Préface (Le Bouquet Inutile)


Nouvelle Revue Française (p. 7-16).
JEAN PELLERIN

Les amis de Jean Pellerin ne pleurent pas que le poète mais ce grand garçon vif et charmant qu’il était avec ceux qu’il aimait, et sa nature pleine de franchise. Hélas ! Jean Pellerin n’est plus. Il nous a quittés, jeune encore, au moment où ses livres rencontraient des lecteurs et où les dons qu’il cultivait depuis déjà de longues années, devenaient — chaque jour — plus plaisants. Comment ainsi ne pas porter deux fois son deuil et ne pas demeurer inconsolables de cette mort qui nous atteint, en même temps que dans une amitié constante, dans le respect et l’amour des beaux vers joints aux jeux les plus clairvoyants de l’esprit ?

C’était en effet chez lui la première qualité que cette clairvoyance et elle ne le servait pas que dans l’amitié. Je me souviens du culte qu’avait, pour Stendhal, Jean Pellerin, au moment où je le connus. Nous faisions nos deux ans d’active à Grenoble, dans une arme de fantaisie. Ah ! que l’épaulette blanche de Jean et son sabre série Z me donnaient d’envie ! Et que son titre de Secrétaire d’État-Major me semblait distingué près de celui de vaguemestre dont on m’avait doté aux C. O. A. ! Cela remonte bientôt à douze années, mais qu’elles m’étaient légères, avant sa mort, ces années de jeunesse ! et qu’elles avaient de charme et de rayonnement quand je les évoquais ! Aujourd’hui, j’ai beau faire. Je remue seul d’anciens souvenirs et Grenoble que j’aimais tant ne m’est plus qu’une ville quelconque et sans écho, une ville abandonnée aux passants anonymes, aux touristes et à tous les plaisirs que le seul être au monde capable de m’en rappeler le détail, a laissés pour toujours.

Nous n’entendrons plus ta chanson…


écrivait Jean Pellerin.

Ses premiers vers, qu’il me lisait, étaient tout spontanés et faits à son image. Un miroir sur lequel il aurait incliné mille gestes, n’eût pas été moins prompt à les saisir. Jean Pellerin ne demandait pas autre chose à ses essais. Il les mettait au net sur un cahier et n’en parlait plus à personne. Dieu ! qu’il me fallut dépenser de temps et d’arguments pour décider Jean Pellerin à envoyer ses vers aux jeunes revues ! Il redoutait qu’ils n’y fussent pas accueillis ou qu’on ne les lui prît que pour m’être agréable. Et cependant, voici quelques-uns de ces vers : j’en fais juge qui voudra.


Notre amour ce soir se penche,
Comme s’incline la branche,
Comme penche la clarté
Où s’émerveille l’été…
Il s’élance, brusque flamme.

Danse une danse de femme,
Il est ivre de l’oubli
De la paresse et du lit,
Ivre de ses mains chargées,
De ses paupières dorées,
Ivre d’un royal oubli…
Il s’étend et se déploie
Tout le long de notre joie,
Tout le long de notre nuit…


Le Feu, que dirigeait alors Émile Sicard ; lOliphant, publié par Tristan Derème ; Isis ; la Phalange ; la Rénovation esthétique ; Scheherazade ; le Divan furent les premières revues qui imprimèrent Jean Pellerin et son talent y rencontra, dès le début, les encouragements qu’il méritait.

Toutefois, Jean Pellerin ne quitta pas, après son service militaire, la province pour Paris. Il retourna près de Grenoble, à Pontcharra, où il avait longtemps vécu et où son père dirigeait une fabrique de papiers. Je connaissais Pontcharra. J’y étais allé quelquefois le dimanche, avec Jean et j’y avais été témoin de l’affection qui l’unissait à sa famille. — Vertes campagnes du Dauphiné, chemins bordés de clairs feuillages, ruines presque effacées du château de Bayard, c’est à vous que je pense quand je relis telle ou telle page du précieux manuscrit de poèmes que laisse Jean Pellerin en témoignage de la raison profonde qu’il eût de vivre ! Je n’ai qu’à fermer un instant les yeux pour disputer à je ne sais quelle ombre affreuse, des jours si doux et si paisibles. Comme si cette ombre y pouvait quelque chose et possédait, en fin de compte, une chance de l’emporter sur la durée d’un beau vers ou l’éclatante promesse du temps ! Non. Il n’est pas ici question de perdre une seconde fois Jean Pellerin. L’œuvre qu’il a construite, de son vivant, demeure après sa mort et c’est cette œuvre qui, sans le secours de personne, défend à présent de la mort tant de beautés et de trésors nouveaux dont nous ne serons pas les seuls à être visités.

