cœurs à la suite de nos revers, et si dès lors elle ne s’est pas traduite complètement dans les faits, si elle menace de s’affaiblir, c’est qu’il ne suffisait pas de proclamer le service obligatoire qui en a été l’expression, il fallait l’étayer de son complément indispensable : une préparation préalable.

On ne conteste pas les bienfaits de la généralisation de l’instruction, un des besoins essentiels de notre société démocratique. Elle prépare l’enfant au combat de la vie, et lui donne l’outil qui lui assure l’existence, ou tout au moins qui la lui facilite. Bien dirigée, elle développerait son discernement et son jugement, résultat à rechercher tout particulièrement sous le régime du suffrage universel, d’un intérêt de premier ordre pour le bien du pays et, comme on le verra plus loin, pour la force de l’armée dont la puissance est la principale garantie de l’indépendance de la nation, la condition même de son existence.

Les forces sérieuses ne s’improvisent pas au moment du danger. Une préparation méthodique peut seule constituer les armées redoutables. C’est en inspirant à l’enfant, en entretenant chez le jeune homme, les sentimens de patriotisme, de devoir et d’esprit de sacrifice, en développant ses forces physiques, en lui rendant familière la raison d’être de ses actes par un exercice précoce et graduel de son jugement, que l’on inspirera une initiative ei une confiance judicieuses qui donneront à l’homme toute sa valeur et lui feront produire le maximum d’effet utile.

Sans doute l’établissement du service obligatoire a eu pour objet de donner à tous les citoyens l’instruction militaire et de développer, sous les drapeaux, les sentimens de patriotisme et de valeur puisés au sein de la famille, véritable foyer de l’éducation de l’enfant. Mais il apparaît qu’il ne faut pas exclusivement compter sur la durée de l’impression de nos malheurs et sur leur répercussion sur la masse profonde de notre population. D’autre part, il a déjà été indiqué que le service obligatoire réduit à ses forces actuelles était impuissant à se suffire à lui-même ; qu’il ne parvenait à créer des cadres en nombre nécessaire et dont la valeur laisse cependant à désirer, qu’en empruntant à la constitution de l’ancienne armée une de ses obligations les plus dures, la plus lourde au point de vue budgétaire, la moins propre à une égale répartition des charges du recrutement, et la moins favorable au point de vue du développement économique du pays ; à savoir, la prolongation du service, tout au moins pour une portion très appréciable de ses forces.

Dans l’état actuel et avec les erremens en vigueur, un service d’une certaine durée ne s’impose pas seulement par la nécessité d’obtenir des cadres, mais encore par l’obligation du dressage presque entier de l’homme, dressage qui reste imparfait, quand même, opéré par des instructeurs formés eux-mêmes par des procédés insuffisans. Tel qu’il est pratiqué, il comporte pour le jeune soldat une éducation physique et une instruction morale, également nouvelles, qu’il faut du temps pour acquérir et dont l’apprentissage, au moment et dans les conditions où il les reçoit n’est pas fait pour exalter ses sentimens patriotiques et militaires. C’est plus tard seulement, quand il a traversé la période d’initiation, que les premières impressions fâcheuses s’effacent et qu’il se pénètre de ses devoirs envers la Patrie.

Le service obligatoire est résulté, en France, d’un élan patriotique en face d’une nécessité évidente. Mais par cela même qu’il ne s’est pas produit par l’éclosion d’idées en germe depuis longtemps dans les esprits, il ne peut avoir sur les générations nouvelles qu’une action lente dont la nature est subordonnée aux influences variables d’une opinion incomplètement éclairée et sujette à être impressionnée par les illusions et les utopies qu’engendre un état de paix prolongé. Il est venu s’établir brusquement dans un milieu où le service militaire passait pour la plus dure des obligations, à laquelle la plupart désiraient se soustraire, que beaucoup évitaient, et qui était considérée par les autres comme une période de rude épreuve, dont ils saluaient le terme avec joie, après l’avoir attendu avec impatience.

Comment espérer que l’éducation de la famille, pénétrée pendant si longtemps de ce sentiment, presque étrangère, en général, à ce qui touche l’armée, permette à l’enfant d’y puiser l’esprit militaire, cette l’orme particulière de l’esprit de sacrifice ? N’est-il pas à craindre que le patriotisme longtemps stimulé par nos revers ne s’engourdisse ? Et quand même il serait plus durable, en dehors des cœurs d’élite dont le nombre est toujours restreint, il n’est pas assez puissant, s’il n’est entretenu et développé, pour combattre victorieusement les causes multiples qui tendent à l’amoindrir ; par-dessus tout, il reste stérile s’il n’est pas guidé et discipliné.

