Préfaces et Manifestes littéraires/Les Frères Zemganno




LES FRÈRES ZEMGANNO



PRÉFACE [1]


On peut publier des Assommoir et des Germinie Lacerteux, et agiter et remuer et passionner une partie du public. Oui ! mais, pour moi, les succès de ces livres ne sont que de brillants combats d’avant-garde, et la grande bataille qui décidera de la victoire du réalisme, du naturalisme, de l’étude d’après nature en littérature, ne se livrera pas sur le terrain que les auteurs de ces deux romans ont choisi. Le jour où cruelle que mon ami, M. Zola, et peut-être moi-même, avons apportée dans le peinture du bas de la société, sera reprise par un écrivain de talent, et employée à la reproduction des hommes et des femmes du monde, dans des milieux d’éducation et de distinction, — ce jour là seulement, le classicisme et sa queue seront tués.

Ce roman réaliste de l’élégance, ça avait été notre ambition à mon frère et à moi de l’écrire. Le Réalisme, pour user du mot bête, du mot drapeau, n’a pas en effet l’unique mission de décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue ; il est venu au monde aussi, lui, pour définir, dans de l’écriture artiste, ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent bon, et encore pour donner les aspects et les profils des êtres raffinés et des choses riches : mais cela, en une étude appliquée, rigoureuse et non conventionnelle et non imaginative de la beauté, une étude pareille à celle que la nouvelle école vient de faire, en ces dernières années, de la laideur.

Mais pourquoi, me dira-t-on, ne l’avez-vous pas fait, ce roman ? ne l’avez-vous pas au moins tenté. Ah ! voilà… Nous avons commencé, nous, par la canaille, parce que la femme et l’homme du peuple, plus rapprochés de la nature et de la sauvagerie, sont des créatures simples et peu compliquées, tandis que le Parisien et la Parisienne de la société, ces civilisés excessifs, dont l’originalité tranchée est faite toute de nuances, toute de demi-teintes, toute de ces riens insaisissables, pareils aux riens coquets et neutres avec lesquels se façonne le caractère d’une toilette distinguée de femme, demandent des années pour qu’on les perce, pour qu’on les sache, pour qu’on les attrape, — et le romancier du plus grand génie, croyez-le bien, ne les devinera jamais, ces gens de salon, avec les racontars d’amis qui vont pour lui à la découverte dans le monde.

Puis autour de ce Parisien, de cette Parisienne, tout est long, difficile, diplomatiquement laborieux à saisir. L’intérieur d’un ouvrier, d’une ouvrière, un observateur l’emporte en une visite ; un salon parisien, il faut user la soie de ses fauteuils pour en surprendre l’âme, et confesser à fond son palissandre ou son bois doré.

Donc ces hommes, ces femmes et même les milieux dans lesquels ils vivent, ne peuvent se rendre qu’au moyen d’immenses emmagasinements d’observations, d’innombrables notes prises à coups de lorgnon, de l’amassement d’une collection de documents humains, semblable à ces montagnes de calepins de poche qui représentent, à la mort d’un peintre, tous les croquis de sa vie. Car seuls, disons-le bien haut, les documents humains font les bons livres : les livres où il y a de la vraie humanité sur ses jambes.

Ce projet de roman qui devait se passer dans le grand monde, dans le monde le plus quintessencié, et dont nous rassemblions lentement et minutieusement les éléments délicats et fugaces, je l’abandonnais après la mort de mon frère, convaincu de l’impossibilité de le réussir tout seul… puis je le reprenais… et ce sera le premier roman que je veux publier. Mais le ferai-je maintenant à mon âge ? c’est peu probable… et cette préface a pour but de dire aux jeunes que le succès du réalisme est là, seulement là, et non plus dans le canaille littéraire, épuisé à l’heure qu’il est, par leurs devanciers.

Quant aux FRÈRES ZEMGANNO, le roman que je publie aujourd’hui : c’est une tentative dans une réalité poétique[2]. Les lecteurs se plaignent des dures émotions que les écrivains contemporains leur apportent avec leur réalité brutale ; ils ne se doutent guère que ceux qui fabriquent cette réalité en souffrent bien autrement qu’eux, et que quelquefois ils restent malades, nerveusement, pendant plusieurs semaines, du livre péniblement et douloureusement enfanté. Eh bien ! cette année, je me suis trouvé dans une de ces heures de la vie, vieillissantes, maladives, lâches devant le travail poignant et angoisseux de mes autres livres, en un état de l’âme où la vérité trop vraie m’était antipathique à moi aussi ! — et j’ai fait cette fois de l’imagination dans du rêve mêlé à du souvenir.


    EDMOND DE GONCOURT.
    23 mars 1879. 
  1. Charpentier, 1879, vol. in-18.
  2. À propos de la réalité que j’ai mise autour de ma fabulation, je tiens à remercier hautement M. Victor Franconi, M. Léon Sari, et les frères Hanlon-Lee qui ne sont pas seulement les souples gymnastes que tout Paris applaudit, mais qui raisonnent encore de leur art comme des savants et des artistes.