Préfaces et Manifestes littéraires/Henriette Maréchal. — La Patrie en danger

G. Charpentier (p. 139-168).




THÉÂTRE



HENRIETTE MARÉCHAL. — LA PATRIE EN DANGER

PRÉFACE [1]


Sur une grande table à modèle, aux deux bouts de laquelle, du matin à la tombée du jour, mon frère et moi faisions de l’aquarelle dans un obscur entre-sol de la rue Saint-Georges, un soir de l’automne de l’année 1850, en ces heures où la lumière de la lampe met fin aux lavis de couleur, couleur, — poussés je ne sais par quelle inspiration, nous nous mettions à écrire ensemble un vaudeville avec un pinceau trempé dans de l’encre de Chine. Jusqu’à ce jour, toute notre littérature consistait en un carnet de notes, contenant les étapes et les menus de repas d’un voyage en France de six mois à pied, le sac sur le dos, et où seulement, tout à la fin, s’étaient glissées quelques notes sur le ciel, la terre, les Mauresques de l’Algérie. Je ne tiens pas compte toutefois d’un ÉTIENNE MARCEL, drame en cinq actes et en vers, commis en rhétorique par mon frère, et d’un indigeste travail sur les « Châteaux de la France au moyen âge », présenté par moi à la SOCIÉTÉ D’HISTOIRE DE FRANCE pour avoir l’honneur d’être admis parmi ses membres.

Le vaudeville en deux actes, terminé et baptisé SANS TITRE, nous nous trouvions ne connaître ni un auteur, ni un journaliste, ni un acteur, enfin personne au monde qui tînt de loin ou de près à la littérature ou au théâtre. Nous allions chercher, au Palais-Royal, l’adresse de Sainville, nous lui écrivions ; il nous accordait un rendez-vous. Nous sonnions à la porte du comique ainsi qu’on sonne à la porte d’un dentiste. Une jolie bonne, pareille à celles qui jaillissent d’un portant de coulisse de théâtre, nous ouvrait, nous introduisait au salon. Et nous commencions notre lecture devant Sainville et un grand monsieur qu’il nous disait avoir l’habitude de consulter. Ce n’était pas encourageant de lire à Sainville. Le rond et jovial acteur, sur les planches, avait chez lui, pour l’audition d’une pièce, une figure d’une impénétrabilité grognonne, et qui peu à peu prenait quelque chose de la face mauvaise de ces gras mandarins qu’on voit, sur des potiches du Céleste Empire, ordonner des supplices. La lecture terminée, d’abord un silence glacial… Puis le comique nous dit durement que la chose manque de couplets, nous tâte pour savoir si nous accepterions une collaboration, enfin nous demande de lui laisser la pièce une quinzaine de jours pour nous donner une réponse définitive.

Les quinze jours se passaient dans l’attente anxieuse de gens qui ont une pièce, et une première pièce présentée à un théâtre. Au bout des deux semaines, nous recevions de Sainville cette lettre :

28 octobre 1850.


… Je viens de soumettre votre manuscrit à la personne chargée de lire les pièces représentées, et c’est avec regret que je viens vous annoncer que sa réponse n’a pas été favorable. Elle y a comme moi trouvé beaucoup d’esprit, mais pas assez de pièce…

Un certain nombre d’années se passaient ; mon frère et moi, avions écrit l’HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ PENDANT LA RÉVOLUTION ET PENDANT LE DIRECTOIRE, l’HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE. Un soir, un de nos jeunes amis, Scholl, devenu depuis le brillant journaliste de ce temps, se moquait aimablement du sérieux de nos travaux, de nos prétendues visées académiques, quand je l’interrompis en lui disant :

— Eh bien ! vous ne vous douteriez jamais par quoi nous avons commencé en littérature. Si c’était cependant par un vaudeville ?

— Oh ! lisez-moi-le donc ?

J’allai chercher le manuscrit et je lus une partie du premier acte.