Ainsi, en tout état de cause, le service obligatoire est impuissant à produire les résultats qui ont décidé son adoption s’il n’est étayé d’une préparation et de moyens suffisans,

1° Instruction militaire assez généralisée et élasticité suffisante dans la formation des cadres, pour offrir la faculté de faire concourir efficacement tous les hommes valides au salut du pays, le jour où son existence est menacée.

2° Service court en temps de paix, produisant une égale répartition des charges et satisfaisant néanmoins, dans la plus large mesure, aux besoins économiques du pays, tout en entretenant, dans les esprits, les sentimens de patriotisme, de devoir et de discipline, sans lesquels une nation touche à sa perte.

Ces considérations qui n’avaient pas échappé aux esprits clairvoyans ont déterminé des tentatives multiples, dès le lendemain de la guerre contre l’Allemagne.

On s’est rendu compte que l’éducation morale qui devrait commencer au premier éveil de l’intelligence de l’enfant, a sa place marquée dans le programme de l’école.

Le général Trochu avait émis l’idée d’un catéchisme militaire[4], indiquant les devoirs envers la patrie, leur nature, leur but, les travaux nécessaires à leur accomplissement, les obligations et les sacrifices qu’ils comportent. Ce vœu s’est réalisé par l’usage d’un manuel qui renferme aussi quelques élémens techniques utiles. De même, dans le domaine physique, l’enseignement de la gymnastique est devenu obligatoire. Mais, outre que cette prescription est inappliquée dans la plupart des communes rurales, la grande majorité des enfans quittent l’école de douze à treize ans ; même si elle était généralisée, les notions reçues, n’étant pas entretenues, se trouveraient à peu près perdues pour la plupart. Les sociétés de gymnastique et de tir qui ont pour objet de les continuer et de les développer, malgré des efforts qui leur méritent et leur valent les plus sérieux et les plus hauts encouragemens, ne peuvent encore et ne pourront que difficilement étendre leur action sur les petites communes, c’est-à-dire sur la masse des contingens.

De même les notions d’éducation morale et patriotique puisées à l’école, restant à la merci des contingences particulières des familles et des milieux, il est fort à craindre que les élémens enseignés et le plus souvent incomplètement assimilés par l’enfant ne laissent que de bien faibles traces, s’ils ne sont fréquemment rappelés à l’adolescent. Avant d’étudier les moyens qui paraissent propres à remédier autant que possible à ces inconvéniens, il parait utile d’examiner le troisième des élémens nécessaires à la formation des soldats et des cadres, et par conséquent à leur préparation : l’exercice du jugement.

Jusqu’à l’adoption des armes rayées et à tir rapide, en raison de la faible portée des fusils et des canons à âme lisse, la bataille, après le tâtonnement et l’engagement de quelques troupes légères, consistait surtout dans le choc des masses plus ou moins épaisses, selon la prédominance alternant, dans les idées tactiques, de la colonne ou de la ligne ou suivant la force et la qualité des troupes en présence. Mais quelle que fût sa formation, la condition du succès de l’infanterie employée dans l’offensive comme un projectile destiné à rompre la résistance opposée, ou comme un mur assez solide pour briser son élan dans la défensive, résidait dans une cohésion en état de se maintenir (pendant un temps relativement court, il est vrai, pour chacune des phases de la lutte) malgré l’effet matériel et moral du canon et des charges de cavalerie, jusqu’à son contact avec l’infanterie ennemie. L’efficacité du fusil à âme lisse ne dépassant pas 30 à 40 mètres, ce contact, en raison de la longue durée du chargement de l’arme, était immédiatement suivi, soit du corps à corps, soit plutôt, avant le choc, de la retraite plus ou moins précipitée de celui des deux partis qui subissait l’ascendant moral supérieur de son adversaire. Aussi l’éducation des troupes visait-elle surtout et par-dessus tout l’inébranlable fermeté du rang, le coude à coude, quand même, qui ne s’obtenaient que par un profond sentiment de discipline et une grande habitude du contact dans la manœuvre compassée de la place d’exercice et dans les exigences rigides des multiples et minutieux détails de la vie de la caserne et des camps. Leur répétition journalière entre les mêmes individualités établissait entre elles un lien étroit et engendrait ce sentiment d’amour-propre collectif, particulier aux groupes d’hommes réunis, longuement, dans un but commun, qu’on a appelé l’esprit de corps. En même temps, elle les façonnait, peu à peu, à un geste mécanique, dont la perfection consistait en une uniformité et une régularité absolues, exclusives de toute pensée propre, de toute initiative individuelle, de nature à rompre l’harmonie géométrique des mouvemens de l’ordonnance. De là, l’importance extrême attachée aux parades et aux revues. L’alignement impeccable des troupes au repos et en marche et l’ensemble d’un maniement d’armes obtenu par une cadence identique où aucune maladresse ne venait produire de dissonance, étaient, en effet, l’indice certain d’un dressage complet et perfectionné. Ces spectacles, à la majesté desquels contribuaient le retentissement des sonneries, le roulement des tambours, l’harmonie des musiques et des fanfares, le cliquetis des armes, leur chatoiement sous les ruissellemens des rayons d’un soleil d’été, emplissaient de confiance le cœur des soldats et d’un légitime orgueil celui de leurs chefs, faisaient une impression profonde sur les foules et donnaient, à tous, le sentiment de la force et comme un enivrement anticipé de victoires futures. Sans doute, à la guerre, le dissolvant des privations et des fatigues, les rancœurs qui les accompagnent, l’énervement et la dépression du danger et de son attente, les larges trouées creusées dans les rangs par les projectiles et leur effet moral plus encore Que leur effet matériel tendaient à relâcher la tension de ces rouages. La supériorité n’en restait pas moins à ceux qui les conservaient les plus intacts, et le plus bel éloge que l’on pût faire d’une troupe au combat, c’est qu’elle y évoluait comme à la parade.

