Préfaces et Manifestes littéraires/Chérie




CHÉRIE



PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION [1]


Voici le roman que j’annonçais dans l’introduction de La Faustin, et auquel je travaille depuis deux ans.

C’est une monographie de jeune fille, observée dans le milieu des élégances de la richesse, du pouvoir, de la suprême bonne compagnie, une étude de jeune fille du monde officiel sous le second Empire.

Pour le livre que je rêvais, il eût peut-être été préférable d’avoir pour modèle fille du faubourg Saint-Germain, dont l’affinement et les sélections de race, les traditions de famille, les aristocratiques relations, l’air ambiant même du faubourg qu’elle habite, auraient doté mon roman d’un type à la distinction plus profondément ancrée dans les veines, à la distinction perfectionnée par plusieurs générations. Mais cette jeune fille était à peindre par Balzac, aux temps de la Restauration ou du règne de Louis-Philippe, — et plus en ces années, où le monde légitimiste n’appartient presque pas, on peut le dire, à la vie vivante du siècle.

Ce roman de CHÉRIE a été écrit avec les recherches qu’on met à la composition d’un livre d’histoire, et je crois pouvoir avancer qu’il est peu de livres sur la femme, sur l’intime féminilité de son être depuis l’enfance jusqu’à ses vingt ans, peu de livres fabriqués avec autant de causeries, de confidences, de confessions féminines : bonnes fortunes littéraires arrivant, hélas ! aux romanciers qui ont soixante ans sonnés.

Je me suis appliqué à rendre le joli et le distingué de mon sujet et j’ai travaillé à créer de la réalité élégante ; toutefois — et là était peut-être le gros succès, — je n’ai pu me résoudre à faire de ma jeune fille l’individu non humain, la créature insexuelle, abstraite, mensongèrement idéale des romans chic d’hier et d’aujourd’hui.

On trouvera bien certainement la fabulation de CHÉRIE manquant d’incidents, de péripéties, d’intrigue. Pour mon compte, je trouve qu’il y en a encore trop. S’il m’était donné de redevenir plus jeune de quelques années, je voudrais faire des romans sans plus de complications que la plupart des drames intimes de l’existence, des amours finissant sans plus de suicides que les amours que nous avons tous traversés ; et la mort, cette mort que j’emploie volontiers pour le dénouement de mes romans, de celui-ci comme des autres, quoiqu’un peu plus comme il faut que le mariage, je la rejetterais de mes livres, ainsi qu’un moyen théâtral d’un emploi méprisable dans de la haute littérature. Oui, je crois, — et ici, je parle pour moi bien tout seul, — je crois que l’aventure, la machination livresque a été épuisée par Soulié, par Sue, par les grands imaginateurs du commencement du siècle, et ma pensée est que la dernière évolution du roman, pour arriver à devenir tout à fait le grand livre des temps modernes, c’est de se faire un livre de pure analyse : livre pour lequel — je l’ai cherchée sans réussite — un jeune trouvera peut-être, quelque jour, une nouvelle dénomination, une dénomination autre que celle de roman.

Et à propos du roman sans péripéties, sans intrigue, sans bas amusement, tranchons le mot, qu’on ne me jette pas à la tête le goût du public ! Le public… trois ou quatre hommes, pas plus, tous les trente ans, lui retournent ses catéchismes du beau, lui changent, du tout au tout, ses goûts de littérature et d’art, et font adorer à la génération qui s’élève ce que la génération précédente réputait exécrable. Aujourd’hui la reconnaissance générale de Hugo et Delacroix n’est-elle pas la négation absolue de la religion littéraire et picturale de la Restauration, et n’y a-t-il pas, en ce moment, des symptômes naissants de reconnaissances d’écoles qui seront à leur tour la négation de ce qui règne à peu près souverainement encore ? Le public n’estime et ne reconnaît à la longue que ceux qui l’ont scandalisé tout d’abord, les apporteurs de neuf, les révolutionnaires du livre et du tableau, — les messieurs enfin, qui, dans la marche et le renouvellement incessants et universels des choses du monde, osent contrarier l’immuabilité paresseuse de ses opinions toutes faites.