— Vous me faites poser, me jeta mon ami en m’interrompant. C’est le BOURREAU DES CRANES que vous me lisez là !

Je n’avais pas vu la pièce, et, à ce qu’il paraît, elle commence par une dispute et un soufflet donné dans la salle.

Peut-être, il n’y eut là, qu’une rencontre assez ordinaire entre des fabricateurs de pièces à la recherche d’une originalité quelconque. Enfin, Dieu merci, nous ne fûmes pas joués, et nous dûmes peut-être à ce bienheureux refus de ne pas devenir des vaudevillistes à tout jamais.

L’échec de SANS TITRE ne nous décourageait pas dans le premier moment, et le mois suivant, arrivait, cette fois, directement au Palais-Royal, un nouveau vaudeville en trois actes intitulé : ABOU-HASSAN, que M. Coupart nous retournait avec les condoléances ordinaires.

L’année d’après, nous publiions dans le mois de décembre, EN 18.., notre premier roman qui paraissait le jour du coup d’État, et dont les affiches étaient interdites, comme pouvant être prises par le public pour une allusion au 18 brumaire. En cette semaine violente, peu occupée, on le comprendra, de littérature, Janin, que nous allions remercier du seul article bienveillant publié sur notre livre, nous saluait, en nous reconduisant avec cette phrase : « Voyez-vous, il n’y a que le théâtre ! » Et en revenant de chez lui, en chemin, l’idée naissait chez nous de faire pour les Français une revue de l’année, dans une conversation, au coin d’une cheminée, entre un homme et une femme, pendant la dernière heure du vieil an, un petit proverbe qui devait s’appeler : LA NUIT DE LA SAINT-SYLVESTRE[2].

L’acte fait, Janin nous donne une lettre pour Mme Allan. Et nous voici, rue Mogador, au cinquième, dans l’appartement de l’actrice qui a rapporté Musset de Russie, et où une vierge byzantine au nimbe de cuivre doré rappelait le long séjour de la femme là-bas. Elle est en train de donner le dernier coup à sa toilette devant une psyché à trois battants, presque refermée sur elle et qui l’enveloppe d’un paravent de miroirs. La grande comédienne se montre accueillante, avec une voix rude, rocailleuse, une voix que nous ne reconnaissons pas, et qu’elle avait l’art de transformer en une musique au théâtre. Elle nous donne rendez-vous pour le lendemain. Mon frère est très ému, Mme Allan a de suite, pour l’encourager dans sa lecture, de ces petits murmures flatteurs pour lesquels on baiserait les pantoufles d’une actrice. Bref, elle accepte le rôle, et elle s’engage à l’apprendre et à le jouer le 31 décembre, et nous sommes le 21.

Il est deux heures. Nous dégringolons l’escalier et nous courons chez Janin. Mais c’est le jour de son feuilleton. Impossible de le voir. Il nous fait dire qu’il verra Houssaye le lendemain.

De là, d’un saut, dans le cabinet du directeur du Théâtre-Français, auquel nous sommes alors parfaitement inconnus. « Messieurs, nous dit-il tout d’abord, nous ne jouerons pas de pièces nouvelles, cet hiver. C’est une détermination prise… je n’y puis rien. » Un peu touché toutefois par nos tristes figures, il ajoute : « Que Lireux vous lise et fasse son rapport, je vous ferai jouer, si je puis obtenir une lecture de faveur. »

Il n’est encore que quatre heures. Un coupé nous jette chez Lireux. « Mais, Messieurs, nous dit assez brutalement la femme qui nous ouvre la porte, vous savez bien qu’on ne dérange pas M. Lireux, il est à son feuilleton… » — « Entrez, Messieurs, » nous crie une voix bon enfant, et nous pénétrons dans une chambre d’homme de lettres à la Balzac, où ça sent la mauvaise encre et la chaude odeur d’un lit qui n’est pas encore fait. Le critique, très aimablement, nous promet de nous lire le soir, et de faire son rapport le lendemain. Aussitôt, de chez Lireux, nous nous précipitons chez Brindeau qui doit donner la réplique à Mme Allan. Brindeau n’est pas rentré, mais il a promis d’être à la maison à cinq heures, et sa mère nous retient. Un intérieur tout rempli de gentilles et bavardes fillettes. Nous restons jusqu’à six heures… et pas de Brindeau.