L’automatisme voulu et recherché, objet de toutes les préoccupations, but incessamment visé, avait sur les cadres la répercussion fatale des méthodes d’instruction qu’il exigeait. Elles les habituaient à la passivité du rang, à l’absence de toute réflexion étrangère à l’exécution étroite de formations et de mouvemens réglés dans leurs plus minutieux détails, d’après des types invariables, et leurs pensées, n’allant pas au delà du maintien de la cohésion et de la régularité, les laissaient hésitans et désarmés dans les rares occasions où l’imprévu leur imposait une décision personnelle. Le haut commandement seul avait en effet à y penser et à se préoccuper de combinaisons auxquelles il était peu préparé par un stage prolongé dans l’ambiance de ces erremens ou par la spécialisation de la guerre coloniale, lorsqu’il ne s’était pas formé par la méditation ou la pratique de la guerre européenne. Aussi, méconnaissant les principes essentiels, le voyait-on souvent réduire ses conceptions à une poussée aveugle en avant ou à l’immobilité inféconde de la défensive passive.

Depuis l’effarement causé en 1866 par le fusil à aiguille, trente-sept ans se sont écoulés, des guerres longues et acharnées ont ensanglanté les deux hémisphères, les armes se sont perfectionnées, le tir s’est fait plus rapide, les portées sont devenues plus grandes, les trajectoires plus rasantes, et nulle part une méthode solidement établie sur des assises rationnelles ne s’est substituée à celle qu’avait fixée la pratique séculaire de l’armement ancien.

Ce n’est pas que partout des recherches n’aient été faites, des essais tentés et des règles posées, mais n’ayant pu ou su se soustraire assez complètement aux influences du passé pour ne pas conserver l’empreinte d’un formalisme qui les rend éphémères, les prescriptions empiriques auxquelles ils ont donné lieu, sont abandonnées avant même de subir l’épreuve du combat.

Il en résulte, pour les esprits réfléchis, une sorte de malaise et de doute, qui croît à chaque fait de guerre contemporaine, origine d’une nouvelle éclosion de solutions et de panacées destinées à rejoindre bientôt leurs devancières. Aussi les théories et les sentimens les plus opposés se font-ils jour en tous pays. En Angleterre, en pleine guerre des Boers, un officier supérieur des plus distingués propose le retour à l’automatisme pur. En Allemagne, un livre récent[5] cause un vif émoi dans l’armée, par la critique violente de ses méthodes d’instruction qui, continuant celles du passé par des parades et des exercices sans valeur, détruisent l’initiative individuelle, ne forment que des machines humaines, sans âme, dès qu’elles n’ont plus d’officiers capables de les actionner ; et l’auteur conclut en se demandant si l’on marche vers Iéna ou vers Sedan.

L’armée française, pas plus que l’armée allemande et les autres armées, n’a secoué le joug d’un formalisme suranné. Tout en proclamant la nécessité de l’initiative individuelle et en l’inscrivant au frontispice des règlemens, elle n’aura de vie réelle que si l’on applique les moyens capables de la faire naître et de se développer au lieu de la laisser se débattre dans des formules et des types rigides propres à la restreindre. Avec le développement de l’outillage de guerre et des moyens de destruction, les méthodes anciennes deviennent de plus en plus caduques. Les combats livrés depuis leur emploi en font foi. Il est facile de s’en rendre compte par les conditions actuelles ou futures des combattans. Ce ne sont plus, comme autrefois, de courtes distances qui les séparent avant de ressentir les effets réciproques de leurs feux, leur permettant, sans pertes sensibles, des marches d’approche en formations denses et profondes, pour lesquelles, éviter le plus possible les couverts et les obstacles, était une nécessité. Les espaces à franchir sous des trombes de fer et de plomb, inconnues autrefois, ont augmenté dans d’immenses proportions et c’est l’évidence même que toute troupe, quelle que soit sa formation, en place ou en marche sur les points de chute des gerbes de projectiles lancés par les engins modernes, se trouve vouée à une destruction plus rapide, si elle est massée ; aussi sûre, bien que plus lente, si elle est dispersée.