Quand mon fil se cassera sous
Les ongles de la Parque,

demandait-il,

Quand ma bouche aura les deux sous
Pour la dernière barque,
Où serez-vous ? Dans le jardin
Où je devrai descendre ?
Que serez-vous ? Charme, dédain,
Douce chair — ou bien cendre ?

Déchirante et discrète manière qu’avait Jean Pellerin de céder, par moments, à ce pressentiment qui l’éclairait et qui, sous les dehors d’une aimable fantaisie, puisait aux sources noires du désenchantement et lui faisait biffer le premier titre de son volume de vers pour le remplacer par : le Bouquet inutile. Mais, de ce désenchantement, il ne souffrait jamais qu’on en prît au tragique les allusions voilées d’une amère ironie. Cela lui était odieux. Il n’en voulait pas entendre parler et sa fierté, qui était grande, se regimbait sitôt qu’on la voulait forcer ou approcher pour la percer à jour.

Je ne me suis pas fait la tête de Musset,

ripostait-il aux importuns et, plus tard :

C’est vrai, j’aurais pu devenir
Fabricant d’élégies…

Vingt fois, près de s’abandonner à de soudaines détresses, une sorte de stoïcisme l’en empêchait. Je veux dire que Jean Pellerin reprenait le dessus et que, si le terme de stoïcisme peut nous paraître un peu bien solennel, le poète écrivait :

Écartez les mois que j’aimais
De votre bouche lasse.
Le dieu nous parle à voix trop basse
On ne l’entend jamais…



Or — qu’on le veuille ou non — ce stoïcisme qui n’acceptait aucun système et n’empruntait qu’à sa mesure, dans la sensibilité du poète, des moyens d’échapper au ridicule, est la clef de son œuvre. Par lui, Jean Pellerin rompt avec le désordre des pseudo-romantiques et le fatras du symbolisme. Il s’en sert comme d’un réactif puissant. C’est sa sauvegarde et il ne l’ignore pas.

Muse, reprends mon luth et garde ton baiser !

insiste-t-il.

Grâce à cette pudeur déguisée et jalouse de ne pas se trahir, Jean Pellerin atteint au meilleur de lui-même et découvre sa voie. Bien avant d’autres, il reconnaît ses maîtres ; il vit dans leur fréquentation ; il ne lit qu’eux : Verlaine, Laforgue, Rimbaud, Corbière, Mallarmé, Baudelaire, Moréas pour les premiers et, bientôt, Charles d’Orléans, Villon, Sigognes, Magnard, Perin, afin de revenir, sûr de lui-même, aux chatoiements multipliés tant par le rythme que par la métrique pittoresque d’un Banville par exemple ou de P.-J. Toulet. Alors, de spontanés qu’étaient ses courts poèmes du début, ils tâchent à enfermer dans une arabesque précise une cadence appliquée à son but et comme prisonnière d’elle seule et de sa perfection. Rappelez-vous ces strophes serrées et frémissantes, à la subtile acrobatie :


Voir enfin l’île nuancée
Où, sur un rayon d’or,
L’abeille danse et puis s’endort
Au creux d’une pensée,

Où les fleurs sont des fruits, où les
Fruits sont des fleurs, où lance
La fontaine, aux cieux constellés
La chanson du silence !


Jeux ! dira-t-on. Mais la poésie qu’est-elle d’autre de plus noble ou de plus émouvant ? Je ne vois, ailleurs, que redites, rabâchis, navrantes et banales lourdeurs ou confuses onomatopées. Sans doute, la foule s’enivre d’un délire si vulgaire. Est-ce à la foule de formuler un jugement ? Demain la foule aura changé d’avis ou plutôt elle acceptera docilement que le nom d’un poète dont elle ignorait tout, soit en réputation chez les libraires. Déjà, par la Romance du Retour, Jean Pellerin avait conquis plus que l’attention des lettrés. On le citait. On admirait qu’il eût si librement tracé, dans une forme plastique et tout en raccourcis, sa route à la poésie même et à ses pires caprices. Par là, pourtant, chemin hardi, fil invisible tendu d’un sommet au suivant, Toulet était passé, et Moréas. Doit-on ne pas le dire ? Jean Pellerin ne s’en défendait pas. Après les Stances, après les Contrerimes, il n’a pas fait que reprendre leur manière. Cette manière ne date pas d’aujourd’hui. Elle est dans notre tradition, la plus française, chez un Sigognes parfois, toujours chez un Maynard et, de nos jours, chez ces poètes dont Pellerin faisait partie et qu’on appelle « les fantaisistes ».