Enfin, nous nous décidons à aller le relancer au Théâtre-Français à sept heures et demie. « Dites toujours, — s’écrie-t-il en s’habillant, tout courant dans sa loge, et nu sous un peignoir blanc ; — non, pas possible d’entendre la lecture de votre pièce. » Et il galope à la recherche d’un peigne, d’une brosse à dents. « Ce soir, par exemple, après la représentation ? — Impossible, je vais souper en sortant d’ici avec des amis… Ah ! tenez, j’ai dans ma pièce un quart d’heure de sortie… Je vous lirai pendant ce temps-là… Attendez-moi dans la salle. » La pièce dans l aquelle il jouait finie, nous repinçons Brindeau qui veut bien du rôle !

Du Théâtre-Français, nous portons le manuscrit chez Lireux, et à neuf heures nous retombons chez Mme Allan, que nous retrouvons tout entourée de famille, de collégiens, et à laquelle nous racontons notre journée.

Deux jours après, assis sur une banquette de l’escalier du théâtre, et palpitants et tressaillants au moindre bruit, nous entendions Mme Allan jeter à travers une porte qui se refermait sur elle, de sa vilaine voix de la ville : « Ce n’est pas gentil, ça ! »

« Enfoncés, » dit l’un de nous à l’autre avec cet affaissement moral et physique qu’a si bien peint Gavarni dans l’écroulement de ce jeune homme, tombé sur la chaise d’une cellule de Clichy.

Et c’étaient presque aussitôt des tentatives nouvelles, des inventions et des compositions de pièces dont j’ai oublié le titre et dont je ne soupçonne plus guère l’existence que par la lettre de refus d’un directeur de théâtre. Ainsi, je trouve une lettre de M. Lemoine-Montigny, à la date d’avril 1852, me parlant de la fraîcheur d’un acte au Bas-Meudon, et qui me rappelle vaguement que nous avons cherché une pièce dans notre premier roman. Il me revient même que, pressés de faire un opéra-comique par notre cousin de Villedeuil, qui avait de l’argent dans le Théâtre-Lyrique, nous avons écrit une farce dans la manière des vieux bouffons italiens, intitulée : MAM’SELLE ZIRZABELLE, acte pour lequel, je ne suis pas bien sûr que mon frère n’ait pas composé des vers qui s’entremêlaient à travers la prose. Mais elle est bien diffuse, bien incomplète aujourd’hui, la mémoire de ces pièces, et d’autres encore faites il y a près de trente ans, et que nous avons brûlées dans un jour, où nous ne voulions laisser rien de trop indigne de nous.

Il y eut cependant en ces années, où nous nous occupions historiquement du Directoire, un acte présenté au Théâtre-Français, que je regrette de voir perdu[3], et dont j’aurais voulu donner quelques extraits dans cette préface. Cette pièce avait le mérite d’être la première pièce faite sur le Directoire, bien avant les pièces à succès. Et ce petit acte appelé par nous : INCROYABLES ET MERVEILLEUSES, c’était vraiment une jolie mise en scène du temps étudié par nous, au milieu du touchant épisode d’un divorce.

Une autre pièce a un certain intérêt pour les gens qui sont curieux de l’histoire littéraire des auteurs qu’ils aiment. La pièce, intitulée LES HOMMES DE LETTRES, était l’embryon du roman qui a pour titre aujourd’hui CHARLES DEMAILLY. Les cinq actes terminés dans l’été de 1857, nous les lisions à nos amis au mois d’octobre. La mort du héros, un écrivain qui mourrait des attaques de la presse, on la rejetait « comme la mort d’une sensitive ». Depuis, j’ai pu juger que cette mort n’était pas aussi invraisemblable qu’elle le paraissait à mes auditeurs. Enfin la pièce, réduite en quatre actes, était présentée au Vaudeville et sa réception d’avance annoncée par les journaux ; toutefois l’acceptation définitive par le directeur ne devait nous parvenir qu’un certain mercredi.