Cette considération rend le problème d’autant plus difficile qu’on admet généralement qu’un feu ajusté répartit à peu près également les projectiles sur les surfaces à battre, de sorte qu’un champ de tir, même moyennement étendu, entre des adversaires d’un dressage similaire, rendrait toute rencontre impossible.

C’est cette conviction qui, en inspirant les démarches et les études très documentées de M. de Bloch, a grandement contribué à la réunion de la conférence internationale de La Haye. Elle a conduit aussi à rechercher la solution dans la supériorité du feu obtenue, tant par une masse plus grande que par un tir mieux ajusté que celui de l’adversaire, pour annihiler ses forces plus rapidement qu’il ne serait en mesure de le faire pour les forces opposées. En tous pays l’instruction du tir prend une place de plus en plus prépondérante et ses résultats, quoique encore incomplètement étudiés, ont paru si important que l’on n’escompte plus seulement le tir ajusté, mais que l’on arrive à compter sur le tir de précision. La conséquence rationnelle de ces erremens, s’ils étaient exacts, assurerait à la défensive une supériorité incontestable sur l’offensive, et l’on serait conduit à reproduire les instructions déplorables données, à cet égard, à notre armée, au début de la guerre de 1870.

L’importance du tir, certainement très grande, n’est cependant que relative. J’ai établi, dans une série d’articles parus pendant les premiers mois de l’année 1894[6] dans la Revue des sciences militaires, que, dans la bataille, l’état d’âme des combattans les empêche le plus souvent d’ajuster, quand il leur permet de placer l’arme à l’épaule, quelle que soit d’ailleurs leur habileté individuelle au tir, et qu’il en résulte une grande incertitude sur les points de chute des projectiles. En suivant pas à pas la marche d’une des premières batailles du mois d’août 1870, que de multiples documens tant français qu’allemands font connaître dans le plus grand détail, et en examinant les pertes subies de part et d’autre, à toutes les distances sur la partie de son étendue présentant les conditions les plus favorables au tir, il est aisé de constater que de grands espaces visibles aux deux partis ont été occupés et traversés, presque sans que les balles les atteignissent, par des fractions de troupes d’une densité assez forte, et cela malgré le feu le plus violent.

Cette preuve expérimentale du manque de justesse, par suite de l’émotion éprouvée, est vérifiée et confirmée par l’analyse raisonnée de toutes les rencontres sur lesquelles on possède des élémens suffisans d’appréciation. Un officier supérieur distingué, dans un travail fort original sur le tir, publié récemment, arrive à des conclusions semblables par une savante démonstration physiologique[7]. D’ailleurs, ainsi que je le faisais remarquer, dans l’étude déjà citée, s’il en était autrement, en raison de la consommation énorme de munitions, une seule journée de lutte suffirait pour anéantir les deux armées adverses à l’image des renards ennemis de la fable qui s’entre-dévorent jusqu’à la queue, tandis qu’en réalité les pertes diminuent plutôt qu’elles n’augmentent, avec le progrès de l’armement. Par suite du défaut irrémédiable de justesse du tir à la bataille, les gerbes de projectiles se trouvent inégalement réparties sur l’étendue du champ d’action en des points qui échappent souvent à toute prévision et, si le perfectionnement continu des moyens de destruction rend les zones battues de plus en plus meurtrières, il devient d’autant plus essentiel, pour gagner du terrain ou s’y maintenir, de profiter de toutes les conditions favorables et, avant tout, des espaces les plus épargnés par le feu. Ces espaces relativement indemnes ne se révèlent guère qu’au cours de la lutte, souvent même ils sont dus aux obstacles naturels ou artificiels du terrain ; mais, dès qu’ils ont été constatés, il faut s’efforcer de les occuper, à l’exclusion presque absolue des portions inondées de projectiles.