Qu’était-ce donc alors que ces poètes ? Que cherchaient-ils ? Quels desseins saugrenus formaient-ils au moment dont je parle et quelle fantasque humeur les animait ? Je ne sais trop. On lisait cependant, dans de petites revues, leurs petits vers et on s’habituait à ne pas pousser avec eux de grands cris. L’amitié plus que l’amour, inspirait ces poètes. Dans leurs strophes, les noms de Pellerin, de Jean-Marc, de Vérane, de Derème combinaient, à la rime, une espèce de complicité ou de discrète entente. Puis tous ces noms, tant de fois répétés, devinrent en quelque sorte inséparables les uns des autres… L’école fantaisiste était fondée et il fallut bien qu’elle eût l’air de se prendre au sérieux. Étrange école ! On la reconnaissait à la pipe et à l’escargot de Derème, aux larmes de Jean-Marc, au sourire de Jean Pellerin et aux paillons que, dans son encrier, puisait Léon Vérane sans les compter.

Ainsi vont les choses dans la vie et il n’est pas besoin d’en tirer d’autres conclusions que celles qui, naturellement, en découlent, — la preuve faite une fois de plus que le talent finit toujours par s’imposer… J’avais oublié le talent, à propos des poètes qui formèrent au début le petit groupe des fantaisistes : le talent et tout ce qu’il exprimait de nouveau, pour le temps, de tendre, de sensible, de jeune, de sincère. Il n’est peut-être pas trop tard pour y revenir car, avec lui, toute une génération devait avoir assez vite à compter et à défendre ses languissantes idoles. D’ailleurs, de cent côtés, le vieux et clair langage français perçait les brumes du Symbolisme. De petites revues, comme les Guêpes, dirigées par Jean-Marc Bernard, à Saint-Rambert-d’Albon, criblaient impitoyablement de leurs traits les gloires bouffonnes des vieux cénacles ; Psyché faisait accueil à de jeunes écrivains capables d’entendre ce qu’ils voulaient ; le Divan se mettait de la partie et les Marges nous étaient acquises…

Qu’on ne s’y trompe pas ! Une école, si elle n’avait eu que la pipe de Derème pour programme, ne serait point aujourd’hui ce qu’elle est. Mais ce n’était pas une école. C’était une réaction profonde de la sensibilité contre de vieux clichés, des procédés usés jusqu’à la corde et un incroyable charabia. Il n’y avait pas autre chose. Seulement tout ceci se passait entre 1912-1913 et 1914 et nos aînés nous prenaient pour des fous.

Vers cette époque, Jean Pellerin vint à Paris et il y fit figure, durant un temps, de joyeux compagnon à Montmartre jusqu’au moment où son amitié pour André du Fresnois le rapprocha du journalisme et lui donna du goût pour un labeur quotidien. C’est alors véritablement que Pellerin disciplina ses dons et les porta si haut. On ne le voyait plus ou presque. Il travaillait. Il ne voulait garder de vers qu’ils ne lui eussent coûté de veilles à les écrire. Et ces vers, il me les récitait lorsque j’allais le voir et n’en semblait jamais content. Que de fois, cependant, l’ai-je pressé de les réunir en plaquette ou de les faire paraître dans des revues ! Il ne s’y décidait qu’à de rares exceptions, pour le Divan, par exemple, qui lui était, des très nombreuses publications qui le sollicitaient, la plus précieuse et la plus amicale. Noble exemple, s’il en est, et touchant et durable pour nos cadets qui, comme moi, sauront par cœur des poèmes aussi purs que celui-ci :

La Marguerite à l’écheveau
Penche sa gorge nue ;
Faust que le diable rend dévot
Regrette sa cornue ;

Don Juan devant un seuil galant
Huile quelque serrure ;
Masoch fait jaillir en tremblant
Deux seins d’une fourrure ;

La maquerelle met des bas
À la Vénus Pudique ;
L’enfant latin parle tout bas
De lever sa tunique ;

Barbe-Bleue est l’amant repu
De ses assassinées ;
Le succube prit ce qu’il pût
De deux hallucinées…

Mais toi, qui gardera ta bouche
Et vaincra ton baiser,
Ta bouche où le baiser se couche
Et meurt sans s’apaiser ?


… Dois-je l’écrire le premier ? On n’a pas fait encore à Jean Pellerin la place qu’il méritait d’avoir et qu’il aura parmi tant de poètes où seuls, peut-être, Guillaume Apollinaire et quelques-uns de ses amis le mettaient malgré lui. Comment l’aurait-on fait ? Jean Pellerin n’était pas glorieux. Il n’avait de souci que de ses sympathies, de son travail et de son empressement à rendre service à tous. Plus que ses vers, il chérissait la poésie ; plus que l’ambition, le talent et il a malheureusement fallu sa fin pour que ceux qui l’aimaient le plus et l’admiraient pussent trouver dans le souvenir qu’il leur laisse et dans ce mince volume de vers qu’un soin pieux m’a fait pour eux seuls assembler, la preuve incontestable qu’ils n’aimaient pas ni n’admiraient à tort Jean Pellerin.

Francis CARCO.