De cruels jours pour le système nerveux des gens, et des jours éternels, que ces jours d’attente ; et je donne ici une note que je retrouve écrite sur un bout de papier : « Mercredi 21 octobre 1857. — Un mauvais sommeil et le matin la bouche sèche comme après une nuit de jeu. Des espérances qu’on chasse et qui reviennent. Et de l’émotion qui circule en vous et de noirs pressentiments. Nous n’avons pas le courage d’attendre la réponse chez nous. Nous allons battre la banlieue, regardant bêtement, ahuris et muets, à la portière du chemin de fer, passer les arbres et les maisons. D’Auteuil nous gagnons, à pied, le pont de Sèvres. Nous avons besoin de marcher. Là, sur la gauche, dans les vapeurs bleues de la Seine, parmi la rouille de l’automne : c’est la muse frileuse de notre pauvre EN 18.. Voici la route de Bellevue, et, sur cette route, nous rencontrons tenant par la main un joli enfant, la jeune fille, jeune femme aujourd’hui, que l’un de nous a eu, au moins pendant huit jours, la très sérieuse pensée d’épouser… et qui nous rappelle du vieux passé… Il y a des années qu’on ne s’est vu… On s’apprend les morts et les mariages… et l’on nous gronde doucement d’avoir oublié d’anciens amis… Puis nous voilà dans la maison de santé du docteur Fleuri, causant avec Banville, et croisant dans notre promenade, le vieux dieu du drame, le vieux Frédérick Lemaître…

«… Dans tout cela, par tous ces chemins, en toutes ces rencontres, au milieu de toute notre vie morte que le hasard ramène autour de nous et qui semble nous mener à une vie nouvelle, nous roulons, les oreilles et les yeux aux bruits et aux choses comme à des présages bons ou mauvais, et prêtant à la nature le sentiment de notre fièvre… En rentrant : rien. »

Une semaine après, nous apprenions que notre pièce n’était ni reçue ni refusée, que Beaufort voyait un danger dans l a mise à la scène de la petite presse… qu’il attendait. Cette nouvelle qui, quelques jours auparavant, eût été un vrai chagrin pour nous, ne nous causait qu’une assez médiocre déception. Notre envie de voir jouer les HOMMES DE LETTRES s’était un peu usée dans le travail que nous avions entrepris de tirer de la pièce un roman avec tous les développements du livre. De ce jour, nous appartenions exclusivement au roman ; cela jusqu’à l’année 1863, où nous écrivions HENRIETTE MARÉCHAL.

HENRIETTE MARÉCHAL était représentée le 5 décembre 1865.

Nous avions montré jusque-là devant les attaques, les insultes, le barrage de notre carrière, que nous ne nous découragions pas facilement, et notre mémorable chute ne nous faisait point renoncer au théâtre. Au contraire, elle mettait en nous la volonté entêtée et presque colère de faire une dizaine de pièces coup sur coup, et cette fois sans aucune concession aux ingénieuses ficelles, au secret, à tout ce charpentage moderne dont n’a jamais usé l’ancien, le classique répertoire. Mais, pour cet effort, pour ce travail, il fallait avoir la santé, et mon frère ne l’avait déjà plus. Nous nous plongions cependant en un drame de la Révolution vers laquelle nous nous sentions attirés depuis des années, et dans laquelle le siège de Verdun donnait l’épisode héroïque de la défense de la France contre l’étranger. Nous étions un peu poussés à cette pièce, il faut l’avouer, par une croyance à des événements prochainement graves. Des paroles prophétiques du général Ducrot, alors commandant à Strasbourg, prononcées dans le salon de la princesse Mathilde, — et qui faisaient sourire, — des conversations intimes avec notre parent Édouard Lefebvre de Béhaine premier secrétaire d’ambassade à Berlin nous avaient donné la certitude qu’une guerre était imminente avec la Prusse. Nous écrivions donc en l’année 1867 la PATRIE EN DANGER que nous lisions au Théâtre-Français, sans la moindre illusion sur notre réception, mais pour apprendre aux autres directeurs de théâtres qu’il y avait chez nous une pièce, qu’à un certain moment ils trouveraient peut-être utile de jouer. Mais la guerre était si promptement déclarée, et le cataclysme si rapide… puis mon frère était mort au mois de juin.