Des fractions de troupes d’un faible effectif lancées vers l’ennemi et couvrant, sans cesse, les mouvemens en avant ou, le plus longtemps possible, les positions momentanément occupées, suffiront pour déterminer, par leurs pertes relatives, les parties les moins dangereuses du terrain. Leur utilisation, pour arrêter les directions à suivre, les points à occuper, les formations à prendre, l’opportunité de passer de l’offensive à la défensive et vice versa, exigera de la part de tous, du général au soldat, chacun dans sa sphère d’action, une variété et une spontanéité de décisions impliquant la conscience incessante des conditions successives dans lesquelles se meut ou stationne chaque fraction, grande ou petite, parfois même l’individu, dans son groupe, comme aussi l’obligation d’en déduire la conduite à tenir et l’initiative à prendre.

La tension d’esprit et la préoccupation résultant de la nécessité de cette observation et de cette action personnelle aideront puissamment à soustraire les combattans à l’énervement et aux impressions déprimantes de la bataille, en les tenant sans cesse en éveil, et augmenteront leur effet utile, dans des proportions inappréciables, tout en limitant leurs pertes au minimum. On objectera, non sans raison, que c’est demander à la masse une faculté d’observation, de jugement et de décision en tout temps peu commune et d’autant moins fréquente au combat qu’elle doit s’y produire dans des conditions et sous des impressions peu favorables à son éclosion, de sorte qu’elle ne sera jamais que l’apanage d’une élite des plus restreintes.

En effet, de même que les formations improvisées n’ont donné dans le passé que des élémens sans valeur, les procédés actuels sont incapables de prêter au jugement la rectitude et la promptitude nécessaires. Entés sur une éducation incomplète et des idées surannées qui conduisent à l’automatisme et aux solutions toutes faites plus ou moins bien assimilées auxquelles la réflexion et la méditation personnelles restent étrangères, ils tendent à les voiler, sinon à les étouffer, chez ceux mêmes auxquels, dans des conditions plus favorables, elles seraient devenues aisément familières.

Les facultés mentales s’étiolent et s’atrophient, comme les organes physiques, quand elles ne sont pas exercées, et l’habitude invétérée de mécanismes préalablement établis et exclusivement étudiés détermine, au lieu d’une diversité féconde, une uniformité de solutions comparables à la thérapeutique du docteur Sangrado, n’admettant d’autres réformes que des modifications dans la forme de l’instrument et la température de l’eau.

L’effort intellectuel dévoyé se perd dans des minuties d’ordre secondaire et ne vise plus les points essentiels. L’esprit se satisfait de prescriptions sans sanction. De là l’importance attachée à la règle et l’attente de formules s’adaptant victorieusement à toutes les situations. Est-il besoin de répéter que cet espoir, toujours déçu, est chimérique et qu’il n’y a d’autre solution que le développement de l’observation et du jugement nécessaires à l’application rationnelle des principes et des enseignemens qui servent de base aux déterminations à prendre ?

Peut-on vulgariser l’habitude d’analyser une question sous toutes ses faces, une situation sous tous ses aspects et d’agir suivant la synthèse qui en est la résultante ?

Sans doute, dans le domaine psychique, comme dans tous les autres, les personnalités présentent, entre elles, de profondes inégalités, mais, si restreinte qu’elle soit pour un grand nombre, la faculté de méditer et de juger n’en existe pas moins chez toutes, et il ne s’agit que de lui appliquer une culture judicieuse et persévérante, pour lui donner l’extension dont elle est susceptible et la doter de la plénitude de sa valeur relative.

Les procédés d’éducation usités ne tendent que très imparfaitement à la former chez l’enfant et le jeune homme. Dans toutes les épreuves scolaires, comme aux examens exigés pour l’accession aux différentes carrières, la mémoire joue un rôle presque exclusif. Aussi, depuis l’école primaire jusqu’aux établissemens d’instruction supérieure, s’applique-t-on à la développer au détriment du jugement. Il s’ensuit que dans toutes les situations sociales, les intelligences se trouvent enserrées dans un moule que ne parviennent à briser que les esprits supérieurs et particulièrement réfléchis.

L’habitude de ne penser que par autrui rend incapable d’idées personnelles et d’initiative rationnelle et fait accepter, sans contrôle, les faits et les théories les plus contestables, dont souvent une analyse, même superficielle, montrerait l’énormité.

Sans parler des gens si nombreux qui n’ont d’autres opinions que celles de leur journal, les hommes d’un esprit élevé, quel que soit le domaine dans lequel s’exerce leur activité, se rendent compte des liens qui enserrent les intelligences, annihilent la personnalité et effacent les caractères, en raison d’une éducation faussée par l’abus de la formule et le règne du gabarit.

Si une réforme de l’éducation s’impose pour tous les citoyens, elle est devenue indispensable aux futurs soldats et plus encore à ceux qui auront mission de les conduire. L’élaboration détaillée de son programme, de l’école primaire aux établissemens d’instruction supérieure, n’entre pas dans le cadre de cette étude.