Arrivons maintenant pour moi à la grave question du moment. Dans la presse, en ces derniers temps, s’est produite une certaine opinion s’élevant contre l’effort d’écrire, opinion qui a amené un ébranlement dans quelques convictions mal affermies de notre petit monde. Quoi ! nous les romanciers, les ouvriers du genre littéraire triomphant au XIXe siècle, nous renoncerions à ce qui a été la marque de fabrique de tous les vrais écrivains de tous les temps et de tous les pays, nous perdrions l’ambition d’avoir une langue rendant nos idées, nos sensations, nos figurations des hommes et des choses, d’une façon distincte de celui-ci ou de celui-là, une langue personnelle, une langue portant notre signature, et nous descendrions à parler le langage omnibus des faits divers !

Non, le romancier, qui a le désir de se survivre, continuera à s’efforcer de mettre dans sa prose de la poésie, continuera à vouloir un rythme et une cadence pour ses périodes, continuera à rechercher l’image peinte, continuera à courir après l’épithète rare, continuera, selon la rédaction d’un délicat styliste de ce siècle, à combiner dans une expression le trop et l’assez, continuera à ne pas se refuser un tour pouvant faire de la peine aux ombres de MM. Noël et Chapsal, mais lui paraissant apporter de la vie à sa phrase, continuera à ne pas rejeter un vocable comblant un trou parmi les rares mots[2] admis à monter dans les carrosses de l’Académie, commettra enfin, mon Dieu, oui ! un néologisme, — et cela, dans la grande indignation de critiques ignorant absolument que : suer à grosses gouttes, prendre à tâche, tourner la cervelle, chercher chicane, avoir l’air consterné, etc., etc., et presque toutes les locutions qu’ils emploient journellement, étaient d’abominables néologismes en l’année 1750.

Puis toujours, toujours, ce romancier écrira en vue de ceux qui ont le goût le plus précieux, le plus raffiné de la prose française, et de la prose française de l’heure actuelle, et toujours il s’appliquera à mettre dans ce qu’il écrit cet indéfinissable exquis et charmeur, que la plus intelligente traduction ne peut jamais faire passer dans une autre langue.

Quant à écrire, selon la recommandation de mon ami, M. Taine, en faveur du Suédois ou du Canadien[3], qui sait aux trois quarts le français ou l’a oublié à moitié, je ne ferai pas à cette théorie l ’honneur de la discuter. Joubert, l’auteur des PENSÉES, n’avait pas cette servile préoccupation du suffrage universel en matière de style, quand il adjurait Mme de Beaumont de recommander à Chateaubriand « de garder avec soin les singularités qui lui étaient propres » et « de se montrer constamment ce que Dieu l’avait fait », corroborant ce brave conseil par cette curieuse phrase : « Les étrangers… ne trouveront que frappant, ce que les habitudes de notre langue nous portent machinalement à croire bizarre dans le premier moment. » Et parmi le déchaînement de la critique, c’est encore Joubert, qui engage l’écrivain, attaqué dans les modernités de sa prose nouvelle, à persister à chanter son propre ramage[4].

Répétons-le, le jour où n’existera plus chez le lettré l’effort d’écrire, et l’effort d’écrire personnellement, on peut être sûr d’avance que le reportage aura succédé en France à la littérature. Tâchons donc d’écrire médiocrement, d’écrire mal, même plutôt que ne pas écrire du tout ; mais qu’il soit bien entendu qu’il n’existe pas un patron de style unique, ainsi que l’enseignent les professeurs de l’éternel beau, mais que le style de La Bruyère, le style de Bossuet, le style de Saint-Simon, le style de Bernardin de Saint-Pierre, le style de Diderot, tout divers et dissemblables qu’ils soient, sont des styles d’égale valeur, des styles d’écrivains parfaits.

Et peut-être l’espèce d’hésitation du monde lettré à accorder à Balzac la place due à l’immense grand homme, vient-elle de ce qu’il n’est point un écrivain qui ait un style personnel ?

Que mon lecteur me permette aujourd’hui d’être un peu plus long que d’habitude, cette préface étant la préface de mon dernier livre, une sorte de testament littéraire.

Il y a aujourd’hui plus de trente ans que je lutte, que je peine, que je combats, et pendant nombre d’années, nous étions, mon frère et moi, tout seuls, sous les coups de tout le monde. Je suis fatigué, j’en ai assez, je laisse la place aux autres.

Je crois aussi qu’il ne faut pas s’attarder dans la littérature d’imagination, au delà de certaines années, et qu’il est sage de prématurément choisir son heure pour en sortir.