LA PATRIE EN DANGER est incontestablement la meilleure pièce que nous ayons faite, elle a cela, que je ne retrouve nulle part, dans aucun drame du passé : une documentation historique qui n’a pas été encore tentée au théâtre.

Au fond, nous avons échoué au Théâtre-Français pour le crime d’être des réalistes, et sous l’accusation d’avoir fait une pièce réaliste. Eh bien, là-dessus je tiens à m’expliquer. Dans le roman, je le confesse, je suis un réaliste convaincu ; mais, au théâtre, pas le moins du monde. Ainsi, dans la pièce d’HENRIETTE MARÉCHAL, à propos de laquelle, un moment, il semblait qu’on nous fît l’honneur d’avoir inventé l’adultère au théâtre, dans cette pièce ressemblante à toutes les pièces du monde, il n’y a jamais eu pour nous qu’un acte original et bien personnel à nous : le Bal masqué. Et quand, dans cet acte, nous jetions cette poésie soupirante d’un jeune cœur qui s’ouvre au milieu de tous les bruits d’esprit, de tous les engueulements drolatiques, de toutes les folies cocasses d’une nuit d’Opéra, — pas si réelle qu’on a bien voulu le dire, — nous croyions très sincèrement faire de la fantaisie, — oui, de la fantaisie moderne, s’entend ; car il n’y a pas à recommencer au XIXe siècle, n’est-ce pas, la fantaisie shakespearienne ?

Nous entrevoyions si peu le théâtre de la réalité, que dans la série des pièces que nous voulions faire, nous cherchions notre théâtre à nous, exclusivement dans des bouffonneries satiriques et dans des féeries. Nous rêvions une suite de larges et violentes comédies, semblables à des fresques de maîtres, écrites sur le mode aristophanesque, et fouettant toute une société avec de l’esprit descendant de Beaumarchais, et parlant une langue ailée, une langue littéraire parlée que je trouve, hélas ! manquer aux meilleurs de l’heure présente : des comédies enfin où une myope Thalie ne serait plus cantonnée à regarder dans un petit coin avec une loupe. Parmi ces comédies, nous avions commencé à en chercher une dans la maladie endémique de la France de ce temps, une comédie-satire qui devait s’appeler LA BLAGUE, et dont nous avions déjà écrit quelques scènes.

Mais ce qui nous paraissait surtout tentant à bouleverser, à renouveler au théâtre : c’était la féerie, ce domaine de la fantaisie, ce cadre de toutes les imaginations, ce tremplin pour l’envolement dans l’idéalité ! Et pense-t-on ce que pourrait être une scène, balayée de la prose du boulevard et des conceptions des dramaturges de cirque, et livrée à un vrai poète au service de la poésie duquel on mettrait des machinistes, des trucs, et toutes les splendeurs et toutes les magies du costume et de la mise en scène d’un Grand Opéra ? Et songe-t-on à quelque chose comme un BEAU PÉCOPIN représenté dans ces conditions ?… Il est vrai qu’on n’y a jamais songé, et qu’on ne songera jamais qu’aux SEPT CHÂTEAUX DU DIABLE.

Je ne suis donc pas un réaliste au théâtre, et, sur ce point, je suis en complet désaccord avec mon ami Zola et ses jeunes fidèles. Et cependant, je dois l’avouer, Zola semble logique, quand il demande, quand il appelle, quand il espère pour le réalisme un théâtre, ainsi que le romantisme a eu le sien.