D’une manière générale, l’éducateur doit s’attacher à apprendre à penser, à méditer et à exercer le jugement en habituant journellement les élèves à se rendre compte par une analyse de plus en plus approfondie de quelques-uns de leurs actes d’abord, puis progressivement de ceux d’‘autrui, en se plaçant dans les conditions particulières de temps, de lieu, de milieu, de tempérament, d’état d’âme, de mobiles, etc., etc., qui les ont influencés et déterminés, sans perdre de vue, que l’on ne peut connaître exactement tous ces élémens que pour ses gestes propres, ceux des autres, même quand ils sont contemporains, présentant toujours des côtés hypothétiques et des faces incomplètement éclairées.

Etendre la même méthode à des questions plus générales, à des ensembles, familiariser progressivement les jeunes gens avec la précision des analyses, la rapidité des synthèses et des solutions, tels sont les principes qui en compléteront l’application.

Un exemple emprunté à la pédagogie de l’école primaire résumera l’économie de cette instruction.

« Choix d’un itinéraire. »

Se rendre d’un point à un autre, dans une intention à indiquer : objet à porter, promenade, secours à apporter, visite, etc., etc. Plusieurs chemins y conduisent. Demander à l’élève celui qu’il prendra de préférence, en lui faisant examiner les motifs de son choix d’après les élémens ci-après : but, distance, état relatif de viabilité, saison, température, temps, heure de la journée, convenance personnelle (désir de passer par tel ou tel point, telle ou telle rue, d’arriver vite ou lentement), etc., etc. Questions similaires sur ses occupations à l’école et au dehors ses jeux, etc., etc.

Envisager ensuite des situations hypothétiques exigeant une décision, dont on indiquera d’abord les mobiles à l’élève et que, plus tard, il aura à rechercher lui-même.

Ces erremens devront prendre place dans les programmes des écoles, des cours, des examens et des concours. Une large part y sera faite à la pensée, à la méditation et à l’exercice du jugement et du discernement.

C’est aussi l’unique moyen de développer la personnalité et le caractère, et de mettre un terme à la routine, dans laquelle s’enlizent nos facultés les plus précieuses, pour la remplacer par la confiance en soi, et donner un large essor à l’initiative réfléchie et à l’esprit d’entreprise, à ces qualités qui forment le fond de notre tempérament trop souvent dévoyé par une éducation faussée et qui, bien qu’incomplètement développées, ont porté si haut, dans le passé, notre force d’expansion.

Ainsi préparés dès l’école primaire, et même au sein de la famille, quand les générations à venir, élevées d’après ces procédés, se seront pénétrées de ces principes, les jeunes gens verront s’ouvrir devant eux, dans les conditions les plus favorables, les carrières auxquelles ils se destinent, de la plus humble à la plus élevée, et, à partir de quatorze, quinze ou seize ans, ils seront prêts à recevoir avec fruit la culture préparatoire au service militaire, dont le développement complet se fera au régiment. Elle ne consistera qu’en une application plus spécialisée d’une méthode familière, sans nécessité d’uniforme, d’équipement et d’armement. Les instructeurs se trouveront facilement, dans les grandes agglomérations, parmi les associations qui ont pour objet l’instruction militaire, dans les cadres de nos réserves, composés d’hommes animés, pour la plupart, des sentimens patriotiques les plus élevés. Les centres moins importans, et jusqu’aux plus humbles communes, possèdent dans l’instituteur, appelé à devenir officier ou tout au moins sous-officier de réserve et de territoriale, un instructeur n’ayant qu’à continuer, le plus souvent avec les mêmes élèves, le mode d’enseignement de l’école.

Il sera très facile pour les uns et les autres de réunir les futurs conscrits, une ou deux fois par mois, de préférence pendant la belle saison, sur un point de la campagne voisine, où, après leur avoir rappelé les indications générales données dans une séance précédente, ils leur feront résoudre, — par l’analyse et la synthèse de circonstances déterminées et dans les conditions présentées par le terrain sur lequel ils se trouveront placés, — les problèmes simples concernant le soldat en station, en marche et au combat, en notant les solutions trouvées par chacun et en faisant ressortir, par une explication détaillée, les défectuosités ou les avantages des unes et des autres[8]. La répétition de ces exercices dans des directions ou des sites différens, en développant dans cette voie spéciale la gymnastique du jugement, conduira à des décisions promptes et justes qui se graveront si profondément dans la pensée qu’elles persisteront au milieu même du combat, malgré les affres du danger, y rendront plus clairvoyans le courage et l’esprit de sacrifice.