Enfin, j’ai besoin de relire nos confessions, notre livre préféré entre tous, un journal de notre double vie, commencé le jour de l’entrée en littérature des deux frères et ayant pour titre : JOURNAL DE LA VIE LITTÉRAIRE (1851-188.), journal qui ne doit paraître que vingt ans après ma mort.

Et devant le menaçant avenir promis par le pétrole et la dynamite aux choses secrètes léguées à la postérité, je donne aujourd’hui la préface de ce journal[5]. S’il vient à périr, ce sera toujours ça au moins de sauvé.

Maintenant toi, petite CHÉRIE, toi, pauvre dernier volume du dernier des Goncourt, va où sont allés tous tes aînés, depuis LES HOMMES DE LETTRES jusqu’à LA FAUSTIN, va t’exposer aux mépris, aux dédains, aux ironies, aux injures, aux insultes, dont le labeur obstiné de ton auteur, sa vieillesse, les tristesses de sa vie solitaire ne le défendaient pas encore hier, et qui cependant lui laissent entière, malgré tout et tous, une confiance à la Stendhal dans le siècle qui va venir.

Deux ou trois mois avant la mort de mon frère, à la sortie de l’établissement hydrothérapique de Beni-Barde, tous deux nous faisions notre promenade de tous les matins, au soleil, dans une certaine allée du bois de Boulogne, où je ne repasse plus, — une promenade silencieuse, comme il s’en fait, en ces moments de la vie, entre gens qui s’aiment et se cachent l’un à l’autre leur triste pensée fixe.

Tout à coup brusquement mon frère s’arrêta, et me dit :

« Ça ne fait rien, vois-tu, on nous niera tant qu’on voudra… il faudra bien reconnaître un jour que nous avons fait GERMINIE LACERTEUX… et que « Germinie Lacerteux » est le livre-type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis nous, sous le nom de réalisme, naturalisme, etc. Et d’un !

« Maintenant par les écrits, par la parole, par les achats… qu’est-ce qui a imposé à la génération aux commodes d’acajou, le goût de l’art et du mobilier du XVIIIe siècle ?… Où est celui qui osera dire que ce n’est pas nous ? Et de deux !

« Enfin cette description d’un salon parisien meublé de japonaiseries, publiée dans notre premier roman, dans notre roman d’EN 18.., paru en 1851… oui, en 1851… — qu’on me montre les japonisants de ce temps-là… — Et nos acquisitions de bronzes et de laques de ces années chez Mallinet et un peu plus tard chez Mme Desoye… et la découverte en 1860, à la Porte Chinoise, du premier album japonais connu à Paris… connu au moins du monde des littérateurs et des peintres… et les pages consacrées aux choses du Japon dans MANETTE SALOMON, dans IDÉES ET SENSATIONS… ne font-ils pas de nous les premiers propagateurs de cet art… de cet art en train, sans qu’on s’en doute, de révolutionner l’optique des peuples occidentaux ? Et de trois !

« Or la recherche du vrai en littérature, la résurrection de l’art du XVIIIe siècle, la victoire du japonisme : ce sont, sais-tu, — ajouta-t-il après un silence, et avec un réveil de la vie intelligente dans l’œil, — ce sont les trois grands mouvements littéraires et artistiques de la seconde moitié du XIXe siècle… et nous les aurons menés, ces trois mouvements… nous pauvres obscurs. Eh bien ! quand on a fait cela… c’est vraiment difficile de n’être pas quelqu’un dans l’avenir. »

Et, ma foi, le promeneur mourant de l’allée du bois de Boulogne pourrait peut-être avoir raison.

    EDMOND DE GONCOURT. 
  1. G. Charpentier et Cie, éditeurs, 1884. 1 vol. in-18.
  2. La langue française, d’après le dictionnaire de l’Académie, est peut-être, de toutes les langues des peuples civilisés du monde, la langue possédant le plus petit nombre de mots.
  3. Lettre de M. Taine, publiée dans l’ÉVÉNEMENT du 7 octobre 1883.
  4. CHATEAUBRIAND ET SON GROUPE LITTÉRAIRE, par Sainte-Beuve, qui jette en note, au bas de mes citations : « La nouveauté, une nouveauté originale, c’est là, le point important et le secret des grands succès. »
  5. Voir cette préface à l’autobiographie JOURNAL DES GONCOURT, Mémoires de la vie littéraire.