Mais, lui dirai-je, que valent nos bonshommes à nous tous, sans les développements psychologiques et, au théâtre, il n’y en pas et il ne peut pas y en avoir ! Puis sur les planches je ne trouve pas le champ à de profondes et intimes études des mœurs, je n’y rencontre que le terrain propre à de jolis croquetons parisiens, à de spirituels et courants crayonnages à la Meilhac-Halévy ; mais, pour une recherche un peu aiguë, pour une dissection poussée à l’extrême, pour la récréation de vrais et d’illogiques vivants, je ne vois que le roman ; et j’avancerais même que si par hasard le même sujet d’analyse sérieuse était traité à la fois par un romancier et un auteur dramatique, — l’auteur dramatique fût-il supérieur au romancier, le premier aurait l’avantage et le devrait peut-être aux facilités, aux commodités, aux aises du livre.

Et vraiment Zola se rend-il bien compte de cette boîte à convention, de cette machine de carton qu’est le théâtre, de ce tréteau enfin, sur lequel l’avarice bouffe de l’AVARE de Molière arrive au point juste d’optique, tandis que l’humaine avarice d’un père Grandet, cette avarice si bellement étudiée, je ne suis pas bien sûr qu’elle fasse là l’effet de l’autre.

Oui, le romantisme a eu un théâtre, et il existe des raisons pour cela. Quand même le romantisme ne posséderait pas à sa tête l’homme unique qui a doté l’art dramatique de la plus sonore langue poétique qui fût jamais, le romantisme aurait un théâtre ; et, ce théâtre, il le devrait à son côté faible, à son humanité tant soit peu sublunaire fabriquée de faux et de sublime, à cette humanité de convention qui s’accorde merveilleusement avec la convention du théâtre. Mais, les qualités d’une humanité véritablement vraie, le théâtre les repousse par sa nature, par son factice, par son mensonge.