Pour les mieux doués, l’expérience s’élargira de l’action de l’homme à celle du groupe et visera la conduite de fractions de troupes, escouades, sections, pelotons et même compagnies pour les plus aptes. Ceux qui joindront à la clairvoyance et à la promptitude du jugement les qualités physiques nécessaires, — vigueur, agilité, et adresse encore fortifiées par des sentimens patriotiques élevés, seront tout désignés pour la formation des cadres. Des dispositions législatives pourront leur faciliter et leur abréger l’admission aux grades, après leur incorporation. Dans le même ordre d’idées, il devra être fait une large place à ces élémens dans les programmes des concours d’admission aux écoles militaires.

L’application de pareils procédés assurera une base solide aux vocations, en les rendant conscientes de leurs devoirs, de leurs obligations, de la nature des travaux à accomplir et de leur avenir. Ils influeront très favorablement sur la discipline, dont le fondement le plus solide est dans la confiance de ceux qui obéissent en la valeur de ceux qui commandent. Même dans les pays monarchiques et aristocratiques où le prestige du prince et de la hiérarchie sociale imprègne les esprits, sous la pression des événemens, celui-ci ne se maintient que par la conviction d’une supériorité réelle.

A plus forte raison, dans une démocratie où les sentimens d’égalité prédominent, — pour que ne se produisent pas à la longue en temps de paix, brusquement à la guerre, la désagrégation des forces, parle relâchement ou la rupture des liens qui les unissent et les font agir avec le même élan vers le but commun, — il faut pouvoir compter sur la constitution et la solidité de cadres dont les élémens auront donné, dès le jeune âge, presque dès l’école, les preuves d’une incontestable supériorité, indéniable pour les témoins de son éclosion et de ses manifestations successives. La sélection des grades élevés s’exerçant dans les corps et dans toutes les situations militaires, dans des conditions semblables, fera éclater le mérite à tous les yeux et l’imposera aux choix. Le commandement se trouvera ainsi entre les mains des plus dignes et des plus capables et, ce qui est fort important, de chefs reconnus comme tels, de bas en haut, comme de haut en bas. Quelles assises autrement solides qu’une autorité imposée et souvent discutée, aux heures difficiles, sinon ouvertement, du moins au fond des âmes, exposée à la merci d’un choc et placée sous la menace constante d’un effondrement !

Le régiment coordonnera les élémens ainsi préparés. Les jeunes soldats y seront façonnés au maniement des armes, aux connaissances techniques, au développement et à la pratique perfectionnée des notions déjà reçues, pour compléter leur éducation physique, professionnelle et morale. Ils y gagneront la cohésion nécessaire aux marches, aux évolutions préparatoires du combat, aux rassemblemens et aux ralliemens, au cours de la lutte et à son issue. Ils y acquerront la solidarité qui naît du contact, de la vie en commun sous une même discipline et de sentimens patriotiques partagés et développés sous la même impulsion. Cet ensemble de qualités et de sentimens toujours visés, rarement atteints dans leur plénitude, constituera un dressage perfectionné capable de produire les plus surprenans résultats. L’armée issue de cette préparation sera, dans des proportions difficiles à apprécier, mais certainement très considérables, plus puissante qu’aucune armée rivale, sui laquelle elle aura l’avantage d’une harmonie plus complète de toutes ses parties, de l’allégement du poids mort des intelligences entravées et des inerties, de la conscience plus réfléchie de sa force physique et morale et enfin de l’entrain supérieur communiqué à tous par la confiance dans la justesse des initiatives et des décisions. Elle serait, sans doute, en état de réaliser l’idée émise, pour un avenir lointain, dans un livre[9] qui a eu, il y a quelques années, un grand retentissement : des forces relativement minimes victorieuses des immenses rassemblemens d’hommes mis sur pied par la paix armée, comme les annales du monde nous en offrent des exemples dans le passé.

La guerre de l’Afrique du Sud présente une éclatante confirmation de la puissance d’une préparation semblable à celle dont les grandes lignes viennent d’être tracées. L’éducation des Boers s’en rapproche autant que le permet la diversité des situations des mœurs et des milieux. Chez eux, la formation et le développement du jugement comme l’aptitude au commandement sont déterminés en même temps que la vigueur physique et l’énergie morale, dans l’isolement de fermes fort éloignées les unes des autres et disséminées au milieu d’une contrée encore sauvage, où la réflexion et l’initiative s’imposent à l’enfant dès le plus jeune âge, en le mettant aux prises, comme ses parens et ses aînés, avec les rudes labeurs du défrichement, la lutte avec les fauves et la menace perpétuelle du Noir. L’univers entier a suivi, avec une poignante anxiété, ce choc si prodigieusement inégal ; il en a admiré l’héroïsme, avec enthousiasme et non sans stupeur. On peut se figurer, par ses étonnantes péripéties, ce qu’il serait advenu si les forces avaient été moins disproportionnées et surtout si la cohésion, la solidarité-et la discipline du régiment avaient cimenté la préparation intensive de l’enfant et de l’homme.