Et voilà comme quoi je ne crois pas au rajeunissement, à la revivification du théâtre, et comme quoi j’ai des idées particulières sur son compte. Qu’on ne me prête pas du dépit, de la mauvaise humeur, le sentiment bas et rancunier d’un homme qui ne veut pas que les autres réussissent là où il a échoué. Je vais faire une franche confession : je ne trouve pas que mon frère et moi ayons fait du théâtre à l’époque du complet développement de notre talent, sauf peut-être dans la PATRIE EN DANGER, — et encore c’est un genre pour lequel je n’ai guère plus d’estime que pour le roman historique ; — par là-dessus, j’ai brûlé mes premières pièces, n’en ai point en carton, et n’en ferai jamais plus. J’ai donc lieu de me considérer comme un impartial et désintéressé spectateur qui regarde et juge de la galerie. Eh bien ! regardant et jugeant ce qui se passe, le théâtre m’apparaît comme bien malade, comme moribond presque. Oh ! je sais d’avance les ironies et les mépris qui vont accueillir cette proposition, mais les ironies et les mépris de mes contemporains, après m’avoir un peu troublé au commencement de ma carrière, me laissent bien tranquille à l’heure qu’il est, et je vais dire pourquoi. Quand en 1851, dans mon premier livre, je témoignais mon admiration pour l’art japonais et que je me permettais de dire que l’art industriel de ce pays était supérieur à l’article Paris, un journaliste a demandé que je fusse enfermé à Charenton comme coupable de mauvais goût ; aujourd’hui je crois que ledit journaliste a plus de chance d’y être mené que moi par le goût public. Quand j’entreprenais la réhabilitation des peintres du XVIIIe siècle, — mon ami Burty l’a imprimé, — la bibliographie des revues d’art graves rougissait de mentionner seulement les noms de ces peintres de notre pays. Aujourd’hui on peut consulter les prix de vente de leurs tableaux, et l’on s’apercevra avant peu de la révolution qu’aura amenée dans les esprits, l’exposition des Beaux-Arts de ces jours-ci. Quand je disais dans ma préface de GERMINIE LACERTEUX qu’il était possible d’intéresser le public avec « des infortunes, et des larmes de peuple », on se rappelle les superbes négations qui se produisirent[4] ; il me semble que les succès des derniers romans peuple m’ont donné largement raison. Du haut de ces prétendus paradoxes passés à l’état de vérités, de truism, voici aujourd’hui ma vaticination sur le théâtre. Avec l’évolution des genres qu’amènent les siècles, et dans laquelle est en train de passer au premier plan le roman, qu’il soit spiritualiste ou réaliste ; avec le manque prochain sur la scène française de l’irremplaçable Hugo, dont la hautaine imagination et la magnifique langue planent uniquement sur le terre-à-terre général ; avec le peu d’influence du théâtre actuel en Europe, si ce n’est dans les agences théâtrales ; avec l’endormement des auteurs en des machines usées au milieu du renouveau de toutes les branches de la littérature ; avec la diminution des facultés créatrices dans la seconde fournée de la génération dramatique contemporaine ; avec les empêchements apportés à la représentation de pièces de purs hommes de lettres ; avec de grosses subventions dont l’argent n’aide jamais un débutant ; avec l’amusante tendance du gouvernement à n’accepter de tentatives dans un ordre élevé que de gens sans talent ; avec, dans les collaborations, le doublement du poète par un auteur d’affaires ; avec le remplacement de l’ancien parterre lettré de la Comédie-Française par un public d’opéra ; avec… avec… avec des actrices qui ne sont plus guère pour la plupart que des porte-manteaux de Worth ; et encore avec des avec qui n’en finiraient pas, l’art théâtral, le grand art français du passé, l’art de Corneille, de Racine, de Molière et de Beaumarchais est destiné, dans une cinquantaine d’années tout au plus, à devenir une grossière distraction, n’ayant plus rien de commun avec l’écriture, le style, le bel esprit, quelque chose digne de prendre place entre des exercices de chiens savants et une exhibition de marionnettes à tirades.

Dans cinquante ans le livre aura tué le théâtre[5].

    EDMOND DE GONCOURT.
    Ce 11 mai 1879. 
  1. G. Charpentier, 1879. 1 volume in-18.
  2. La NUIT DE LA SAINT-SYLVESTRE a été publiée dans l’Éclair. C’est un petit proverbe spirituel, mais dont l’esprit a un peu trop la bouche en cœur.
  3. Une lettre de M. Monval, archiviste de la Comédie-Française, qui a bien voulu, deux fois, faire la recherche, me dit que la pièce de LA NUIT DE LA SAINT-SYLVESTRE, et celle des INCROYABLES ET MERVEILLEUSES, peut-être présentée en dernier lieu, sous le titre du RETOUR À ITHAQUE, n’existent pas aux archives. Il se demande si les manuscrits n’auraient pas été remis directement aux examinateurs qui les auraient égarés.
  4. Les journalistes qui me disaient que ma tentative était absurde, et que seules les mœurs de la bourgeoisie présentaient de l’intérêt, ne se doutaient guère, que plus de cent ans avant, quand paraissait MARIANNE, les gazetiers jetaient à Marivaux qu’il n’y avait uniquement que les aventures de l’aristocratie qui pouvaient intéresser le public, qu’au fond les mœurs des bourgeois étaient de basses mœurs, indignes de la lecture d’un homme qui se respecte.
  5. Ma préface imprimée, j’apprends que la NUIT DE LA SAINT-SYLVESTRE, une des deux pièces déposées par moi au Théâtre-Français, et que je réclamais il y a trois mois, vient d’être vendue en vente publique, le 26 mai, à la vente de M. Aubry, libraire. Je signale le fait aux auteurs qui, dans le temps, auraient déposé des pièces au Théâtre-Français, et croiraient pouvoir les retirer à leur heure.