La promptitude de l’esprit français et notre état social qui n’oppose aux capacités aucune entrave de caste et de préjugés, nous assureraient des conditions particulièrement favorables, alors que les erremens traditionnels, suivis, eu tous pays, placent d’autre part notre démocratie, dans un état d’infériorité au point de vue des assises et du prestige du commandement vis-à-vis des milieux hiérarchisés des monarchies voisines.


La répercussion de ces procédés sur nos lois militaires est l’une déduction aisée.

La fixité invariable des effectifs surélevés dont les causes ont été indiquées, au début de cette étude, n’aura plus les mêmes raisons d’intangibilité avec les élémens nouveaux dont ils seront composés. Leur valeur supérieure permettra d’éliminer toutes les inaptitudes physiques et toutes les aptitudes douteuses qui entrent encore dans une proportion trop considérable dans les affectations du contingent, et présentent, en même temps qu’un mirage trompeur de nos forces, un système onéreux pendant la paix, déprimant durant la guerre. La sélection des cadres préparée avant l’entrée au service en hâtant leur formation abrégera le temps nécessaire à leur constitution et l’affirmation préalable des aptitudes et des vocations assurera avec certitude la base de leurs assises permanentes.

Dans ces conditions, un passage sous les drapeaux de 18 mois et même d’une année, avec les mesures complémentaires appropriées, sera probablement suffisant pour les armes à pied.

L’habitude de l’équitation se faisant de plus en plus rare dans tous les rangs de la société, tant par suite de la rapidité que de la facilité des transports et de la multiplicité des sports qui l’ont peu à peu remplacée, la durée du service dans les troupes à cheval comprendra forcément le temps indispensable à former des cavaliers suffisamment solides. Si l’on tient compte des aptitudes et des vocations et si l’on prend quelques dispositions générales spéciales qui permettent d’utiliser les chevaux et les manèges des corps montés, depuis le départ de la classe jusqu’à l’arrivée des recrues, pour exercer des futurs conscrits de bonne volonté, 18 mois de passage sous les drapeaux pourraient suffire.

On arriverait ainsi soit à uniformiser le service pour toutes les armes à 18 mois, soit à réduire à une année celui des armes à pied, en prolongeant de quelques mois sa durée pour les troupes à cheval, moyennant certaines compensations, telles qu’une réduction double ou triple dans l’armée territoriale, — mesure analogue à celle qui est adoptée dans d’autres pays.

Ce ne sont là, bien entendu, que des vues générales destinées à indiquer sommairement que le service militaire, en temps de paix, pourra être réduit, sans porter atteinte à la force de l’armée et à la défense nationale. La durée en serait déterminée exactement d’après la constatation de résultats qui ne deviendront complets que pour les générations formées dès l’enfance par des éducateurs et des instituteurs habiles. En attendant, il faut s’efforcer d’obtenir le plus promptement possible ce résultat si désirable par l’application effective et intégrale de l’instruction obligatoire de la gymnastique dans toutes les écoles, par l’extension des sociétés de gymnastique, de tir, d’escrime et d’instruction militaire. Il faut en favoriser l’éclosion et le développement, non seulement dans les grands centres, mais dans tous les cantons, sinon toutes les communes, et surtout par la révision des programmes des écoles, des examens, et des concours en y faisant une large place à la « gymnastique du jugement » telle qu’elle a été esquissée dans son ensemble[10].

C’est ainsi et seulement ainsi que peu à peu à la routine et aux vieux erremens succédera une initiative féconde et que la présence sous les drapeaux en temps de paix pourra subir, sans danger, des diminutions qui seraient trop prématurées avec le dressage et les procédés actuels.


Gal LlBERMANN.

  1. Les Volontaires de 1791 à 1794.
  2. Duruy, Histoire des Romains.
  3. Jahresberichte über die Veründerungen und Fortschritte im Militärwesen, 1875.
  4. L’Armée française en 1879.
  5. Iéna ou Sedan, par Franz Adam Beyerlin, 1903
  6. Aperçus sur le feu et les procédés de l’Infanterie au combat.
  7. Le commandant Dégo du 74e.
  8. Méthode identique à celle qui aura dû être employée à l’école.
  9. La nation armée, par le général major von der Goltz.
  10. Les modifications apportées récemment au programme du concours de l’École de Saint-Cyr marquent un premier et très heureux pas dans cette voie.